Editions Albin Michel, 2013
vendredi 6 septembre 2013 par Alice GrangerPour imprimer
Ce très beau livre nous raconte les retrouvailles d’Amélie Nothomb avec son pays natal, le Japon, et avec sa nounou japonaise ainsi qu’avec Rinri, le fiancé de ses vingt ans. S’y joue la décharge sismique émotionnelle d’une énergie très longtemps contenue, bridée, emprisonnée dans les profondeurs psychiques, retenue par des attachements anciens ensevelis et terriblement puissants. Les Japonais, qui vivent chaque jour avec la menace du tremblement du terre, sont sans doute beaucoup plus sensibles que nous Occidentaux à cette énergie pulsionnelle souterraine bridée par des attachements anciens, voire matriciels, et à l’impératif d’une libération forcément éventratrice et destructrice.
Le tremblement qui saisit réellement et entièrement Amélie Nothomb, notamment lors de ce premier jour du voyage lorsqu’elle revoit sa nounou dans son village natal, fait advenir ensuite cette sensation de vide que peu d’Occidentaux sauraient sans doute apprécier. Ce voyage au pays du Soleil Levant libère l’énergie psychique de ses attachements anciens, dans un tremblement gigantesque qui balaie la honte, cela peut enfin se dire dans un jaillissement d’émotion et de douleur. Cette énergie libérée pourra alors laisser aller à la destruction les décors d’autrefois, exactement comme cela arrive par les tremblements de terre et le tsunami, les reconstructions appellent cette énergie pulsionnelle vers de nouveaux investissements. Les anciens, terriblement possessifs, voulaient encore retenir dans un temps maternant, surplombé par la nounou et la mère parfaite, idéale. Or, pour vivre, doit se jouer l’éventration sismique, avec d’une part Amélie Nothomb qui revient libérer cette énergie vitale retenue dans le passé en faisant le deuil de sa nounou adorée désormais âgée, et d’autre part cette nounou qui, elle aussi, accepte de laisser aller la petite fille devenue adulte, une nounou qui accepte de tomber en tant que telle, de ne plus servir à rien. Deuil de la petite fille qu’elle était, pour Amélie Nothomb. Et une nounou au crépuscule de sa vie. Elles se quittent avec cette sensation à la fois douloureuse et libératrice qu’elles ne se reverront jamais. Chacune d’elles est en deuil de ce qu’elle a été, petite fille et nounou.
Le motif de ce voyage dans le pays où elle vécut jusqu’à cinq ans, en mars 2012, est d’y faire un film pour la télévision : on voit Amélie Nothomb de retour sur cette terre natale chérie, d’où elle fut douloureusement arrachée par la nomination de son père ambassadeur dans un autre pays. Tout s’est, alors, passé comme si elle n’avait jamais pu elle-même vivre et accepter ce sevrage originaire, cette séparation, et que son énergie pulsionnelle était restée bridée par ça. Pourtant, ce livre retrouvailles est un roman ! C’est ce que nous dit la première phrase, également mise en quatrième de couverture : « Tout ce que l’on aime devient une fiction. » Cette autre vie de l’enfance reste dans l’absolu mais détachée, atemporelle, non modifiable par la vie actuelle, c’est une sorte de référence rythmique pour aujourd’hui, une musique, alors que revenir en arrière est impossible, et même indésirable car cela n’ajouterait rien à ce qui fut si heureux. Reste l’intensité de l’affect, lorsqu’elle revient, qui serre son cœur, et il n’y a rien à en dire. C’est extrêmement fort, et en même temps des grondements souterrains signifient que pour vivre il faut radicalement s’en détacher, il faut éloigner ça hors du temps, la liberté pulsionnelle qui en résulte est encore la trace vivante de cet amour, mais devenue détachée elle est preuve d’un amour non pas possessif mais qui abandonne à la vie. La musique dit cet amour intransitif, elle dit cette joie d’une énergie pulsionnelle que l’acceptation d’un deuil originaire a permis de sentir comme la sienne, réappropriée. Lorsque le lien total avec la nounou, avec la figure maternelle, persiste dans les souterrains psychiques, dans une logique fusionnelle, sait-on d’où vient l’énergie, à qui elle est ? La logique est celle du branchement, de la perfusion, du cordon ombilical. Mais le grondement longtemps silencieux de la tension sismique contenue, la menace permanente du tremblement de terre, c’est ça qui annonce le désir d’appropriation de cette énergie psychique, ce transfert forcément brutal et destructeur, cette éventration. D’une certaine manière, Amélie Nothomb est venue rechercher une énergie pulsionnelle restée très longtemps en rade, attachée. Ce qui s’imprime par-delà le gigantesque tremblement et le tsunami de larmes, c’est une tout autre face de l’amour : celui qui laisse s’en aller, qui accepte que la petite fille sorte du ventre, du giron, qui la voit adulte, vivant ailleurs. Cette vacuité si importante est celle du ventre vide, qui ne retient plus. La fonction de la nounou est devenue fonction vide lors de cet intense et douloureux premier jour du voyage.
