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Un gros besoin d’amour - Lili Goldberg
samedi 7 janvier 2012 par Jean-Paul Gavard-Perret

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LE RIRE JAUNE DE LILI GOLDBERG :

PORTRAIT DE L’ECRIVAIN EN FEMME DEBOUT

Lili Goldberg, « Un gros besoin d’amour », Elkana éditions, Jérusalem, 118 pages, 13 Euros.

Il y a un rire jaune comme il y eut une étoile de même couleur. Le premier dépend de la seconde. Du moins pour ceux qui durent la porter. Et si l’auteur d’ « Un gros besoin d’amour » n’a pas vécu l’expérience de la Shoah elle y a échappé de peu. Pendant trois ans elle vécut cachée. Elle a connu la peur. Une peur confuse au traumatisme incommensurable. Il le serait à moins. Longtemps Lili Goldberg est restée à l’état de « dépouilles vivantes » (Michèle Katz) là où vie et mort se trouvent inextricablement mêlées.

Le livre ouvre sur le présent toujours troublé par la conscience déchirée d’une femme dont le testament vient de la brèche que la Shoah créa entre passé et futur. Lili Goldberg fait « jouer » l’écriture dans cette brèche. Le corps - en dépit de la douleur - est arraché à la mort afin de créer une nouvelle phénoménologie de l’existence. Ce qui fut inimaginable permet donc à l’écrivain de vivre malgré tout. Et de résister. Les fragments sont les étoiles pulvérisées au nom d’une étoile que l’artiste n’a pas portée - ce qui l’a sauvé. Le livre devient le souvenir de ce qui fuit d’abord sans souvenir clair, le témoignage d’une pensée qui se cherchait. Il y aura donc une vie après mort dans une lueur d’automne.

« Un gros besoin d’amour » montre un corps douloureux mais qui se force à vivre un autre corps. Un corps qui n’est plus neutre, un corps en propre car réuni. Il oblige Lili Goldberg à devenir attentive enfin au sien. Le vide jeté dans son moi durant tant de temps disparaît. Malgré la fatigue l’auteur devient la survivante en survie par le fait que son écriture existe enfin. On pense alors à Paul Celan à son « die Unfergesenen » traduit par Martine Broda par « les inoubliés » où le poète allemand écrit :

« L’écluse.
Sur tout ce deuil
qui est le mien.
Auprès
de mille idoles
j’ai perdu le mot qui me cherchait :
Kaddish

A travers l’écluse j’ai dû passer
Pour sauver le mot,
le replonger au flot salé
Le sortir, le faire franchir :
Yzkor ».

Lili Goldberg retrouve donc la pensée juive du passage, du Schibboleth. Elle sait enfin que personne ne témoigne pour le témoin. Les phénomènes de condensation des fragments le disent parfois avec des mots qui recèlent des images même si la Shoah a produit la notion d’irreprésentable en art plastique, en film, en littérature.

Pour le transcrire l’auteur a choisi le seul moyen de reconstruire une peau. Avec le temps celle-ci peut prendre des rides mais ne perd rien de l’intensité vitale qu’elle contient. Venant de la tradition du Livre Lili Goldberg sait ce qu’écrire représente. Son texte n’est donc pas que simple témoignage : il est relation. L’anamnèse mentale devient chant. Car il est un temps où rester dans les cases du silence ne suffit plus. Il faut enfin lâcher prise, ne plus se retenir. Ne plus retenir. Dire. Pas saccades. Bref générer la voix qui transgresse le non dit. Des ombres se mettent à revivre, déambulent. Déroulements. Enroulements. Hommes anneaux. Femmes phalliques. Voix d’hommes. Cris muets de femme. Se visite un labyrinthe sur lequel des êtres se détachent. La mère, le père, le frère, l’ « amant ».
Le corps tient tout entier et en morceaux dans une écriture presque à l’instinct. Non sans une cruauté. Une écriture longtemps ressassée, retenue. Il s’agit d’oser faire, défaire, pour avancer dans quelque chose d’impérieux et résister à la douleur, à l’abandon. Même si sa blessure d’amour reste une plaie ouverte. Les fragments du livre condensent ce qui fut passé sous silence de même qu’un passé antérieur , l’innommable et l’invisible. Loin du simple réalisme l’auteur en finit autant avec la rêverie que la résilience. La trace de chaque fragment se veut absence, absence absolue mais présence aussi. Hors de tout narcissisme le livre permet le pas au-delà du miroir et de la représentation. Et à le lire revient à l’esprit la fameuse phrase de Romain Gary : « Si une blessure avait des yeux, elle vous regarderait comme ça ».

En dépit des apparences rien n’est de l’ordre anecdote. Lili Goldberg la « transcende » et trouve la force de dépasser le deuil par une puissance de surgissement. La sur-vie transfuse par l’étrange matérialité de l’écriture au-delà même de la pure psychologie là où émane la qualité ductile, tactile, physique de l’émotion. Et l’auteur porte en elle Primo Lévy, Walter Benjamin et de nombreux autres, quelquefois moins connus qui se suicidèrent parfois dans un anonymat terrible. La première génération paya souvent de sa vie la volonté de témoigner. Mais pas tous. Certains, comme Simone Veil ou l’auteur firent au contraire place aux générations futures parce qu’elles eurent la chance d’échapper (de peu) à la proximité de la gueule du monstre.

