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Un balcon sur l’Algérois, Nimrod

Editions Actes Sud, 2013

dimanche 13 décembre 2015 par Alice Granger

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Deux aventures amoureuses se succèdent dans ce beau roman de Nimrod, écrit comme toujours avec raffinement. Le même homme les vit, un jeune lettré tchadien préparant sa thèse sur Stendhal à la Sorbonne tout en ayant vite choisi d’en travailler une autre en secret à Amiens, sur la négritude. Mais l’auteur les raconte d’une manière absolument différente.

La première aventure prend beaucoup de place dans le roman. Les deux protagonistes sont comme enfermés ensemble dans le temps d’une thèse et cela va s’avérer brûlant comme dans de célèbres amours littéraires. Ils sont aussi circonvenus dans le monde universitaire. Et, parce que dans le sillage du MLF elle est une femme libre de vivre sa sexualité, la directrice de thèse invite son étudiant dans son monde à elle, bourgeois, riche, lettré, premier mouvement d’une irrésistible appropriation. La première aventure amoureuse est donc circonscrite à l’intérieur du temps de préparation d’une thèse, ainsi que dans le milieu universitaire et le milieu bourgeois ouvert au jeune homme par cette femme de pouvoir qui le capture sexuellement, amoureusement, littérairement. La notion d’un intérieur fabuleux, riche, assuré, prestigieux, est importante. Les personnages, dans cette sorte de huis-clos extraordinaire dans lequel nous imaginons l’étudiant africain enchanté, sont montrés dans leur désir, leurs beautés, leurs valeurs, leurs pouvoirs ou leurs failles, leurs passions, leurs souvenirs d’enfance, leurs influences anciennes. Les décors nous sont ouverts, meubles, bibelots, bibliothèques, presque comme filmés.

La deuxième aventure, au contraire, ne prend presque pas de place dans le livre. On n’y entre pas, les deux années qu’elle dure, sauf au début quand on voit l’étudiant africain qui se sent végéter et être un zombi renaître tout-à-coup par la magie d’un sourire guérisseur, dans un jardin qui s’ouvre au printemps. Le sourire est marial, les paroles sont si apaisantes. On sait dès le début à quelle date l’aventure prendra fin. On comprend juste que c’est un grand amour, à Paris, mais qu’il sera impossible à Alger, où la jeune femme, médecin, rentrera. Hormis le temps parisien amoureux et sexuel, les deux protagonistes ne sont pas dans le même monde, lui reste dans son monde universitaire et lettré, elle dans son monde médical hospitalier. Leurs deux avenirs professionnels ne sont pas dépendants l’un de l’autre, ni ils ne sont en concurrence narcissique, encore moins dans une situation de hiérarchie. Le roman ne dit rien ne ce qu’ils font ces deux années, il n’est par exemple plus question de la thèse universitaire que prépare l’étudiant. Il n’est pas question de littérature, d’amours littéraires, d’une aventure qui ressemblerait à celle écrite dans des chefs-d’œuvre. Rien à écrire, hormis qu’ils ont vécu ensemble de belles et bonnes choses.

Il y a donc un apparent déséquilibre énorme, du point de vue de l’écriture, entre les deux histoires. La première semble tellement profiter à l’écriture, celle qui vient se mesurer aux grands amours de la littérature. La deuxième se vit quasiment sans avoir à en dire quelque chose, après la première qui réussit presque un rapt parfait du jeune étudiant par sa directrice de thèse. Autant dans la première histoire le fait que l’étudiant tchadien soit un lettré si doué que des professeurs veulent se le disputer pour conduire sa thèse, soulignant une question narcissique qui revient par la bouche de ces universitaires tandis que l’étudiant veut nous faire croire qu’il a peu d’estime pour lui-même, autant dans la deuxième histoire cela n’a pas d’importance puisque la jeune femme n’appartient pas au monde littéraire, contrairement à la première.

