jeudi 6 novembre 2014 par Jean-Paul Vialard
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Ton corps - Richard Morgiève.
Eric Fischl - Bad Boy.
Biographie.
"Ecrivain et
scénariste Richard Morgiève est né en 1950 à
Paris. Deux drames marquent très tôt sa vie, et de façon
définitive, le décès de sa mère lorsqu’il
avait sept ans et le suicide de son père six ans plus
tard.
Rendu à lui-même dès sa majorité,
il vit de petits travaux en tous genres, dont déménageur
de caves et d’appartements abandonnés, métier
qu’il exercera jusqu’à 29 ans : libre au volant de
sa camionnette avec Marie-Jo et la bande…
Cependant les
mots, de ne jamais le quitter, depuis l’enfance ils tournent en
lui et l’écriture le sauve. En 1970 paraît un
premier recueil de poésie à compte d’auteur, mais
écœuré par ce système ( payer pour se lire
) il se jure de ne plus écrire avant 10 ans. En 1980 il a
arrêté son travail de déménageur et publie
Allez les Verts. Depuis il n’a cessé d’écrire,
comme romancier, scénariste, dialoguiste pour le cinéma
et la TV, avec notamment l’adaptation de son roman Fausto."
4° de couverture.
"Un homme parle à son corps et à celui de la femme qui l'a quitté. Dernier recours quand tout est foutu, pour ne pas être un homme mort. Dans une douce incantation à lui-même, il cherche à reconstruire sa chair morcelée par l'absence. Quand le désespoir est absolu, le corps est le seul salut. Alors rester vivant, malgré les terribles images de l'amour perdu. Essayer de s'aimer, jouer, mais se sentir toutes les secondes comme une planète abandonnée, divaguant à la recherche de l'autre. Et se relever, tenter l'impossible. Être un corps en paix, un corps qui sera peut-être à nouveau désiré. Se le dire, oublier les larmes, continuer.
Avec cet hymne, cri d'amour universel, à la fois harmonieux et déchiré, Richard Morgiève bouleverse le lecteur.
"Ton corps" a été enfanté par "Ma vie folle". Il est le deuxième volet d'un diptyque dont Richard Morgiève est la dépouille."
Libre méditation sur l'œuvre.
Tout corps est le lieu d'un manque. Tout corps est recherche d'une faille originelle à combler. Tout corps est marqué des stigmates de l'autisme : la parcellisation est constante qui, jamais, ne saura trouver de juste résolution, sauf dans la conclusion de la finitude. Corps-bouche tendu vers l'autre bouche, celle qui aime, celle qui parle, qui fait résonner l'écho de l'altérité sur la falaise de l'exister. Corps-ombilic infiniment vrillé sur la conque primitive qui lui donna abri et ne s'illustre plus qu'à l'aune d'une confondante nostalgie. Les racines en sont tellement éloignées que l'arborescence humaine en est comme désemparée. Corps-sexe tragiquement tendu vers l'autre sexe, comblement de l'abîme par lequel s'annoncera le devenir, la sublime génération.
Tout corps est le lieu d'une lutte à mort : combat du Minotaure et de la suppliciée dont le corps offert sera promesse de vie, d'ouverture, de lumière perçant sous la terrible ténèbre. De ce conflit, de ce combat sans merci, nous sommes tous issus et en conservons l'empreinte fondatrice. Tout est toujours surgissement du néant, progression de funambule sur la corde tendue de l'exister. Pour cette seule raison, toute tentative de résolution de notre propre unité par le truchement de celui, celle qui nous fait face est de nature profondément métaphysique. Nous n'émergeons à la vie qu'à la condition de l'événement d'une main tendue, d'une bouche désirante, d'un corps se disposant comme recueil de notre propre silhouette perdue parmi les multiples confluences mondaines. Nous sommes identiques au fameux "symbolon" grec, lequel désignait l'objet total, rassemblé, alors que ses deux fragments ont été réunis par les deux partenaires qui cherchaient à se reconnaître.
Le "symbolon" grec correspondant
à notre moderne "Symbole".