Ce n’est pas par hasard si Amélie Nothomb, lorsqu’elle veut annoncer à ses parents, à sa famille, son prochain voyage au Japon après seize ans d’absence, ne peut le faire, une sorte de refoulement l’en empêche. Ce refoulement, elle le rencontra dès le début de l’exil, lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne pouvait pas se raconter totalement avec des mots ce pays édénique d’où elle fut arrachée. Des lacunes altéraient toujours le récit qu’elle s’en faisait. Elle ne pouvait pas le retenir avec des mots, avec le langage. Ce langage ne peut en sauvegarder que la musique.
Ce n’est donc pas un hasard non plus si deux catastrophes « naturelles » ont une importance symbolique dans ce roman, le tremblement de terre de Kobé du 17 janvier 1995, et le tremblement de terre suivi d’un terrible tsunami à Fukushima le 11 mars 2011. Le tremblement de terre rend impossible de revoir les images d’avant, la destruction imprime une perte irrémédiable, l’impossibilité de remonter le temps, et il est suivi d’une reconstruction qui rend méconnaissable le paysage et d’un vide.
Elle-même n’est plus que tremblement, celui de l’affect très puissant qu’elle a en elle depuis trop longtemps, qu’elle ne peut plus contenir, et qui se libère en une jouissance qu’elle voudrait refouler, mais c’est impossible. Cet événement du tremblement qui la saisit en présence de sa nounou retrouvée, qui se décuple lorsqu’elles s’étreignent pour se dire adieu, n’entre-t-il pas en résonance avec le tremblement de terre de 1995 qui a détruit la maison natale d’Amélie Nothomb à Shukugawa, village de son enfance près de Kobé, qu’elle ne peut plus reconnaître, qui a été reconstruit, qui est devenu une sorte de banlieue chic ? Elle écrit : « Si je suis japonaise, c’est en cela : quand je sens que ma réaction émotionnelle va être trop forte, je me raidis. Mon corps rigide déambule dans la rue. On tend un micro vers moi, je dis une formule creuse sur l’écoulement du temps. »
Comme pour le tremblement de terre, de l’énergie s’était accumulée, et, de retour au paradis de l’enfance, elle se libère, fait trembler le corps et la terre, d’abord, d’une certaine manière c’est le décor d’aujourd’hui qui fait les frais de cette libération brutale d’énergie, d’affect, puisqu’il ne saurait remplacer celui d’autrefois. On sent bien que ce n’est pas le Japon d’aujourd’hui qu’Amélie Nothomb est venue retrouver ! Le Japon d’autrefois, celui qui retint tant d’affect, tant d’énergie, de si longue années, fait trembler le Japon d’aujourd’hui, qu’elle retrouve. Un tsunami d’émotion emporte tout, le pays qu’elle aime à jamais n’est plus visible que par quelques objets. Dans la cour de récréation de son école, elle retrouve le toboggan géant, et c’est une joie indicible. Mais il n’y a rien à expliquer, aucun mot « fin » ne peut s’écrire à ce qu’elle a vécu. La nounou elle-même est convulsive : « Nishio-san se raidit. Elle salue poliment les gens de l’équipe qui sortent tous, me laissant seule dans l’appartement avec la femme cruciale. Alors, elle devient convulsive, me prend les poignets, puis m’étreint, puis me reprend les