Alors même que la deuxième histoire ne fournit pas beaucoup de ressources pour une œuvre littéraire qui resterait à la postérité, le titre de la partie qui en parle devient le titre du roman ! Un balcon sur l’Algérois ! Sur son balcon, à Alger, la jeune femme rentrée chez elle pour y exercer la médecine regarde de loin le visage de son amour de l’autre côté de la Méditerranée. La femme non prédatrice, figure mariale, qui l’a laissé aller hors d’elle-même, hors de son corps, hors de sa vie. La femme différente de lui, avec laquelle il n’y a pas de concurrence et de compétition en matière littéraire, qui ne prétend pas incarner la matrice qui l’aurait conçu, initié, instruit, éduqué, introduit, présenté, installé, chouchouté. La première femme est un miroir inespéré dans lequel le superbe intellectuel tchadien peut se voir et se projeter dans l’avenir faisant partie du beau monde lettré, mais c’est aussi un piège narcissique d’où il lui faudra se dégager. La deuxième femme est un miroir dans lequel il ne peut se voir qu’en devenir dans l’inconnu. Il y voit des mains qui le lâchent. Tandis qu’avec la femme universitaire et libérée, prédatrice, ce sont des mains qui cherchent à s’emparer de l’étudiant idéal pour en faire une œuvre portant sa renommée jusqu’à l’université tchadienne où elle projette de le faire enseigner Stendhal. Telle une mère possessive et puissante, elle écrit toute la vie future de son garçon doué et beau. Et en même temps, elle s’empare du beau mâle africain qu’il est.

Le premier récit nous fait donc entrer littéralement à l’intérieur du monde très bourgeois et lettré de Jeanne-Sophie. Non seulement elle est spécialiste de Stendhal à la Sorbonne, mais elle tient dans le très huppé septième arrondissement de Paris, Boulevard Saint Germain, un salon où se presse du beau monde français et international et même un faux émir du Koweït. En son salon, où l’étudiant dont elle dirige la thèse est invité non sans être moqué parce qu’il est Africain, elle peut même évoquer Madame du Châtelet, amante de Voltaire et n’ayant d’yeux que pour lui. On dirait qu’elle se coule dans des histoires déjà écrites. A l’instar de ces célèbres amours littéraires, par exemple entre Madame de Rénal et Julien Sorel, l’amour qui jaillit entre la riche et renommée professeure à la Sorbonne et son étudiant sera aussi forcément littéraire, raconté dans un foisonnement passionné de phrases sans oublier les citations. Jeanne-Sophie s’empare littéralement du très beau et très doué étudiant tchadien, en femme libre et décomplexée, elle le capture en elle et dans son monde privilégié, riche, bourgeois, lettré. L’aventure amoureuse brûlante a quelque chose de la prédation, de la nidation, de la circonvention par une femme toute-puissante et fabuleuse. La femme en position de pouvoir, puisqu’elle est directrice de thèse et qu’elle appartient au Paris bourgeois et lettré des années 80, semble attirer le jeune et évidemment brillant Africain dans une sorte d’univers matriciel. Dans celui-ci, parce qu’il le vaut bien, parce qu’il n’a pas été choisi au hasard, parce qu’il a été repéré digne d’une femme de la valeur de cette bourgeoise lettrée, il pourra être dirigé, façonné, instruit, éduqué, initié. Naturellement, c’est un élément supérieurement brillant, très beau, prometteur sur le plan intellectuel, et fabuleux amant, le désir s’abat sur lui comme sur l’enfant enfin conforme à celui longuement attendu. Donc, l’écriture foisonne de détails, d’émotions, de descriptions, de souvenirs d’enfance, de moments passionnels. L’auteur nous fait entrer dans cet autre monde que Jeanne-Sophie a ouvert au jeune Africain qu’elle croit totalement entre ses mains amoureuses et intellectuelles. Piège amoureux passionné et aussi en miroir, brûlant, qui va s’ancrer très loin dans l’enfance de l’Africain. Le lecteur est emmené à l’intérieur de ce beau monde qu’on imagine fabuleux pour le Tchadien qui, lui, vient de la guerre.

L’aventure amoureuse très intense et très passionnelle avec Jeanne-Sophie va faire immanquablement jaillir le désir urgent de s’échapper, de mettre fin à la liaison, telle une question de vie ou de mort, et aussi, pour ce garçon de la guerre, tel un acte de guerre qui fait tomber son attaque destructrice sur une idylle qui semblait follement réussie. Lorsque Jeanne-Sophie prétend tout décider de l’avenir du jeune lettré tchadien en préparant sa nomination comme professeur spécialiste de Stendhal au Tchad, celui-ci lui s’échappe définitivement : il avait d’ailleurs déjà prévu une autre alternative, puisqu’il s’était aussi inscrit à l’Université d’Amiens pour préparer une thèse sur la négritude. Presque d’emblée, curieusement il n’est pas tout dans l’aventure amoureuse et universitaire avec Jeanne-Sophie : et pourtant s’il avait été mû par une ambition ordinaire, cette dominante bourgeoise lettrée lui aurait ouvert grand les portes de la réussite, et loin de la plaquer en s’éloignant dans un silence qui exacerbe la douleur passionnée de cette femme au point de lui faire écrire six lettres d’amour et de pouvoir agonisant, il serait resté. Mais, sur le point de perdre son âme s’il accepte un destin totalement dessiné par cette femme, un destin en miroir au service de la réputation de cette femme en tant que spécialiste de Stendhal, un avenir où il serait son œuvre, le brillant Tchadien réagit par un acte destructeur de guerre pour se défendre, et l’arme est le silence de l’éloignement. Les six lettres de Jeanne-Sophie disent les blessures, les douleurs, les souffrances, la passion, les derniers soubresauts du pouvoir sur l’autre. Les six lettres que Jeanne-Sophie lui écrit sont celles d’une amoureuse dont le pouvoir est blessé à mort, qui supplie, qui y croit encore, qui dit sa douleur, son désir, ses blessures, sa vengeance.

