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L’art de la guerre, Sun ZI

Traduction du chinois par Valérie Niquet, Bibliothèque stratégique. Economica.

dimanche 15 avril 2012 par Alice Granger

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La culture stratégique orientale, par cette œuvre datant de 2500 ans, est toujours d’une extrême actualité pour ceux qui désirent acquérir, à l’heure où la mort domine tellement nos vies avec un visage si humain, les bases de la pensée stratégique. Si « L’art de la guerre » concernait à l’époque, en Chine, le combat armé en vue du rétablissement de la paix avec l’ennemi, et même cherchait à vaincre l’armée ennemie sans combattre, aujourd’hui nous pouvons nous inspirer de cette culture stratégique non seulement pour la guerre commerciale et économique qui se joue sur notre planète, mais plus encore, il me semble, pour jouer autrement que de manière mortifère la question des rapports humains qui sont, dans nos sociétés, plus conflictuels que jamais, et pour échapper au traitement de masse des humains.

Ce qui me saute aux yeux en lisant ce livre, c’est que la pensée et la culture stratégique mettent en premier le rapport de force. Ce qui met en branle la réflexion ! Sur l’exploitation de la faiblesse ! Avant de s’apercevoir comment Sun Zi renverse le rapport de force et fait apparaître cette faiblesse comme une force d’un autre genre, ayant présidé au développement d’un cerveau supérieur, d’une intériorité résistante et préparant la contre-attaque dans l’ombre.

Ce rapport de force surgit dès qu’un être vulnérable est en relation avec un être qui ne l’est pas qui va être tenté d’exploiter la faiblesse. Tu es vulnérable, et je vais en profiter. Je vais en profiter pour t’envahir, te prendre ton territoire, et c’est une manière brutale. Mais je peux aussi en profiter d’une manière douce, anesthésiante et aveuglante, en te proposant mon aide, à toi qui ne peux rien, je peux savoir et faire pour toi, et ta faiblesse te fera tout accepter de moi, comme je suis bien de te programmer ta vie, ce sera bien normal que j’en tire des rentes énormes ! Le plus fort, face au plus faible, peut se croire habilité à venir occuper une position de pouvoir qui entretiendra un sentiment de toute-puissance et un narcissisme aveugle.

Le rapport de force, chaque humain a commencé avec, puisqu’il existe dès la naissance, entre le nouveau-né d’une vulnérabilité extrême et le personnage maternel dont le pouvoir est total, même s’il est qualifié comme amour, ce qui développe le fantasme maternel de toute-puissance. Le rapport de force commence donc avec le premier souffle de vie, et se transpose au niveau des pays, du commerce, de l’économie, de la politique, de la vie des couples, de l’amitié. Dès que le deux pointe son nez, deux êtres, deux pays, etc. le rapport de force se met en place parce qu’il y a forcément une inégalité quelque part, et que c’est très facile au fort de paraître fort, sa belle image lui est renvoyée par le faible, et, d’une certaine manière, le dominant bat le dominé juste par la juxtaposition. Il y a dans l’air du sadomasochisme. L’idée que toi l’être vulnérable tu aimes ce que je te fais, ce surplomb de moi sur toi, tu aimes ta passivité. Tu aimes ma raclée symbolique, tu aimes ma becquée. Il y a l’idée d’une possibilité de venir envahir le territoire de tous les êtres vulnérables de la terre, de produire des objets, de la marchandise, de la distraction, du prêt-à-penser et du prêt-à-faire pour ceux qui seraient heureux de leur position passive. Il y a cette idée d’une faiblesse de toujours, qui produirait la force, donc le profit, à partir de la possibilité d’une massification de la faiblesse humaine. Il y eu peut-être cette idée, en Chine, il y a plusieurs millénaires, lorsque les territoires féodaux se sont assemblés pour donner un empire unifié, et que le danger de l’envahissement s’est vraiment fait sentir avec la fréquence des guerres. L’ennemi fut senti, le danger de l’envahissement, le temps des Royaumes combattants, l’idée qu’il fallait sauvegarder une intériorité, ne pas se faire assimiler, a dû faire son chemin, jusqu’à donner naissance à une pensée et une culture stratégique. A l’heure du traitement de masse des humains, il est temps de développer à notre tour la culture stratégique, pour ne pas laisser notre territoire intérieur être envahi parce que nous serions faibles, nous ne saurions pas conduire notre vie, parce que nous aimerions qu’on nous fasse des choses, nous aurions la passion de notre passivité, de la main-mise sur nous.