poignets. Ses yeux tragiques parlent une langue insoutenable. » « Nishio-san et moi tremblons comme des réacteurs… Je me surprends à penser que je voudrais ne plus être ici. Il y a trop de souffrance. Je voudrais que l’arrachement soit accompli. A cinq ans, j’étais plus forte. » « Cette fois, j’ai réussi à pleurer. Il le fallait. » « Nishio-san avait besoin de vos larmes, me dit la réalisatrice. » « Une joie de rescapée circule en moi. J’ai réussi l’épreuve. » Sa nounou et elles se sont revues, et, toutes deux, elles ont échappé au tremblement de terre et au tsunami de l’émotion. Pour vivre, il faut pouvoir échapper à ce déferlement d’émotion d’un attachement originaire. Cet amour était un terrible amour. Par la fenêtre de la voiture qui l’emmène, Amélie Nothomb trouve que la Kobé d’aujourd’hui est une ville merveilleuse. Comme elle dirait d’une ville où elle est en voyage. Un décor originaire incomparable ne fait plus exploser et trembler le décor actuel. Amélie Nothomb est enfin sortie de cette femme matricielle.
Ce qui reste aujourd’hui de ces premières années, elle le comprend en voyant une vieille dame étendre son linge, dans son village natal. Elle aussi tient absolument à s’occuper elle-même de son linge, en fille de sa nounou d’autrefois.
Amélie Nothomb avait pourtant revu sa nounou, c’était le 31 décembre 1989, elle avait vingt-deux ans et Nishio-san cinquante-six. Pourtant, elle n’eut pas le cœur broyé comme aujourd’hui. C’est que des désastres sont passés par là, le tremblement de terre a rasé sa maison, et qu’elle est âgée. Cette femme est sa deuxième mère, et elle sait que le retour ne sera plus possible. Ce voyage lui fait toucher le deuil d’une mère, d’autant plus qu’elle sait depuis ce voyage de 1989 que sa vie est ailleurs qu’au Japon. Cette énergie longtemps contenue, il fallait la libérer, et c’est ce qui s’est produit lors de ce premier jour du voyage, dans le village natal. Un premier jour douloureux, convulsif, puis, enfin, plus apaisé, et le regard qu’alors Amélie Nothomb jette sur Kobé semble être celui d’une nouvelle née ouvrant les yeux sur la terre où vivre, dont cette ville est le seuil. « Au moment de me coucher, je songe que comparée à ce premier jour, la suite du voyage au Japon sera une aimable plaisanterie. »
Kyoto, le Pavillon d’or : lorsqu’Amélie Nothomb et les journalistes qui l’accompagnent prennent, le soir, le train pour Tokyo, ils sont tous en overdose sensorielle. Les sens naissants ouverts à la beauté du dehors, avec une énergie pulsionnelle totalement appropriée, auraient pu incendier le Pavillon d’or ! Le dehors peut, lui aussi, offrir quelque chose d’une beauté qui surpasse tout et peut condenser sur lui une énergie libérée prodigieuse. Le Pavillon d’or vient en contrepoint de l’arrachement définitif à la nourrice, et au village natal. Les sens se sont ouverts à autre chose, et ce fut à cette merveille que l’énergie sensorielle follement libre aurait pu mettre le feu. Une chose pour une autre. La matrice vide apparut soudain dehors, à Kyoto, dans ce sublime Pavillon d’or, qui manqua concentrer sur lui toute l’énergie libre.