La Shoah reste en filigrane le paradigme de l’absence absolue dans le livre : aucune trace en effet ne peut en rendre compte. Dès lors il ne s’agit pas de donner sens à la vie mais d’être présent au monde. D’où la nécessité d’un travail littéraire. Il l’oblige à faire un travail particulier sur elle-même. À l’âge de la pleine identité l’auteur a pu enfin commencer ce travail. Atteindre « L’arrière-pays » dont parle Yves Bonnefoy. Comprendre l’Angelus Novus de Klee, conservé par Walter Benjamin qui fait face à la tempête tout en regardant à l’arrière. Ou bien le Vav réflexif du texte hébreu, qui passe du futur au passé, et vice-versa.

Longtemps aux prises avec l’anomie Lily Goldberg trouve enfin les mots pour se dire. Chacun est libre d’interpréter, de refaire le récit de son récit. Mais il provoque une possible présence pour une irréductible réalité de ceux qui ponctuent le livre. Il produit leur reconnaissance et un lieu devenu commun pour tout un chacun. Par ce récit la notion de durée fait des bonds. Comme la vraie vie aussi fait des bonds surprenants. Elle peut même reprendre son cours. Un tel livre devient un mot de passe. Un lieu désormais sans secret et pourtant qui ne se donne pas sans inoubliés. Comme dans le « Thomas l’obscur » de Blanchot, la créatrice d’une certaine manière meurt à moitié du livre pour revivre en l’autre moitié. Voici le temps de la littérature pour reconstruire la vie en la déconstruisant. Et si l’écriture ne sauve toujours pas, elle retient parfois ce que nous avons du mal à comprendre et ce que l’auteur dans son enfance ne pouvait pas complètement discerner. Elle révèle les stigmates de l’enfantôme qu’elle fut.

L’écriture porte ainsi l’obscur à plus de clarté. Lili Goldberg lutte contre le mélancolique " pathologique ". D’où la grande différence entre l’extinction de toute image dépressive et la vision de l’invisible qu’elle parvient à toucher pour recoudre la chanson de l’existence. Certes la littérature ne cicatrise pas tout. Mais il existe dans " un gros besoin d’amour " une charge loin de la simple rhétorique apocalyptique. Si ce témoignage possède le pouvoir de nous faire marcher dans la peur, celle-ci prend une autre valeur. Nous nous y reconnaissons à l’extrémité du murmure. Car nous sentons sous l’absence le geste toujours inachevé de la présence pure.

Un tel livre consiste à créer les conditions pour échapper à la douleur du psychotique. Il place le corps loin de la représentation en le rapprochant au plus près de la re-présentation. Georges Steiner le souligne en précisant : « Lorsque le corps s’investit dans l’entreprise esthétique, il est soumis à l’action qui consiste à animer et à éclairer la continuité entre temporalité et éternité, entre matière et esprit, entre l’homme et l’Autre ». Lili Goldberg par sa vie et son œuvre confirme cette affirmation. Elle a le mérite de s’élever contre la formule « poussière, tu retourneras à la Terre ». Car même si le corps est animal, poussière, terre, il reste toujours matière en formation, en gestation, en « besoin d’amour » au sein même de sa plus grande vulnérabilité.

Surgit l’intuition d’une présence mystérieuse au-delà des limites habituelles de l’expérience Humaine. Lili Goldberg dispose d’au moins deux modes de pensée. La pensée réaliste pour qui une " table est une table ". À l’opposé elle reste habitée par une pensée à caractère symbolique. Sur ce mode de pensée repose la possibilité même du langage. Peut-on aller jusqu’à affirmer que l’identité de la créatrice ne trouve son véritable sens que dans une expression créatrice ? Non. Ce serait exagérer. Mais le livre montre que son auteur « devient » en passant du chaos au cosmos, du monde informe à la forme, de la naissance « avortée » à la Co-naissance, mieux : à Re-naissance.

L’œuvre est donc l’histoire du corps et de son identité. Elle passe de son épaisseur pour aller à la poursuite sa transparence au sein d’enchevêtrements qui évoquent des paysages d’enfance et leurs légendes noires. Des chiens de garde sont présents en filigrane. Mais tout éclate au-delà de la " monstruosité ". Le dynamisme de l’écriture devient une lutte contre l’enfermement. La gisante se cambre. Autour d’elle des tonnes de larmes se sont dissipées même s’il en reste encore. La vie sourde. Elle altère la mort dans la jouissance du faire même lorsqu’il gratte les plus grandes douleurs que l’on se donne ou qui nous est donnée.

Lili Goldberg mène aux aurores précaires en bouleversant ses espaces familiers et ceux de son enfance. Par eux elle touche nos lieux, nos "aîtres" (G. Didi-Huberman). L’état renaissant qu’elle provoque ne possède rien d’une nostalgie simplement orientée vers le passé. Elle crée une dialectique entre deux temporalités : celle du présent, celle du passé. L’auteur crée une archéologie du sujet en passant d’un secret— Défense à la chronique d’une femme mariée. Il se peut parfois qu’elle se mette à chanter ces mots de Barbara dans la chanson « Laissez-moi » :

« le chagrin m’emporte,
attendez que la joie revienne,
et que se meure le souvenir ».

Ou du moins qu’il s’apaise.



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