Pourquoi la première aventure amoureuse est-elle à ce point propice à l’œuvre littéraire, au roman ? C’est parce que, comme dans les contes de fée pour les enfants, la jeune femme appartient au bon milieu, est riche, lettrée, connue, et, miracle, elle s’intéresse comme personne ou comme une mère au jeune Africain qui est déjà formé en intellectuel, il n’y a plus qu’à le façonner pour qu’il soit à la bonne image. La directrice de thèse est une héroïne littéraire, elle a un très belle appartement, avec de beaux meubles, des bibelots de valeur, des toiles de maîtres, une bibliothèque de quarante mille livres dont beaucoup en éditions originales que le père colonel avait réunis. Les gens qui fréquentent ce salon sont prestigieux, les femmes portent des toilettes incroyables, les hommes sont en habit. Dans cet autre monde, cela semble déjà du roman, quelque chose d’extraordinaire, un conte de fée. Le jeune Africain y est invité, c’est que quelque chose lui en donne, exceptionnellement, accès. Rapt narcissique. Sinon, la prédation à la fois intellectuelle, littéraire, et sexuelle pourrait-elle réussir ? Comme autrefois avec ses tantes, il est son chouchou !

D’abord, comment entendre l’étrange plainte que Nimrod laisse entendre à plusieurs reprises, il est arrivé trop tard, il a une piètre estime de lui-même ? C’est d’autant plus étrange qu’on a en même temps l’impression qu’il pense être un intellectuel d’exception, l’auteur le faisant habilement dire par les professeurs. Je me demande si le « trop tard » ne fait pas allusion au fait que, désormais, les femmes sont libérées, donc infiniment plus dangereuses, prédatrices, non maîtrisées par la figure du père. Avant, la femme puissante n’aurait pas pu s’emparer à ce point, pour elle seule, de l’étudiant, de l’enfant. Il y aurait eu ce tiers, le père. C’est incroyable, cette directrice de thèse est parfaite, elle est connue, Stendhal est une valeur sûre, elle est mondaine, elle a le pouvoir d’ouvrir des portes, l’étudiant a le privilège inouï d’être introduit chez elle, et pourtant il va s’inscrire aussi dans une autre université, celle d’Amiens, là où le directeur de thèse est un homme ! Il en appelle à un homme ! Mais pas seulement au directeur de thèse d’Amiens : par le choix d’un autre sujet, la négritude, ce sont deux figures célèbres qu’il convoque pour faire face à la toute puissance de Jeanne-Sophie : Aimé Césaire et Senghor, face à Stendhal, pour faire le poids ! Pourtant, le « trop tard » continue à résonner ! Car Amiens n’est pas la Sorbonne… Les portes qui s’ouvrent avec la mondaine et réputée Jeanne-Sophie ne seront plus aussi prometteuses en province, peut-être. En échappant à la puissante et dangereuse femme, pour ne plus être son bel objet, son œuvre, il se ferme un avenir, imaginons que cette crainte se traduise par cette impression de « trop tard ». Soudain, dans le miroir, il se voit n’être plus rien. Ou bien, ce sera tellement plus difficile. Le « trop tard » regarde s’éloigner non pas la femme puissante mais… l’homme puissant ! Puisque désormais les femmes sont libres, sexuellement elles peuvent s’emparer de l’homme qu’elles veulent, elles sont inquiétantes. Dans le roman, nous voyons trois copines aller dans une boîte, libres… Elles peuvent vouloir l’enfant pour elles seules, et laisser le géniteur…