Suite du voyage : Tokyo. Amélie Nothomb est enchantée d’être dans la ville des folles aventures de sa jeunesse, où elle connut aussi « la stupeur et les tremblements de l’entreprise. » « Tokyo, c’est d’abord un rythme : celui d’une explosion parfaitement maîtrisée. Quand on y revient après une longue absence, on doit s’isoler quelques secondes en une sorte d’apesanteur pour réatterrir dans le tempo. Dès que les pieds sentent la pulsation, on y est. » On pourrait rajouter que Tokyo est la ville où se produisent presque en permanence de petites secousses, comme si l’énergie pulsionnelle était toujours, en soi, en train de se libérer de ses attachements antérieurs, pour s’investir autrement, dans la vie en train de se vivre. Le quartier des affaires lui semble désormais être une base interplanétaire, peuplée de cols blancs. Vue du haut d’un gratte-ciel, Tokyo est une ville qui n’a ni commencement ni fin. Au centre, le gigantesque Palais « figure la tête chevelue de ce corps écorché. » Elle note une certaine permanence des lieux par rapport à il y a vingt ans, ce qui est le paradoxe de l’avant-garde. Les adolescents paraissent les mêmes, « Chacun vient arborer le look qu’il a inventé. »
Le 2 avril, voyage à Fukushima. « La catastrophe m’a ravagée d’une manière que je ne parviens pas à dire. » « Je sais que j’ai besoin d’être sauvée. De quoi ? D’un ensemble de choses dont beaucoup me sont inconnues. » C’était ce que se disait Amélie Nothomb avant de partir au Japon. Quittant son village natal et sa nounou, nous avons l’impression qu’elle est sauvée, qu’elle s’est réapproprié une énergie pulsionnelle restée en rade dans un investissement originaire dont elle devait faire le deuil sinon pesait sur elle une menace mortifère.
Fukushima : avec une camionnette de location, ils traversent une zone vide, entièrement nettoyée, sans débris. C’est une ville du Japon où Amélie Nothomb n’était jamais allée. Le port semble avoir été bombardé, tout est détruit. Ils débouchent dans une zone qui n’a pas encore été nettoyée : le désastre. Monceaux d’objets, murs éventrés. Des gens, avec une précision et une patience sans exemple, déblaient, et cela prend un temps incalculable. « Nous quittons ce paysage presque beau à force d’être horrible et arrivons à l’heure pour le train de Tokyo. » Sans doute Amélie Nothomb est-elle très éprouvée par ce désastre indicible qu’elle voit à Fukushima, mais en même temps on a l’impression que son tremblement de terre à elle, son tsunami, ont déjà eu lieu, dans le village natal, et que ce qu’elle voit là, cette zone vide puis ces ruines y entrent en résonance. C’est effrayant, mais elle s’est déjà détachée.
« Je n’ai jamais compris Tokyo. Est-ce que c’est si grand ?… Tokyo m’évoque la logorrhée d’un maniaque : je ne vois pas la structure du discours, je ne parviens à dégager ni une phrase ni une ponctuation, je ne peux que me laisser traverser par ce flot inexorable et absurde… Tokyo ne me laisse pas en placer une. » Ce n’est pas à Tokyo qu’elle vit.