Dans ce type de rapport de force, il y a donc toujours cette idée que le fort tire son pouvoir, sa puissance, ses compétences, de la faiblesse, de la vulnérabilité, de l’immaturité de l’autre, et ceci est très paradoxal ! C’est le piège narcissique par excellence, le postulat d’un asservissement volontaire du faible, du mineur, qui ne pourrait renverser cette hiérarchie humiliante qu’en s’identifiant au dominant, et non pas en le dominant à son tour autrement, par un développement de la culture stratégique. Il s’agit d’un rapport de force primaire, brutal, sans stratégie, qui croit que le faible sera toujours faible, sans intelligence, sans capacité de résistance, et qui n’aurait qu’un cerveau des émotions sensible uniquement aux sentiments et aux intimidations, un cerveau qui accepterait les yeux fermés que d’autres sauraient à sa place ce qui est bon pour lui, un cerveau qui laisserait se programmer les volontés des autres, dominants, en restant un mineur dont la valeur ne serait que dans celle d’un clone de ces dominants.

Or, l’art de la guerre enseigne que l’être (ou le pays, etc.) vulnérable résiste à la dépendance, au fait de ne pas être aux commandes de sa vie, et n’est-ce pas comme cela que le cerveau supérieur des humains s’est développé tellement par rapport à celui des animaux : à cause de sa naissance prématurée lorsque les primates se sont mis debout, n’ont plus marché à quatre pattes, ce qui a modifié le bassin des femmes et les a fait accoucher plus tôt ?

Le cerveau de l’être vulnérable, prématuré, se met à désirer avoir les commandes, à ne pas se laisser assumer, envahir, programmer, il commence à avoir une activité intérieure dissidente, qui confirme à un niveau psychique, cérébral, la coupure du cordon ombilical. Dès le premier souffle, et même avant, l’être vulnérable se désynchronise, se dissocie, réagit par de la résistance, et s’il réagit, c’est d’abord qu’il sent l’autre, son pouvoir, sa capacité d’envahissement, de tout décider et imposer.

L’être vulnérable apprend d’abord à évaluer cet autre si fort, qui a un pouvoir si facile, voire si naturel, et qui est si sentimental, si émotionnel. Il y a donc au commencement de l’activité de résistance une capacité d’observation de l’autre, une sorte de culture de l’autre qui s’inscrit dans le cerveau à chaque impact, une sorte d’évaluation, de mise en hiérarchie. Cette œuvre chinoise m’a donc tout de suite fait réfléchir à l’existence irréfutable de ce rapport de force au cœur de nos vies humaines et sociales, que ce soit en famille ou au niveau des pays, des activités humaines. Cette œuvre est sublime parce qu’elle nous donne l’espoir d’un renversement possible de ce rapport de force, alors même que le risque d’envahissement, d’asservissement, se pointe dès que notre vulnérabilité est à découvert. Cette œuvre parie, depuis plus de deux millénaires, sur l’activité du cerveau pour déjouer la passion du pouvoir et de la possession, sa capacité à ne pas se laisser anesthésier par les bons sentiments, ni à se laisser humilier par les intimidations et les mauvais traitements. Comme si la faiblesse se renversait en atout inédit par la découverte qu’on peut prendre de la distance en pensant, en ayant une activité cérébrale de résistance, en devenant intelligent comme cela, en disant non sans en avoir l’air, laissant croire au plus fort qu’il continue à gagner tandis que le faible l’évalue, perce ses failles. L’art de la guerre se construit avec la capacité de penser, cette activité dissidente par excellence, qui se désynchronise de l’accord sentimental ou de la soumission à la force envahissante.