En tout cas, dès les premières lignes le roman peint déjà la séparation future. Jeanne-Sophie a des yeux bien sûr immenses de beauté, mais aussi de… chagrin ! Il y surprend la douleur, celle que laissent voir, dit-il, ces femmes qui vous prennent au premier regard en charge, qui sont très sentimentales, très excessives, qui sont des sangsues, et femelles à souhait. Tout de suite, il évoque sa mère. Comme par hasard ! Tant que Jeanne-Sophie, telle sa mère, serait là à le couver des yeux, il restera ! Jeanne-Sophie fait revenir cette très lointaine enfance. Et l’immense appartement de Jeanne-Sophie est à lui ! Un dedans de rêve, luxueux, s’ouvre à lui ! Pourtant, lorsqu’il contemple les seins de cette femme, dont la finition (!) est si parfaite qu’elle le terrasse, l’association avec deux mangues surgit aussitôt, mais pas pour rien ! Pour faire entrer le père ! Le père qui, autrefois, sous les yeux de son fils, greffait les manguiers, en faisant une entaille, cette blessure ! L’année d’après, le greffon donnait juste deux mangues, tandis que l’arbrisseau semblait un avorton. Les mangues étaient comme un sexe ouvert à la beauté, elles étaient en suspend dans le vide, et les seins étaient une excroissance d’identité que les femmes enduraient, pas quelque chose de naturel. Dans cette histoire de greffe de manguier, on dirait que c’est… le père qui est l’artisan du devenir mère, et qu’ensuite on saluait la divine maman, la Vierge Marie, cette grande taiseuse, ce que n’est pas… Jeanne-Sophie ! Nimrod fait donc apparaître le père dès le début, par cette histoire de greffe et de mangues ! C’est le père qui fait apparaître désirable la mère, qui opère aux yeux du garçon une transformation du regard sur cette femme qu’est la mère. Une histoire de greffe de manguier qui mettrait en scène un père disant, cette femme est à moi, pas à toi, et la taiseuse Marie ne capture pas l’enfant…

Donc, l’étudiant tchadien dans le grand et luxueux appartement de Jeanne-Sophie attend la tétée du soir, mais en même temps ne se méfie-t-il pas déjà ? Il faut dire que cette femme donne chez elle des dîners dignes du Second Empire ! « Je narguais le privilège de m’y voir mêlé. » Et oui ! « C’était la chose femelle par excellence. » Il connaît depuis l’enfance, mais autrefois n’y avait-il pas le père ? Jeanne-Sophie murmure : « Mon enfant ! » « mon amour mon bébé mon tout bien… » ! Evidemment ! Mais là, il s’agit d’un garçon qu’elle a pour elle toute seule ! Qu’elle fait toute seule ! Le visage de cette femme est bavard, on dirait qu’il a été fait par un divin artiste pour rendre les garçons immatures, écrit Nimrod. Mais il a une idée bien précise de la beauté : c’est pourquoi il greffe dans les yeux de cette femme de la tristesse, tel le prêtre dans son temple.

L’étudiant tchadien convoité par les professeurs d’Université à cause de sa valeur exceptionnelle, tant à la Sorbonne qu’à Amiens, a évidemment connu dans son enfance cette situation où il était le chouchou. Il avait des tantes de toutes sortes, déjà des femmes instruites, fantasques. Des tantes culturelles. Mais très envahissantes ! Elles lui racontaient tellement de choses que leurs visages devenaient le sien, et les gens voyaient en lui un déficit de virilité lorsqu’il pleurait à force de beauté. Il était entre leurs mains puissantes. Leur manège rendait le garçon follement intéressant. Comme, nous l’imaginons, le manège de Jeanne-Sophie rend l’étudiant follement intéressant, attirant sur lui les regards ! Maintenant aussi il voudrait pleurer à nouveau tout son saoul sous l’œil de Jeanne-Sophie ! Avec ses tantes, c’était l’insouciance, le plaisir, il apprenait en s’amusant. Avec Jeanne-Sophie, c’est différent ! Elle veut faire quelque chose de lui ! Il est son œuvre ! Rien d’insouciant !

Lorsque Jeanne-Sophie vient voir son étudiant chez lui, à l’improviste, il ressent la misère qui est en elle : nous l’imaginons en mal d’enfant qui est aussi un mal sexuel. Mais aussi, écrit Nimrod, une femme qui cherche à maintenir sa tête hors de l’eau, tel un fauve cherchant à borner son territoire. Le borderait-elle mieux si elle faisait de cet étudiant un spécialiste de Stendhal comme elle, portant sa notoriété jusqu’à l’université du Tchad ? Pour la première fois, il remarque que son visage est hautain ! Pourtant, face à cette sorte curieuse de misère qu’il sent en elle, forme du désir qu’elle met en lui, il réagit en évoquant la piètre opinion qu’il a de lui-même. Comme s’il refusait d’être celui-là, celui attendu, celui sur lequel le piège se refermerait. Elle ne peut régir ses compétences. C’est à ce moment-là qu’il a décidé de s’inscrire à Amiens, de s’éloigner en secret de la littérature française pour aller vers la littérature africaine ! Il veut sauver ne serait-ce qu’une parcelle de son identité.