« … moi non plus, je ne suis pas une hypothèse crédible. J’ai tant de preuves de mon inexistence… On n’appelle pas un taxi pour soi quand on n’existe pas. Le métro bondé me dissout dans la foule, cela me convient. » Mais là, à Tokyo, elle a pris un taxi, pour rejoindre Rinri : « Alors comme ça, tu existes ? Tu vas voir ! » Il s’est donc passé quelque chose, qui donne cette sensation toute nouvelle d’exister ? La tentation de partir, de ne pas rencontrer le premier garçon qui lui donna confiance en elle, est grande. Dans le hall de l’hôtel, Rinri est là, il n’a pas changé, « Il est exactement comme en 1989. » Il lui fait visiter son école de joaillerie, où des bijoux de la préhistoire côtoient des chaussures du XIXe siècle et des vélos du futur. Rinri a très bien réussi, son bureau « est une vaste pièce presque vide ». Puis il l’amène en pèlerinage à pied dans Tokyo, « Sur les traces de notre passé commun. » Pour accentuer le fait que leur histoire appartient au passé, qu’il n’y a rien à rajouter aujourd’hui, qu’on peut seulement y aller en visite, comme on va sur une tombe ? D’ailleurs, ils vont aller s’allonger sur cette même pierre tombale sur laquelle ils l’avaient déjà fait à vingt ans ! Ils semblent un frère et une sœur extrêmement proches, que la vie a ensuite séparés, qui ressentent désormais avec sérénité le vide qui s’est instauré entre eux. La séparation, celle qu’Amélie Nothomb décida en s’enfuyant, dans le désir pressant de sauter dans une vie qui ne soit pas fusionnelle avec cet alter ego masculin dont elle ne se sentait pas amoureuse, apparaît aussi à Rinri, pour lequel elle fut douloureuse, une chose logique. Se marie-t-on avec une femme dont on se sent proche comme avec une sœur ? Les parents d’Amélie Nothomb, lorsqu’elle est née, attendaient un garçon, et ce fut une fille, qui se présenta à l’envers, par le siège, comme pour qu’il n’y ait pas de malentendu sur son sexe… On se demande si, dans cette aventure si singulière avec Rinri, il ne s’agit pas de laisser dans une tombe le garçon que ses parents avaient attendu et qu’elle entrevit à vingt ans sous les traits de ce jeune homme idéal ? « En avril, Rinri et moi avions passé une nuit entière sous les cerisiers en fleurs du cimetière d’Aoyama, couchés sur une tombe… nous avions seulement constaté que ces cerisiers fleurissaient avec une ardeur particulière. » « Avril 2012 : les cerisiers du Japon commencent leur déflagration. Rinri et moi ne disons rien. Nos pas nous mènent vers la tombe que nous connaissons. Nous avons l’air de nous recueillir en souvenir d’un disparu. C’est le cas. » Un disparu ! On se dit que si ce mariage-là s’était fait, en 1991, Amélie Nothomb aurait enfin présenté à ses parents le garçon qu’ils avaient attendu… ! C’est une hypothèse, bien sûr.. ! En ce sens il fut vital de leur signifier qu’elle était une fille, et qu’elle ne pouvait donc vivre toute une vie à satisfaire leur attente à eux ! Elle s’est enfuie, et là, de retour à Tokyo, en pèlerinage avec Rinri, elle se recueille sur la tombe du garçon disparu, celui qu’elle n’a pu incarner pour ses parents. « … je continue à marcher à côté du jeune homme de jadis. Au sortir du cimetière, le temps est aboli. La déambulation devient infinie. » Rinri lui dit : « Je me suis tellement amusé en ta compagnie. » « Rinri va repartir dans sa vie. La mienne est une succession d’adieux dont je ne sais jamais s’ils sont définitifs… J’ai connu tant d’adieux que j’en ai le cœur démoli. Je réunis mes pauvres restes pour saluer celui qui fut le premier à me donner le sentiment que j’existais et je vais l’embrasser comme on s’installe sur une chaise électrique. » Lui a-t-il pour la première fois signifié qu’elle existait en incarnant, lui, le garçon ? C’était lui le garçon, et la fille, c’était elle ? Une sorte de vertige spéculaire la prend-elle au point de se sentir pareille à une condamnée sur la chaise électrique ? Lui, ce serait elle ? Mais il détend l’instant de la séparation en évoquant ce mot qu’elle lui avait appris : indicible ! « Aujourd’hui est indicible. » C’est toi le garçon, c’est moi la fille. « Je cours me réfugier dans le taxi. Sauvée, je respire. » Encore une fois cette sensation d’être sauvée ! Du vertige de la gémellité stupéfiante avec celui qu’on attendait quand elle est née ? Amélie Nothomb confie qu’elle éprouva toujours de la gêne avec ce jeune homme qui a de la classe. « La gêne suppose une hypertrophie de la perception de l’autre, d’où la politesse des gens gênés, qui ne vivent qu’en fonction d’autrui. » Hypertrophie : cet alter ego garçon avait-il une existence plus forte que la sienne du fait qu’elle aurait dû être un garçon, et qu’avec lui elle frôla la folie d’en être un par lui, tout en cherchant à refouler le malaise ?