La pensée et la culture stratégique naissent dans le cerveau de l’être vulnérable (ou du pays décrété vulnérable), elles construisent une défense immunitaire en premier lieu contre le décret d’infériorité, de dépendance, et ensuite déploie des capacités critiques qui vont se développer sur l’observation de l’ennemi qui se croit supérieur afin de cartographier bien sûr ses avantages, mais aussi ses points faibles. Et qui se croit le plus fort ignore, par narcissisme niais, les failles de son système… Dans notre monde de forts, de riches, de puissants, dans notre monde où le conflit générationnel camoufle le surplomb abject de la mort derrière un sentimental geste qui range si vite des voitures la génération d’avant avec toute l’innocence du monde, ceux qui sont plongés dans la vulnérabilité et l’état de dépendance parce qu’ils sont pauvres, qu’ils n’ont pas la bonne couleur de peau, ou qu’ils doivent très tôt penser à mourir pour que les plus jeunes vivent sont concernés par cette culture stratégique immunitaire qui, seule, réhabilite la valeur de la vie humaine singulière.

Le conflit naît toujours du fait que quelqu’un croit qu’il peut être tout puissant parce qu’il voit quelqu’un de vulnérable qu’il peut exploiter. Toi, tu es, tel le nouveau-né (et on voit bien quel est le modèle de tout ça…), sans défense, alors moi, pour te défendre, je vais envahir ta vie, tout décider sur ton territoire qui sera le mien, ce sera moi le puissant, et toi, tu n’auras plus aucune chance de quitter l’état de dépendance, ta seule possibilité sera de développer le syndrome de Stockholm, et de m’imiter, de faire tiennes mes prérogatives… Le conflit s’enracine toujours dans le postulat de la vulnérabilité éternelle : donc sur un partenariat avec la mort, celle qui surplombe l’être (ou le pays) vulnérable supposé incapable de lever la tête, de penser, de se défendre. Postulat : tu ne vivras pas vraiment, tu seras toujours dominé, envahi par moi. Or, « L’art de la guerre » nous parle déjà, il y a 2500 ans, de la possibilité de renverser ce postulat. Le vulnérable, le plus faible, celui qu’on croit pouvoir envahir, formater, coloniser, programmer par le biais d’un syndrome de Stockholm réussi, au contraire de se laisser faire tel un bébé qui ferait risette à qui prend tellement soin de sa vulnérabilité se met à prendre du recul, à développer une intériorité pensante, culturelle, à comprendre quels bénéfices le plus fort entend retirer de cette exploitation parfois si humaine de la déficience d’autrui. « L’art de la guerre » développe une intelligence inédite du côté de l’apparente faiblesse. A l’heure de la massification des humains, par laquelle le syndrome de Stockholm a pris une dimension planétaire avec l’enlèvement des humains par la marchandisation de la vie humaine, se mettre à penser qu’on peut résister à cette terrible dépendance qui fait qu’on n’a qu’à faire comme des animaux supérieurs et tout avaler de ce qu’on fabrique pour nous pour notre bien est si revivifiant !

Cette œuvre fabuleuse nous invite à remettre à l’ordre du jour la faculté de penser, de résister, de nous sevrer de notre infantilisme. La pensée stratégique orientale nous invite à remettre au goût du jour l’esprit critique, la prise de recul, et à réhabiliter la valeur de chaque vie humaine. On en a bien besoin, dans ce monde où tout le monde se ressemble, à commencer par nos enfants qui, dans nos sociétés occidentales, sont tous éveillés, si on peut dire, de la même manière, avec la production massive des mêmes jouets, jeux d’éveil, nourriture, distractions, école, toujours sous l’œil féroce de qui leur veut du bien et sait pour eux.