Acte symbolique de faire venir sa bibliothèque tchadienne, de mille livres. Rien bien sûr par rapport à celle qui est dans l’appartement de Jeanne-Sophie, quarante mille livres ! Pourtant, lorsque Jeanne-Sophie découvre la bibliothèque tchadienne, elle n’en revient pas qu’il soit un grand intellectuel ! A entendre, un grand intellectuel en dehors d’elle, qui n’est pas son œuvre. Elle est sidérée ! Heureusement, elle remarque dans cette bibliothèque un grand nombre de roman du XIXe siècle ! Ouf, elle peut reprendre la main, parler abondamment de cette littérature, et jubiler ! Elle fait résonner l’appartement de l’étudiant comme un amphithéâtre ! Et l’appelle Loulou ! Evoque Mme de Rénal, une femme lubrique qui n’a jamais manqué de rien. Voilà la lubricité des femmes libérées, mise au premier plan ! Il s’agit de trouver les mâles ! C’est là que les Africains sont particulièrement intéressants… Ceux qui arrivent seuls à Paris, pour les études ou pour être éboueurs !

Dans son très chic 7e arrondissement de Paris, Jeanne-Sophie ne donne jamais la main à son jeune amant ! Elle ne se compromet pas avec l’Africain ! Mais boulevard Montparnasse, où l’étudiant habite, pas de problème ! La séparation, la différence de milieu, existe, une humiliation discrète ! D’ailleurs, le projet d’envoyer son étudiant, plus tard, enseigner au Tchad ne relève-il pas aussi de la peur de la mésalliance ?

Pour l’instant, elle réussit à le piéger dans son grand appartement presque chaque soir ! Mais des grains de sable se sont glissés dans la passionnelle relation amoureuse et sexuelle ! Il contemple son salon ! Cet intérieur fabuleux ! Ce vase chinois de grande valeur !

Comme elle-même est installée dans son monde riche, avec des biens plus qu’il ne lui en faut, elle imagine installer aussi son étudiant : avec le ministère de la coopération, elle a manigancé l’installation de l’étudiant après sa soutenance de thèse ! Il refuse, elle crie sa colère, sa déception ! Le miroir tout-puissant renvoie une image déchue ! Pour un intellectuel de sa trempe, crie-t-elle, c’est affligeant ! Elle avait compté sur lui pour étendre au Tchad le cercle des stendhaliens ! Elle dit que les universitaires, ce sont les vainqueurs ! Evidemment, ils sont installés dans cette matrice, l’université ! Elle lui avait déjà désigné sa place ! Loulou n’avait qu’à aller dans sa niche désirable !