Cet objet présente une riche sémantique, laquelle nous dévoile le fait que le signifié - le sens , ne peut jamais résulter que de l'ajointement de deux signifiants. De la même manière que l'amour est toujours la résultante de la rencontre de l'amant et de l'aimée. Il ne saurait y avoir de signification émergeant de sa propre autarcie, de sa royale solitude. Elle est toujours coalescente à une forme de passage, à une transition entre deux identités qui entretiennent une relation sur le mode dialogique. Disant ceci, nous ne faisons que donner acte à la dimension du multiple venant féconder l'isolement de l'unique. Si, d'abord, la réalité fonctionne sur le mode de l'insularité - nous sommes toujours seuls au monde -, l'accomplissement de cette même réalité vers un possible devenir pour l'homme est d'essence archipélagique, elle est langage faisant la liaison entre les éléments dispersés dans l'océan des incertitudes. De là résulte le fait que, constamment, comme une antienne se propageant à bas bruit, nous sommes à la recherche de notre alter ego, celui, celle par qui l'existence se dote d'un corps tangible, préhensible, se disposant à accueillir et à propager l'idée même de génération. Il n'y a guère d'autre vérité que celle-ci : réaliser notre propre accomplissement par ce fondement que l'Autre nous tend et à partir duquel quelque chose comme un monde commence à exister pour nous.
Et, maintenant, si nous délaissons les considérations d'ordre général pour nous focaliser sur l'expérience du narrateur de "Ton corps", voici ce qui s'y dessine en filigrane :
Le corps de l'autre.
"Elle ne te touche plus et c'étaient ses mains et son corps qui te faisaient corps. Tu gis dans les ténèbres, l'obscurité : là où ce qui est sensoriel ne pénètre pas. Tes mots ne servent plus à te faire entendre d'elle, à quoi bon parler ? Elle se refuse à tes yeux, à quoi bon voir ? Elle ne produit plus aucun son pour toi, à quoi bon entendre ? Et que goûter et que toucher à part elle ?
Qui goûter, qui toucher à part elle ?
Son souvenir est incarné en toi, comme des clous. Des milliers de clous qui te clouent. Elle n'est plus qu'un souvenir. Le souvenir de son amour pour toi, c'est tout ce que tu as désormais d'elle.
Comment vivre ?"
Son propre corps.
"Va devant une glace et regarde-toi.
C'est une histoire d'amour qui te manque; une histoire d'amour avec toi.
Regarde tes mains, tes pieds, tes jambes et tes bras, c'est une histoire d'amour que tu n'as pas encore vécue et qui te manque à un point que tu ne peux même pas imaginer. Regarde-toi, tu verras l'amour dont tu as besoin. Comment peux-tu imaginer aimer les autres sans t'aimer toi-même ?
Une histoire d'amour qui vient entre toi et toi, de toi vers toi, de toi en toi, de toi avec toi.
Veux-tu dire à voix basse : une belle histoire d'amour. Je veux vivre une belle histoire d'amour avec moi, en moi.
Dis-le, s'il te plaît. dis-le, répète-le.
Mais est-ce possible ?"
Le corps du langage.
"Mais "C'était toi", c'est une épitaphe ! "C'était toi", c'est avant, avant qu'elle ne t'aime plus. Et tu te regardes dans la glace et te disant : "C'était toi". "C'était toi" qu'elle a aimé, "C'était toi" qu'elle a quitté.
C'est qui "C'est toi" ? Qui va te nommer "C'est toi" ?
Mais tu n'as plus de voix, mais on ne se nomme pas tout seul; ainsi tu n'as plus de nom et donc tu ne peux plus parler. "
Le corps de l'écriture.
"Tu décides d'écrire lisiblement. Tu verras qu'en faisant cet effort tu vivras une sorte de renaissance. Tu te réapproprieras les signes. En les traçant avec plus de soin et d'attention, tu feras un véritable travail physique. Tu comprendras ainsi que la communication est physique. En te demandant d'être intelligible, tu verras ton corps apparaître sur le papier et demander sa place, et révéler sa nature : cette innocence, cette réalité de toi que tu oublies trop souvent. Écrire, c'est parler, et tu déguisais le timbre de la voix de tes mots.