Si la stratégie s’est développée en Chine à l’époque où le pouvoir s’est complexifié, mais toujours dans une tradition taoïste qui s’appuie sur la mobilité et l’impermanence des choses et des états, c’est dans le sillage de la « voie de la vertu » du souverain qui doit unir le peuple dans un même objectif d’intérêt national. Unir le peuple : il y a cette idée d’un souverain qui défend chaque être humain qui constitue le peuple du danger d’envahissement ! C’est extraordinaire ! C’est la voie de la vertu ! Un souverain qui pense et agit, à un niveau politique et stratégique, au nom de chacun des êtres qui compose son peuple, qui condense chacune des résistances singulières. Il organise la résistance à l’ennemi, à l’envahissement, à l’enlèvement qui serait suivi d’un massif syndrome de Stockholm, au nom de tous. Sa force résistante et combative additionne chacune des forces résistantes de son peuple. Cet art de la guerre s’invente comme une force insoupçonnée là où la sous-estimation avait tenté d’humilier, de blesser. La voie de la vertu, le souverain la choisit en refusant que la force tire profit de la faiblesse. Au contraire, dans l’ombre, une force insoupçonnée, très différente, va affronter la force brutale, grossière. La force primaire va prendre de plein fouet une force qu’elle n’aura pas vue venir, qui sera d’un autre ordre, défensive, immunitaire, réfléchie, intelligente, capable de frapper au talon d’Achille narcissique de l’ennemi. Là où l’ennemi tire trop vite la conclusion que rien ne changera, que la loi du plus fort sera éternelle, voici un autre regard sur les choses qui dit tout au contraire l’impermanence des choses…

L’enrichissement des principautés, en Chine, et l’augmentation de la puissance de certaines d’entre elles, tandis que la dynastie des Zhou n’était plus capable d’assurer le rôle d’arbitre, avait favorisé les conflits. Etat de guerre permanent, pas seulement pour résister aux nomades barbares, mais aussi pour lutter contre les volontés d’invasion et d’annexion des principautés voisines. C’est donc l’enrichissement qui suscite la convoitise ! La guerre entraîne une évolution des techniques et tactiques militaires, des soldats professionnels vont faire leur apparition, et la sédentarisation des paysans va permettre de trouver sur place à l’armée de quoi se nourrir et nourrir les chevaux. L’art militaire est au premier plan, lorsque la guerre sur fond de richesse fait fureur. Les plus forts veulent prendre, veulent grossir leurs profits. L’art de la guerre vise à déjouer, à affaiblir, cette guerre permanente pour les richesses et les territoires, en faisant apparaître, là où la faiblesse était présumée, une force inattendue très préparée qui dans le meilleur des cas pourrait dissuader l’ennemi d’attaquer. L’art de la guerre met face à face force contre force. La guerre n’est pas une fin en soi, elle permet juste d’assurer sa domination sous le ciel. La domination de la vie. Le plus fort ne peut pas décréter la vie tronquée, dominée, arrêtée, enlevée, du plus faible. La vie domine sous le ciel ! L’ennemi ne peut empêcher de vivre ! L’art de la guerre vise la paix ! Sans ignorer que l’ennemi cherche à envahir, exploiter, prendre. L’art de la guerre déploie les innombrables facettes de sa stratégie pour signifier à cet ennemi que, bien sûr, il convoite et se voit déjà en terrain conquis avec plein de richesses, mais s’il persiste il va perdre, la force en face a mille ruses contre lui même si au départ il y avait de son côté une faiblesse stratégique. C’est beaucoup plus intelligent que la loi du talion ! L’art de la guerre signifie à l’ennemi : persiste dans ta guerre, tu vas voir ce que tu vas prendre, réfléchis à la défaite que nous t’avons déjà fait subir, c’est dans notre tête que nous sommes les plus forts ! L’art de la guerre ne consiste pas à répondre coups par coups, mais à dissuader. Il y a toujours un moment où la force du plus faible est en réalité plus forte. A ce moment-là, cela bascule du côté de la paix, car l’ennemi va, sagement, préférer garder ses acquis et vivre en paix avec ceux qu’il voulait envahir.

