Une réflexion romanesque sur le corps, cet inconnu. Où l’on voit que former, nourrir et soigner restent les trois piliers de la vie corporelle.
lundi 23 juin 2014 par Jacques LucchesiPour imprimer
D’ordinaire, les journaux, même les plus littéraires, sont des entreprises d’auto-exploration d’une âme. C’est d’une âme, de ses habitudes et de ses vicissitudes dans le monde où elle a été jetée, qu’il est question dans l’immense journal d’Amiel ou dans celui, plus condensé, de Pavese - pour ne citer que ces deux exceptionnels diaristes. Certes, le corps y apparaît, mais de façon marginale ou chuchotée, notamment lors de ses déficiences. Car le corps n’est pas noble ; il n’est qu’une enveloppe, un réceptacle, une prison et la vie de l’esprit – du moins dans la tradition occidentale – lui dame toujours le pion.
Avec « Journal d’un corps », Daniel Pennac s’est attaché à prendre le contrepied de ce point de vue spiritualiste. Pour lui, nous n’habitons pas notre corps mais nous sommes notre corps. Quoi de plus méconnu que lui ? Quoi de plus intime que nos organes et leurs manifestations, douloureuses ou jouissives ? Et tout ce qui peut arriver à notre corps affectera forcément notre psyché. Des transformations physiques et des maux de différente importance, il en arrive à foison au narrateur qu’il met en scène. De lui, on ne sait que ce qu’il veut bien nous livrer à travers le journal de sa vie corporelle qu’il tient de 12 ans à 87 ans – année de sa mort. C’est un peu son jardin secret et sans doute sa plus grande ambition : « Mon journal sera un ambassadeur entre mon esprit et mon corps. Il sera le traducteur de mes sensations. » (Page 34). Pourtant, comme il le dit dans son incipit, ces pages sont surtout destinées à sa fille qu’il laisse libre d’en faire ce que bon lui semblera après sa disparition.
Voici donc un homme né en 1923 d’un père invalide de guerre, qui a fait du sport durant sa jeunesse mais aussi de longues études, qui a été résistant avant de devenir haut fonctionnaire, qui s’est marié et a eu deux enfants qui l’ont, chacun, rendu grand-père à leur tour. Une vie bien remplie sans doute, mais néanmoins incomplète, imparfaite et inachevée, comme l’est fondamentalement toute vie humaine. Car ce journal est le prétexte à une méditation renouvelée sur l’existence tout en étant pris lui-même dans une trame romanesque. Autrement dit, cet homme est un personnage, même s’il fait forcément écho à notre corporéité et à notre finitude. S’il culmine à l’universel, ce roman – car c’en est un – est l’histoire d’un individu singulier parmi d’autres, avec des stratégies et des troubles corporels qui sont d’abord les siens (et un peu ceux de son époque, aussi). Que le lecteur vaguement hypocondriaque se rassure : il ne faut pas prendre pour soi tout ce qui peut lui arriver – sauf les ballonnements d’estomac qui sont notre lot commun. Du reste, l’auteur a pris soin d’établir, en fin d’ouvrage, un glossaire qui recense toutes les affections présentées dans ces pages. Ainsi Pennac retrouve intuitivement le sensualisme cher à Condillac et à Helvétius. Il fait ainsi œuvre de romancier autant que de philosophe. On peut oser le mot « chef-d’œuvre » à propos de ce livre, opus magnum d’une œuvre littéraire qui ne manque pas de bons titres. Sorti initialement en 2012, « Journal d’un corps » est aujourd’hui disponible en édition de poche. Une édition augmentée, pour préciser les choses, et aucun lecteur, je crois, ne s’en plaindra sitôt qu’il aura lu la première de ses 443 pages. De cette suite de notations rédigées dans une prose aussi limpide que précise, chacun pourra tirer une réflexion sur l’histoire de son propre corps. Un livre de chevet quasi parfait.
(Folio-Gallimard)
Jacques Lucchesi
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