L’entrée en scène du Malien Bakary, dans le roman, éclaire le fait que, par-delà la question intellectuelle par laquelle la directrice de thèse peut mettre en acte ce fantasme des mères de faire de leur enfant leur œuvre, les Africains sont les mâles que ces femmes qui avaient été des suffragettes désirent avoir à leur disposition pour le sexe et pour faire des enfants, derrière le prétexte d’une aide à l’Afrique. On dirait que leur négritude entre en résonance avec le sexe libéré de ces femmes, tout en le maintenant dans le noir, derrière les apparences de la bourgeoisie, les décors mondains et les habitudes de lettrés qui vivent entre eux. Elles sont trois femmes vivant sur le même palier dans le 7e arrondissement de Paris, enseignant bien sûr toutes les trois à la Sorbonne. L’une d’elle, Sylvie, vit avec un Malien, avec lequel elle a un fils. En fait, Bakary le Malien a très vite refusé de vivre chez elle, il préfère son foyer pour travailleurs. La meute de louves au cœur saignant, très peu pour lui ! Il ne se laisse pas vraiment piéger par cette Sorbonnarde fille d’aristos, chez elle il serait un domestique. Il ne perd pas son âme. Les trois copines des beaux quartiers allaient dans une brasserie dancing, le Paloma, Maryvonne et Sylvie cherchaient le mâle, elles en voulaient au corps des Africains. L’arrivée de ces gonzesses d’une haute classe sociale a tout changé dans cette brasserie : c’étaient des bourgeoises qui ne se laissaient pas plaquer, des pétroleuses collantes et pas du tout innocentes, s’offrant avant toute demande ! Elles piègent les mâles Africains parce que leurs sourires ressemblent à ceux de leurs mères ! Bakary se retrouve au milieu de filles éduquées, il voulait juste un peu d’amour, mais Sylvie le veut à domicile, tout de suite ! Le Malien résiste, chez elle ce n’est pas son territoire. Nimrod nous décrit Bakary comme un Africain parlant le français avec cette préciosité qui fait le charme des lettrés des classes populaires, et qui a des traits de statuaire grecque, il venait d’un pays où l’esclavage n’avait plus cours. L’étudiant tchadien est frappé par son énergie douce. Ce Malien a compris au quart de tour lorsqu’il est entré dans le monde de Sylvie : tout le monde se tenait à carreau, s’écrasait devant l’homme-capital, l’aristo-dieu ! Il se dit, un banquier ça parle donc comme ça, cela semblait être une nouvelle religion, et autour les ouailles en faisaient toujours plus pour mériter l’aumône. Impossible pour le Malien de se soumettre, même si Sylvie est la mère de son fils ! Elle ne peut le forcer à penser autrement. Pourtant, il oscille entre les deux mondes, comme s’ils lui étaient tous les deux nécessaires, et surtout, sans doute, à cause de son fils, qui incarne le grain de sable africain déposé, pour l’avenir, dans les rouages occidentaux… Bien sûr, le Malien est flatté par l’amour de Sylvie, mais il résiste, il ne perd pas son âme. Tout en restant, à sa manière ! En trouvant une façon de vivre, ce que le Tchadien ne pourra pas faire ! Lui, il ira jusqu’à la rupture de la liaison ! Destruction comme dans une guerre ! Dans ses lettres, Jeanne-Sophie promet de lui faire payer au centuple. Parce qu’il est un rejeton de la guerre, il se peut que cet étudiant africain sente au quart de tour l’ennemie en Jeanne-Sophie. Il comprend immédiatement qu’elle a à son sujet une folle ambition au mépris de ses projets à lui, que la toute-puissance qui l’habite sonne la destruction de ses désirs de lettré africain. Il saisit au vol que s’affrontent à mort, en ce qui le concerne après sa soutenance de thèse, deux projets incompatibles, qu’il court le risque de se perdre totalement. Voilà la guerre : il tire le premier, en cessant de la voir, en faisant silence, en ne répondant pas à ses lettres de supplique, de désir, de menace, d’amour. Elle tire ensuite le coup final, en faisant disparaître cette bibliothèque tchadienne à laquelle il tient tellement. La messe est dite. Ce qui est détruit, comme à la guerre, c’est toute une perspective intellectuelle, universitaire, qui s’était ouverte avec Jeanne-Sophie, une amante maternelle possessive, abusive. A la suite de cela, la chance ne reviendra sans doute pas pareille, et nous imaginons que l’avenir sera plus difficile pour le rebelle.

Jeanne-Sophie est la seule des trois copines à ne pas avoir mis le grappin sur un mâle africain au Paloma. C’est tardivement qu’elle se rattrape, avec l’étudiant tchadien, au lieu de choisir un homme de son milieu et de sa couleur de peau. Nimrod explique le choix tardif de Jeanne-Sophie par le fait qu’un Tchadien, qui l’attend ? Personne… Donc, Jeanne-Sophie s’empare d’un jeune lettré africain que personne n’attendrait, qui n’intéresse pas. Alors, il peut d’autant mieux devenir sa chose, son objet, son œuvre ? Comme si elle était assurée que rien d’autre ne serait en embuscade pour le lui soustraire, le lui disputer ? Comme si lui-même n’avait pas d’autre désir ? N’y a-t-il pas cette idée que de partout non désiré, il lui devrait d’autant plus tout ? Les femmes de son espèce obligent ! Elle lui apporte le soleil, ses yeux sont d’une telle intensité. Bien sûr, lorsqu’elle ressemble tellement à Madame du Châtelet, le jeune Tchadien se sent dans un vertige devenir Voltaire… Seulement, il a connu la guerre, au Tchad, et depuis, il vit en réalité hors-sol, c’est peut-être pour cela qu’il ne peut accepter une sorte de compromis, comme le Malien : la destruction par la guerre est pour lui définitive, il ne peut pas revenir à avant, à une métaphore du lieu natal. Et plus que d’autres, le risque de se perdre dans une relation amoureuse aussi déséquilibrée que celle avec sa directrice de thèse s’avère pour lui une vraie guerre : il utilise contre elle l’arme du silence, longuement, et elle, échouant à le ramener à elle, lui envoie un mortier destructeur par la destruction de sa bibliothèque tchadienne ! Cela ne plaisante pas ! Le retour en arrière est impossible ! Dès qu’elle a fait enlever par Emmaüs la bibliothèque que l’étudiant avait fait venir du Tchad, en entrant chez lui en son absence, c’est le point de non retour, et le message selon lequel à ses yeux il ne compte plus rien intellectuellement. Là est la différence entre le Malien, qui maintient la relation avec Sylvie d’autant plus qu’ils ont un fils ensemble qui est autant africain qu’européen, et le Tchadien qui a détruit toute possibilité d’une suite à cette liaison ! Il devra se débrouiller, le milieu universitaire ne restant ouvert pour son avenir que par l’alternative de l’Université d’Amiens et par la thèse sur la négritude.