Commence par écrire ton prénom et ton nom, et vois, et sens ! Un autre toi apparaît. Dessine-le en écrivant tranquillement, lentement : vu et lu !
Et aimé ?"
L'écriture comme manque. (Commentaire).
Le corps de l'autre parti à la dérive et ce sont les sens qui perdent la boussole. La quadrature existentielle devient si étroite, le dire des choses si inaudible qu'on en est réduit au piétinement de l'hémiplégie, aux paraphasies verbales, à l'audi-mutité de celui dont les sens ont été altérés jusqu'à en être des meurtrières à la fente occluse. L'image de l'autre comme une écharde plantée au profond de la chair et nulle autre figure ne pouvant s'imposer à l'imaginaire que celle de l'absente. L'on devient soi-même absence d'une absence, comme un redoublement muet de cela qui s'est retiré et donnait lieu à l'amour; on est livré à la mise en abyme de l'événement princeps dont on était possédé et qui, se retirant, ne laisse de sa matière que les clous qui rivent à l'irraison d'être, à la dépossession du monde.
Alors, quelle autre issue que de se livrer, les mains nues, le regard vide, les oreilles ourlées de silence, à son propre massif de chair, de s'enfoncer dans la lame étroite des certitudes carnées, des topographies tissulaires, des géographies de peau; quelle autre latitude que de se réduire à la dimension contingente de ses vergetures, de ses torsions ligamentaires, des aires ossifiées de son astragale ? Ceci, cette réduction au régime asilaire d'un corps ne se reconnaissant que dans l'opacité de sa rhétorique têtue, veut simplement dire le renoncement à exister selon des catégories transcendantes. Tout dans l'immanence, dans une manière de refuge égologique, de solipsisme aux bornes si étroites que n'en émerge plus qu'une forme de conscience végétative circonscrite à son propre objet. Mais l'amour de soi est une impasse. Mais l'amour de soi n'autorise plus que la cécité et il n'y a plus la conque de l'altérité pour renvoyer l'écho d'un message, amorcer l'image d'une possible relation.
Le langage résonne dans le vide, comme sidéré par sa propre profération. La paroi de l'autre, sa falaise dressée où ricochent les gerbes du sens se sont effondrées. Le langage se perd dans une manière de vide sidéral. Il n'y a plus de retour, plus de signes, plus de réverbérations humaines dont on pourrait se servir afin de procéder à sa propre reconstruction. Et la sublime nomination, celle qui métamorphose un destin anonyme en aventure singulière devient incapable de faire s'élever quoi que ce soit d'autre qu'une rumeur dépourvue de nervures signifiantes. On est livré à soi, remis à ce qui reste des braises de la conscience, forclos dans un univers si étrange qu'il pourrait aussi bien s'agir des marécages d'une incompréhension majuscule. La décision est simple qui fait retourner aux sources de l'écriture. On redevient cet enfant qui tâche de se découvrir dans la complexité du monde ambiant. De se révéler à la seule force dont il dispose : celle de tracer des traits et des courbes, de dessiner et de se reconnaître dans ce "dessin", lequel par l'effet d'une magique homophonie, devient "dessein", projet, projection hors de soi en direction de ce qui, habituellement s'absente. A savoir les signifiés dont le monde use pour faire phénomène. On écrit, avec application, son prénom, son nom et le miracle a lieu qui fait surgir du filigrane du papier ce qui y était inscrit de toute éternité, à savoir cette forme de soi qui, un jour, devait s'actualiser et faire son efflorescence.
Une "re-naissance" a lieu dont l'écriture constitue les fonts baptismaux qui portent le langage à son principe premier : faire de l'homme celui par qui tout advient dans l'ordre d'une syntaxe universelle. Symboliquement, l'homme est ce calame qui inscrit les traces du sacré sur le parchemin du monde. C'est ce beau message que nous délivre Richard Morgiève, dans une langue puisée au creuset même du corps, là où le souffle devient voix, puis parole, puis fable à destination des autres. Rien n'est sans le corps qui instille à la pensée la matière vive du sens !
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