Donc, en premier lieu, Sun Zi conseille de faire des plans, c’est-à-dire de bien juger l’ennemi et choisir le général qui sera capable de le battre. Puis il faut étudier le terrain, le nombre de soldats, l’ombre et la lumière, la distance. La guerre, écrit-il, est une question de vie ou de mort, c’est la seule voie pour ne pas être anéanti. D’une certaine manière, au commencement il y a la guerre, et c’est ça qu’il faut étudier. Il faut comprendre la situation. Il y a cinq variables. D’abord la fameuse vertu ! Y a-t-il un souverain pour lequel la vie singulière est à sauvegarder comme si c’était la sienne ? Non pas une vie soumise, non, une vie qui domine en tant que vie singulière. Ensuite, il faut estimer le ciel, c’est-à-dire l’ombre et la lumière, les saisons. Puis le terrain. Puis le général : quelqu’un digne de confiance, non ambigu, non achetable. Puis la méthode. L’organisation. Quelque chose de très pensé, de très calculé, et pour cela les soldats seront bien traités. En vue de la victoire. C’est-à-dire la possibilité de vivre en paix, sans la loi du plus fort.

« La guerre, c’est l’art de duper. C’est pourquoi celui qui est capable doit faire croire qu’il est incapable ; celui qui est prêt au combat doit faire croire qu’il ne l’est pas. » Et oui, la force c’est faire croire qu’on est faible, on ne nous voit pas arriver. Et puis, là où l’ennemi est fort, groupé, évitons-le, fuyons en ayant très tôt découvert notre désavantage, pas question d’attendre que ce soit trop tard. Accepter sa faiblesse quand il le faut, et éviter le combat alors. Savoir attendre une configuration plus avantageuse. Ne pas se précipiter. Accepter de perdre avant de batailler. Laisser l’ennemi croire encore plus à notre faiblesse. Le duper par notre faiblesse. Lui faire croire que ce sera facile. Il ne va pas bien se préparer, si c’est facile, si c’est gagné d’avance. Notre aveu de faiblesse va désarmer l’ennemi. « Il faut attirer l’ennemi grâce à un avantage ; lorsqu’il est en pleine confusion, il faut s’en emparer. » « Lorsqu’il se repose, il faut le harceler. » « Il faut l’attaquer lorsqu’il n’est pas prêt, avancer là où il ne s’attend pas. » Il faut faire beaucoup de calculs.

Ensuite, selon Sun Zi, il faut envisager les combats jusque dans les détails : ce qu’il faut de chars rapides et de chars cuirassés, de chevaux, de fantassins. Il faut vraiment prévoir la guerre, l’affrontement, la mise face à face des moyens. Il faut évaluer les ressources de l’ennemi, car ce sont ses céréales que l’armée utilisera pour nourriture. On ne s’avancera jamais sur son territoire, très loin, si on n’y a pas de quoi s’y approvisionner… Mais il ne faut pas rester sur le territoire ennemi jusqu’à l’épuisement de ses ressources, bien sûr, sinon les troupes mal nourries ne seront plus aussi combatives… Les opérations adroites ne durent jamais longtemps. Il ne faut pas prendre au peuple ennemi plus que ce qu’il peut donner. Toujours cette idée de ne pas se faire un ennemi du peuple, mais, implicitement, un ami, en le traitant bien. « … celui qui tue un ennemi doit être réprimandé. » La vie singulière domine ! Mais s’emparer des richesses ennemies, oui ! Le battre là il est en vérité faible, cet ennemi : dans son goût des richesses, ce pourquoi il veut attaquer… Quand on capture un soldat ennemi, il faut bien le traiter. Respect de la vie singulière, pas de logique de l’humiliation.