« Le fiancé de mes vingt ans ne m’en veut pas, il est heureux, sa vie est réussie, les souvenirs sont bons. En conséquence de quoi il m’échoit une récompense inattendue, celle qu’espèrent les moines zen : je ressens le vide. En Occident, ce constat apparaît comme un échec. Ici, c’est une grâce et je le vis comme telle. » « … je suis simplement la non-fiancée, la non-lumineuse, celle qui n’a pas besoin d’être consolée. Il n’y a pas d’accomplissement supérieur à celui-ci. » Voilà : Amélie Nothomb fait aussi le deuil de ce fameux garçon, celui qu’à vingt ans, ainsi que nous l’imaginons, comme passant de l’autre côté du miroir, elle eut la surprise de voir, incarnant celui qu’elle aurait dû être, celui avec lequel elle eût une sorte d’aventure amoureuse fusionnelle, non sans gêne, au point de s’enfuir. Ressentir le vide : se défaire, enfin, de ce désir de garçon qu’eurent ses parents en l’attendant ? Se défaire de son propre désir d’aller aux alentours du garçon pour en savoir plus sur le désir des parents qui surplomba sa vie fœtale ? Ressentir le vide : soudain être détachée de cette obsession tapie en soi ? On n’est jamais ce que les parents attendaient… Le vide : enfin toutes ces aliénations psychiques sont détachées, elles ont passé. Enfin être de plain-pied avec le présent absolu. « … je suis au seuil de quelque chose qui est en train de commencer, il y a un commencement gigantesque qui n’en finit pas de débuter, je ne sais pas ce que c’est mais ce qui est perpétuellement en train de s’ouvrir est immense… ce mot ‘maintenant’ me donne le vertige… » Extase. Une délivrance s’est jouée au cours de ce voyage ! Plongée dans la foule de Tokyo, ivresse sans bornes à se laisser transir par le déferlement de la multitude. « Je suis une aspirine effervescente qui se dissout dans Tokyo. »
Enfin, Amélie Nothomb échappe à la caméra qui la filme ! Ah cette sensation d’être libérée de cet œil mécanique ! « La sensation qui aurait dû s’abattre sur moi à l’idée de quitter le Japon une fois de plus ne vient pas… je n’éprouve qu’une joie formidable à l’idée de ne plus être filmée. »
Dans l’avion de retour, vision sublime de l’Himalaya par le hublot. « Que j’aime cette solitude de l’émerveillement ! Qu’il est bon de n’avoir de comptes à rendre à personne face à l’infini ! » Et oui ! Et elle se fait cette promesse de ne plus avoir de chagrin ni de mélancolie, s’autorisant juste la nostalgie heureuse ! Une nouvelle fois, pourtant, elle se rend compte que sa faiblesse, c’est sa porosité exagérée face à l’excès de splendeur. Ah cette terre qui en met plein la vue ! Chez elle, les sens sont peut-être restés en éclosion, avec fraîcheur ils se laissent envahir de beauté. Même la tour Effel à l’arrivée lui fait écarquiller les yeux de joie ? Elle a la faculté de l’émerveillement !
Amélie Nothomb revient à Paris en se disant : « C’est la ville où tu as conquis le droit d’exister. » C’est incroyable comme ce voyage au pays de l’enfance a pour conséquence non pas une plaie rouverte, mais cette sensation d’un droit d’exister, d’un bonheur incroyable ! Elle sent que des choses fabuleuses vont lui arriver ! Les problèmes parisiens triomphent vite de l’enthousiasme ? Téléphoner à la nounou japonaise ? Impossible. A Rinri ? « L’échange est sympathique mais nous n’avons plus grand-chose à nous dire. » En somme, plus rien dans le passé ne peut faire croire qu’il peut remédier au malaise présent ! Voyager ? Oui, mais maintenant vers une destination inconnue… La chute de ce beau livre est comme une fuite… Tel l’avion bouchon de champagne qui s’élève dans le ciel dès que l’ivresse des sensations en éclosion menace de retomber… En tout cas, ce roman est une vraie réussite !
Alice Granger Guitard
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