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Les îles, Philippe Lançon

Editions JC Lattès, 2011

vendredi 23 décembre 2011 par Alice Granger

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J’ai lu ce roman de Philippe Lançon comme l’écriture de l’effondrement d’une femme, Jad, si dynamique, indépendante et efficace dans le fourmillement de Honk-kong, mais implosant de manière inexplicable à Cuba. On dirait que le protagoniste masculin, incarné par l’auteur lui-même, trouve la vérification de sa solitude irrémédiable, mais peut-être aussi très pratique, dans cet effondrement d’une femme, une folie, une fragilité qu’il n’aurait jamais cru possibles. Un homme qui a déjà le soupçon de cette solitude humaine, dont la solution est pour lui le sans solution, et qu’on voit errer entre Hong-Kong et Cuba, mais surtout de femmes en femmes, mariées ou célibataires, avec lesquelles il a des histoires transitoires, mais aussi qui l’hébergent, notamment à Hong-Kong. On a l’impression que la solitude de cet homme, qui s’en va, trouve toujours des femmes, même Marilyn, une cubaine devenue française et de laquelle il a divorcé reste consolante avec lui, comme l’île de la consolation qu’est Cuba. Journaliste, il voyage, et cela semble une sorte d’état de flottaison, de non attaches, en amont de toute attache, avec à chaque escale des hospitalités qui sont toutes des métaphores d’une hospitalité originaire jamais quittée.

C’est dire si l’effondrement de Jad dans la folie à Cuba est un véritable cataclysme pour l’homme qui raconte, mais un cataclysme vite mis à distance. Trouver dans chaque île ou ville une femme, enchantement ou consolation, île matricielle, c’est quand même une sorte de remède à la solitude, ou mieux, c’est ce qui permet à cet homme de l’éterniser dans la métaphore foetale. Mieux, la solitude permet de profiter de ces séjours dans un ailleurs où il y a toujours un accueil. Alors, Jad si dynamique et farouchement indépendante à Hong-Kong, qui s’effondre à Cuba, cela introduit une très inquiétante faille dans la certitude de cet homme de toujours trouver ici ou ailleurs une femme. Mais très vite, il y a une sorte d’indifférence, et la vie continue, inchangée.

Philippe Lançon l’écrit d’emblée : « Ce livre est un devoir de vacances. Les vacances ont été longues, plutôt ennuyeuses… Tout ce que je suis me fatigue. » C’est dire si l’implosion de Jad à Cuba, île accueillante si on évite les quartiers remplis de fripouilles, est vite refoulée. Ensuite, lorsqu’elle est rapatriée à Hong-Kong, et que lentement elle-même redevient comme avant, il ne reste plus qu’à raconter, tandis que l’affect, l’inquiétude extrême, ont été refoulés totalement. Reste Marilyn. « Marilyn a fini par m’écrire : ‘C’est une histoire que tu devrais raconter. Un devoir de vacances ? »

L’auteur annonce d’emblée le refoulement de la fragilité qui peut atteindre l’autre et, donc, menace de le confronter à sa propre vulnérabilité. Il est très froid par la distance qu’il instaure, et on imagine que la vie peut l’ennuyer. « La folie ne m’intéresse pas et ne me fascine pas. Je n’ai ni assez de talent ni assez de liberté pour elle. La solitude et les souffrances qu’elle engendre, quelles que soient les formes prises, me paraissent dépourvues de charme, de romantisme, de leçons, et même de mystère… C’est une affaire misérable et sérieuse. Mieux vaut la laisser à des professionnels, qui ne guérissent de rien… Les autres, qu’ils profitent du château, et qu’ils la ferment. »

C’est un homme avec des protagonistes femmes, en particulier Jad et Jin, ainsi que Marilyn, et d’autres, et on dirait que la grosse faille qui apparaît dans la vie de l’une d’elles fait que, pour la première fois, ce garçon s’aperçoit de l’existence de l’autre, par cette autre qui vient à manquer en s’effondrant et donc en minant tout le charme, le romantisme, ainsi que le château, alias matrice, qu’elle représente. L’homme refoule avec froideur ce premier jaillissement, très inquiétant, faisant soupçonner cette première autre qu’est la femme (peut-être cette autre qu’est la mère pour son garçon). Cette autre qui s’impose de manière négative, implosée, n’incarnant plus pour le narrateur masculin un Hong-Kong accueillant, au fond il ne veut rien en savoir, puisqu’il réduit froidement le livre qui raconte l’histoire à un devoir de vacances. C’est très frappant, ce travail de refoulement forcené, cette mise à distance, et à la fin, on a l’impression d’une sorte d’effacement, que la vie reprend son cours, que même Jad redevient la Jad de Hong-Kong, qui a colmaté ses failles.