Puis, l’offensive, après avoir fait des plans, des calculs, des évaluations très précises. Mais que ce soit clair, il faut sauvegarder le pays ennemi et non pas le détruire. Toujours ce respect de l’intériorité étrangère. Cette volonté de ne pas humilier. « Le mieux est de soumettre l’ennemi sans combattre. » Le principe de la force dissuasive, qui se dresse là où l’ennemi avait vu de la faiblesse promettant l’accès aux richesses. Ne pas combattre implique d’avoir compris les plans de l’ennemis et d’attaquer lorsqu’il les élabore, très tôt. L’empêcher de faire des alliances, de déployer son armée. Se défendre en agissant très tôt, donc en anticipant la guerre offensive par la guerre défensive. Mais il est dangereux d’attaquer une cité fortifiée. « Celui qui ne connaît ni son ennemi ni lui-même sera en danger à chaque combat. » Comme il faut bien avoir en tête les rapports de force, pour atteindre cette capacité de penser, d’évaluer, de s’auto évaluer, de calculer ! C’est sûr que cela ne s’atteint pas en se laissant anesthésier par les pièges de nos sociétés de consommation cherchant à nous faire un cerveau mou et endormi !

Les circonstances des combats sont très importantes aussi à évaluer, à considérer. Pour se rendre invincibles, il faut savoir attendre que l’ennemi se rende vulnérable. « Le fait d’être invincible dépend de soi ; la possibilité de vaincre dépend de l’ennemi. » Il ne faut pas sous-estimer l’ennemi, se croire fort et lui faible. On n’y va pas, si, ce jour-là, les circonstances ne nous sont pas favorables. On ne remporte pas la victoire par des actes de bravoure, mais parce qu’on ne commet pas de fautes. On ne se surestime pas bêtement, on prend le temps d’évaluer les circonstances, la question de vie et de mort en dépend. « C’est pourquoi une armée victorieuse l’est avant même de chercher le combat ; une armée vaincue engage d’abord combat, puis cherche la victoire. » C’est parce que cette armée ennemie a sous-estimé l’autre partie. C’est bête… La faiblesse aussi est impermanente…

« L’art de la guerre c’est : premièrement mesurer, deuxièmement estimer les capacités ; troisièmement calculer, quatrièmement évaluer, cinquièmement remporter la victoire. » Et oui, rien d’un terrain conquis d’avance ! L’ennemi n’est jamais sous-estimé ! Le contraire de la logique de l’humiliation inhérente à la loi du plus fort. Dans l’art de la guerre, l’intelligence c’est de ne pas faire comme l’ennemi fait, c’est de ne pas sous-estimer ! D’ailleurs, un vivant digne de ce nom a toujours la capacité d’une guerre défensive, stratégique. Il saura vite comment sembler faible, et avancer dans l’ombre. La vie en train de se vivre, ne se laissant pas assumer par d’autres, est forte. Elle saura déjouer l’inaugural rapport de force et ne pas rester pauvre petite dépendante. Il suffit de se construire une vie intérieure dans laquelle la pensée stratégique ouvre la voie. Tous ces petits en permanence sous les regards qui prétendent les éveiller ont-ils désormais la moindre seconde de solitude pour acquérir une capacité de penser, une intériorité défensive garantissant leur singularité ? Le traitement de masse est en route, il faut tout, tout de suite. Quel contraste avec cet art de la guerre tout en recul, en calculs, en évaluation de l’autre et de soi, si loin de cette habitude désormais d’éjaculer la solution en tirant plus vite que son ombre ! L’autre existe vraiment, dans cet art de la guerre ! Dans le traitement de masse des humains, non, il n’existe pas, c’est un même lui-même cloné. « Les troupes du vainqueur sont comme le courant d’une eau brusquement lâchée du haut de mille pieds ; telles sont les circonstances. »