Bien sûr, dans un premier temps, le Tchadien a l’impression que Paris le libère, il va dans les musées, il fréquente les livres, il se sent prince dans son territoire. Mais, par-delà les apparitions intempestives de Jeanne-Sophie, il a la conviction de s’appartenir. Peu à peu, il comprend qu’il doit la payer en reconnaissance. Tandis qu’elle va jusqu’à s’autoriser, en bourgeoise, à transformer l’appartement de son amant en pique-nique, comme si elle était chez elle. Le Tchadien croit pourtant encore qu’il va pouvoir librement aller de l’appartement de Jeanne-Sophie au sien où sa femme d’Afrique et leur fille habiteraient. Il croit avoir la main. Bientôt, il va cesser de rêver… Et va l’anéantir par son absence et par son silence. Mon amour des enfers, lui écrit-elle, ne me sois pas infidèle, tu le regretteras amèrement ! Croit-il lui faire la guerre, lui écrit-elle ? Elle dit savoir qu’un jour elle le défera ! Elle a tout pouvoir sur lui : le faire, le défaire ! Bien sûr, nous entendons la menace sur le plan de son avenir universitaire, comme lettré. Elle souffre, ce sera une arme fatale pour le briser ! La guerre, donc ! Jusqu’au bout. Elle l’aime désespérément. Jusqu’à la destruction. Elle hallucine encore sa poitrine sous la chemise blanche, son tronc, son torse, sa beauté. Elle lui promet encore son corps, qui lui appartient. Mais il y a dans le regard si beau de l’amant tchadien une nuance inquisitrice qu’elle a bien notée. Un regard qui a très tôt percé l’ennemie derrière l’amoureuse et l’initiatrice intellectuelle.

L’étudiant africain reste aussi buté que les arbres et les pierres ! Elle apprend sa double inscription à l’université d’Amiens, la négritude comme autre sujet de thèse. Aussitôt, elle prétend accaparer les compétences, elle aussi peut conduire sa thèse sur la négritude, elle connaît les classiques de la littérature africaine aussi bien que Stendhal ! Elle n’a pas encore compris que c’est son désir de faire de lui son œuvre qu’il combat comme dans une guerre pour ne pas se perdre. Mais elle sent pourtant que son attitude est meurtrière. D’une certaine manière, c’est pourtant elle qui lâche enfin prise, et elle lui écrit de le garder pour lui, ce silence, et d’être absent. C’est ça qui est bizarre : l’étudiant tchadien, qui résiste comme à la guerre pour ne pas se perdre, ne lui signifie cependant pas vraiment la rupture. Il attend que ce soit elle qui le fasse : le coup portera sur la bibliothèque, et sur une porte restant close lorsqu’il cherchera à la voir une dernière fois. D’une certaine manière, il laisse la main aux femmes. C’est ainsi que Zouna, l’Algérienne, annonce d’emblée la fin de la liaison lorsqu’elle rentrera en Algérie : pas un instant, il ne lui propose une autre perspective, par exemple qu’elle reste exercer la médecine en France. On dirait que son désir, c’est que les femmes décident d’elles-mêmes de lâcher prise, de le laisser. Avec Jeanne-Sophie, il fait tout pour qu’elle en arrive à cette décision qui vaut ultime acte de guerre. Avec Zouna, c’est déjà la paix qui suit la guerre, c’est elle qui annonce l’impossible.

L’étudiant tchadien n’a cependant pas livré sa guerre sans filet : son directeur de thèse d’Amiens réitère son désir de l’avoir pour étudiant, car un élément de sa trempe, il ne s’en trouve que deux ou trois par décennie ! Façon de souligner que c’est sa valeur qui le sauve… ! Qu’elle ne peut pas l’anéantir ! Et en effet, malgré une lettre de sa collègue de la Sorbonne, le professeur d’Amiens garde son étudiant, ne cède pas ! Jeanne-Sophie a tenté une dernière chose pour récupérer son « Loulou chéri », avant de tirer sur la bibliothèque !