L’important : profiter du château… Du charme. Du romantisme. Au fond, rester à l’intérieur. Les îles. Entourées de liquide amniotique ? Des aventures sans aventure. L’effondrement de Jad au contact de la misère cubaine aurait-il été provoqué par sa sensation fulgurante d’une adéquation parfaite entre le processus extérieur d’apoptose atteignant cette île et ce qu’elle pressentait en elle de destruction imminente du fait qu’en tant que femme elle devait se faire très matricielle ?

« Cuba est une île désœuvrée, d’un ridicule splendide et décevant… Je suis certain que j’aimerais y vieillir. » Cuba : impression qu’elle est ouverte, qu’elle est langueur et défaut d’exigence. Ile généreuse.

« Jad préférait le vide au plein. Son grand plaisir était de vider sa bibliothèque et de boire un ou deux verres d’excellent vin rouge, de préférence français. » Hong-Kong. Vie fatigante. Mais extraordinaire plénitude ressentie lorsque le corps travaillé par le bruit et la moiteur estivale, s’engourdit derrière la vitre du ferry. Là aussi, métaphore fœtale. « Il m’est arrivé de souhaiter ne plus me réveiller. »

Voyages du journaliste. Toujours des intermédiaires qui l’accueillent. Expériences des vicissitudes climatiques. Tempête à Shanghai. Ali lui apprend à l’apprivoiser. « Qu’est-ce que je fais là ? » se demande le narrateur. Et oui ! Mais, dit-il, il y a longtemps que les voyageurs n’ont plus d’ombre ! Il faut être dehors, sous le soleil, pour avoir une ombre… Le voyage permanent ne serait-il pas une matrice permanente ? Q’une femme puisse imploser dans la folie n’est pas du tout anodin dans ce contexte, et même si c’est sur le mode du refoulement, c’est ce qui fait le grand intérêt de ce livre. Une femme, Jad, dans la sensation de la destruction cubaine, s’avise peut-être que la matrice un beau jour se détruit. Or, dans cette permanente métaphore matricielle qu’on devine dans cette vie de voyages, de rencontres, de retrouvailles avec des gens qu’on connaît à l’autre bout du monde, voici que jaillit la menace que cette logique de vie, où on se laisse porter, finalement, peut avoir une fin. C’est bien sûr une femme qui peut avoir soudain cette sensation folle, et en être traversée, vivant en son corps et dans sa tête l’apoptose matricielle. Mais le narrateur rétablit tout de suite la distance. Reste le livre. La faille.

Ali et Jad ne croient plus à l’amour et n’attendent pas grand-chose de la vie. Elles sont, alors, extraordinairement vivantes, distanciées, provocatrices, pleines d’autonomie. Ah oui ! D’une part des femmes qui n’exigent rien des hommes, puisqu’elles sont autonomes ! Avec elles, les hommes peuvent rester comme des garçons, des enfants. D’autre part, comme elles ne croient plus à l’amour, elles présentent l’immense avantage de ne jamais introduire un tiers qui les rendraient inaccessibles. L’homme peut venir comme il veut, elles sont si vivantes, c’est ouvert ! Se dessine un dispositif très précis : des femmes qui n’exigent rien, mais font rire de tout. Un climat de prime enfance… Le voyageur peut aller, venir, partir, revenir, là, ailleurs, et encore ailleurs, c’est ouvert, et en même temps, il n’y a aucun engagement nulle part.

Avec Marilyn, la femme cubaine qu’il épousera : « Nous vivions un roman inachevé qui m’empêchait d’en écrire un autre, qui nous empêchait de fonder la moindre famille. » Quel roman inachevé ? Quel inachèvement ? Si jamais ne s’inscrit la fin de la gestation ? « Notre fusion nous avait tués. » Ils recommencent leur vie comme des siamois dessoudés.

A Cuba, Jad dit à Jun : « La mer est si plate. C’est effrayant, tu ne trouves pas ? » Il n’y a pas de beauté dans cette platitude de la vie, on n’a pas envie d’y nager. Jad se défaisait du dedans, effrayée et révoltée par tout ce qu’elle voyait, la misère, la police, les faux souvenirs.

Voilà. Un roman à lire. Le récit de l’effondrement intérieur d’une femme comme simple devoir de vacances, c’est vraiment quelque chose, non ?

Alice Granger Guitard



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