Des forces. On dirige une armée nombreuse comme une armée peu nombreuse : c’est une question de répartition. Il y a des forces ordinaires, et des forces extraordinaires. Et celui qui sait utiliser les forces extraordinaires ne connaît pas les limites de la terre. Il faut maîtriser les circonstances pour obliger l’ennemi à s’y adapter. Lui présenter un appât, et le forcer à vouloir s’en emparer. Ensuite, on l’attend avec le gros des forces. « Le bon stratège compte sur sa capacité à manœuvrer ses forces et n’attend rien des hommes. »

Arriver le premier sur le champ de bataille et attendre l’ennemi reposé. Attirer l’ennemi et ne pas être attiré par lui. Toujours avoir la main… Faire miroiter un intérêt. Ou bien lui faire peur si on ne veut pas qu’il s’approche. Fatiguer l’ennemi lorsqu’il se repose, l’affamer quand il veut manger, le harceler quand il veut la paix, aller là où il ne s’y attend pas, lancer une offensive sur une position non défendue. Bref, l’art de la guerre, c’est être toujours sur la brèche, en ne perdant jamais de vue cet autre ennemi. Sans jamais s’endormir, baisser la garde. Un tel éveil de la pensée stratégique, c’est extraordinaire ! Pas la capacité d’un esprit mou, qui sous-estime l’autre, c’est sûr ! Face à celui qui excelle à l’offensive, l’ennemi ne sait quelles positions défendre, et face à celui qui excelle à la défensive, l’ennemi ne sait quelles positions attaquer. Pour avancer sans être attaqué, il faut se précipiter sur les vides de l’ennemi. Il faut manœuvrer l’ennemi et ne pas se laisser manœuvrer.

L’armée n’a pas toujours la même apparence. Elle sait parfaitement s’adapter à l’ennemi. « On s’empare d’un territoire en divisant ses troupes. » « Pour soumettre les grands féodaux il faut utiliser leurs handicaps. » Comme il faut bien savoir évaluer l’autre ! Comme il faut s’y intéresser ! « … celui qui ne réfléchit pas et sous-estime l’ennemi sera capturé. »

Examiner en détails le terrain, se conformer à sa configuration pour qu’elle soit un soutien pour l’armée. « Celui qui ne connaît pas les plans de l’ennemi ne peut s’en approcher à l’avance. »

Utilisation des espions et des agents détournés, transmettre de fausses informations. Rechercher les espions ennemis chez soi, et leur offrir quelque chose pour les influencer, ils deviendront des agents détournés.

La stratégie occidentale doit comprendre que la stratégie orientale cherche l’érosion de l’ennemi, non pas son anéantissement. D’abord, toujours, la stratégie indirecte, et seulement ensuite, éventuellement, la stratégie directe. Car la guerre est une affaire grave pour le pays.

Un art de la guerre qui ne vise pas à la soumission de l’ennemi, mais, échappant à son dessein de soumission, réussir à ce que les deux puissent vivre en paix, tandis que c’est la vie qui domine. La victoire, c’est la sortie de l’exploitation de la faiblesse. L’art de la guerre, c’est avant tout une incroyable capacité cérébrale qui s’acquiert en se défendant du fort qui prétend s’imprimer jusque dans mon cerveau. L’art de la guerre, c’est une réponse inégalée et incroyablement intelligente à la tentative d’uniformisation de la vie humaine. L’art de la guerre nous enseigne à structurer et à entraîner notre cerveau comme une armée capable de se défendre contre la massification des humains, contre la logique de l’humiliation, contre la loi des plus forts, contre la soumission, contre l’exploitation du cerveau des émotions. Non seulement ce n’est pas une œuvre dépassée, mais elle est à lire de toute urgence ! Si l’autre sait que vous êtes capable de penser de cette manière-là, que vous êtes capable de l’évaluer, de le juger, de le duper en saisissant au quart de tour le sens de ce qu’il dit, fait, pense, alors il réfléchira à deux fois avant de vous attaquer, avant de vous humilier, avant de faire comme si vous ne comptiez pas, comme si vous étiez déjà mort ou comme si vous n’aviez jamais eu d’importance collective.

Alice Granger Guitard



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