Ce qui est incroyable c’est qu’au moment où tout semble donc être dit et perdu, le jeune Africain a un regain de désir de réobtenir sa confiance. Et bien sûr la porte de Jeanne-Sophie reste fermée. C’est une parole d’elle, cette porte fermée. Il voulait se la faire dire. Une fin digne d’un roman ! Performance d’actrice ! Les filles de la Sorbonne ne sortent jamais de la littérature. Pourtant, bien que cette fille de la Sorbonne prétende le renvoyer au monde qui est le sien, bien que son appartement d’étudiant soit encore imprégné de Jeanne-Sophie, bien qu’elle ait détruit le centre de leur amour que représentaient les livres, l’étudiant sent qu’il habite son propre monde, qu’elle ignore. Il végète, il ne sait plus comment s’aimer, il cherche sa négritude, il imagine devenir un écrivain à la hauteur de Césaire et Senghor au point qu’on mettra une plaque au 135 Boulevard Montparnasse où il aura vécu.

C’est alors que, au jardin du Luxembourg, il voit cette jeune femme qui lui sourit, qui n’est, on le comprend bien, ni maternelle ni professorale : Zouna, médecin, Algérienne. Médecin, cela entre en résonance avec la blessure de l’étudiant, non ? « J’étais devenu si peu de chose à mes yeux, à peine un atome dans l’espace. » Oui, la belle image de lettré, il la voyait et en avait, surtout, la confirmation dans le miroir de Jeanne-Sophie ! Maintenant, il n’a plus ce miroir si prestigieux ! Il y a bien celui d’Amiens, mais la perspective est bien moins attractive, on l’imagine. Donc, le jeune homme qui fait cette rencontre inattendue n’est plus centré sur lui-même comme exceptionnel lettré au bel avenir. Il n’a plus de certitude. La deuxième aventure amoureuse ne va pas du tout démentir cela, elle n’est ni professeur ni maternelle ! Avec elle, c’est la blessure narcissique qui va se cicatriser. Sans rien enlever aux difficultés futures, sans doute. Il était un zombi, il renaît par elle dans un jardin. Deux ans plus tard, après avoir tant vécu avec elle sans que cela passe dans de la littérature, par-delà la Méditerranée, cette jeune femme algérienne va lui renvoyer, par son regard paisible et affectueux, une autre image de lui, non spéculaire, plus humaine, moins hautaine. Elle, à distance sur cette terre d’Afrique commençante, en Algérie, devient une vraie figure mariale, une taiseuse, qui le laisse aller vers sa vie, sans intervenir, sans la tracer. Une figure de Vierge Marie, sans doute si importante comme figure maternelle pour Nimrod, par le biais de son père. Reste la nostalgie de l’enfance ! Cette chose qui rappelle qu’il était le chouchou de ces femmes instruites, ses tantes, et aimé d’une mère qui l’a laissé aller au-delà de l’horizon en se taisant.

Un beau roman de Nimrod, très bien écrit, comme toujours dans ce français un peu précieux des Africains lettrés. Dans lequel il cherche sa négritude ? En tout cas, par-delà Jeanne-Sophie et Zouna, les femmes de l’enfance africaine semblent encore déterminantes. D’où la nostalgie. D’une part il y a l’influence sur lui des tantes instruites de son enfance, si belles, la culture même, dont il était le chouchou, qui le rendaient intéressant, mais dont les visages recouvraient le sien : toutes ces femmes maternelles s’occupant de lui, un délice et un danger. Peut-être les mères et tantes africaines sont-elles ainsi, délicieusement envahissantes ? Les femmes libérées françaises semblent jouer sur le même registre que ces tantes instruites chouchoutant le petit garçon doué ! D’où ce fantasme de ces femmes selon lequel les Africains aiment beaucoup les femmes qui savent bien « jouer du postérieur »… Jeanne-Sophie entre dans la série des tantes d’autrefois. Mais par ailleurs, dans le roman de Nimrod, apparaît une autre figure de femme, maternelle très différemment : la Vierge Marie. Une réserve de pardon. Une maman. Une grande taiseuse. Une qualité qu’il apprécie beaucoup chez les femmes. Figure mariale qui laisse aller. A la fois immensément proche et lointaine. Le garçon peut aller, seul, au-delà de l’horizon. Zouna entre dans la série des femmes mariales. Ces deux figures de femmes se combinent chez Nimrod, d’où une négritude, oui, mais sur laquelle se greffe peut-être le christianisme.

Alice Granger Guitard



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