jeudi 3 février 2022 par Abdelaziz Ben Arfa
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Aperçu sur le livre Mina al-Hatab ila Thahab (De l’Infortune à l’aisance), de Mohamed Jouili
Par : Abdelaziz BEN ARFA
INTRODUCTION
Le Docteur Mohamed Jouili, professeur à l’université de la Manouba, à Tunis, a publié plusieurs ouvrages : en 1990, il a fait paraître Pour une sociologie de l’avarice, chez la Maison Arabe du Livre ; en 2002, L’Anthropologie du conte, et La pérégrination de la parole, chez Ibn Hazm, le Caire, en 2003. D’éminent professeurs universitaires et hommes de lettres, tels Taoufik Baccar et Hédi Khelil, ont commenté ses lumineux textes et ont salué son honorable parcours d’authentique chercheur : car, après avoir fait des études à la Sorbonne, Mohamed Jouili a enseigné à l’Université du Roi Saoud, à Riyadh. Maintes fois, il est convoqué par l’Université de New York. Il a dirigé, à Trento, en Italie, de 2004 à 2006, le Centre de dialogue Euro-arabe. À l’Université de la Manouba à Tunis, il supervise l’Unité de recherche qui focalise ses travaux sur l’anthropologie culturelle.
Ces derniers jours, j’ai passé d’agréables moments à savourer la lecture de son livre Mina al-Hatab ila Thahab, publié aux éditions Diafaf (= Rivages) et par le département culturel saoudien de l’Enseignement supérieur, à Paris, en 2014, 142 pages. L’on pourrait rendre le titre arabe de ce livre par une expression française : De l’infortune à l’aisance. L’originalité et la qualité de ce texte résident dans l’approche comparative et l’analyse minutieuse menée à propos de deux contes, l’un français Le petit Poucet, et l’autre saoudien, L’Ogre et les trois frères. Je tenterai, ici, à travers cet article d’en donner un aperçu et de dégager les principales articulations de la démonstration. (Cf : 24/12/2021, 21 h 40).
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Ce livre débute par une dédicace adressée à une femme saoudienne, anonyme. C’est que cette dame avait accompli un acte de générosité sublime, ample et grandiose qui mérite éloge et reconnaissance. Durant deux pages, l’auteur raconte les circonstances qui avaient entouré cet acte généreux accompli par cette dame exceptionnelle : Mohamed Jouili, l’auteur de ce livre, venait d’obtenir un poste de professeur à l’université du Roi Saoud, à la ville de Riyad. Cet événement avait coïncidé avec un autre : l’entrée de son fils à l’école primaire. Accompagnés de leur fils, le père et la mère étaient allés faire des emplettes dans un magasin de grande surface. L’enfant avait observé un très beau cartable qui avait charmé ses sens. Mais celui-ci était d’un prix onéreux. La mère avait repris le cartable pour le remettre à sa place. Père et mère étaient en train de faire la queue devant la caisse pour payer le peu qu’ils avaient acheté. Ils ne s’étaient pas aperçus de leur fils qui avait repris le cartable en le traînant derrière lui. Au même moment, la dame en question était en train d’observer ce qui se déroulait devant ses yeux, pleine d’admiration pour cet enfant qui attachait tant d’importance à ce cartable. Un élan généreux la porta à payer la somme d’argent que coûtait ce précieux objet. Ce qui s’était produit ce n’était pas de la fiction mais bel et bien un fait réel et concret. Cette femme n’avait aucun lien avec les membres ou amis de cette famille. En outre, jusqu’à ce jour, l’auteur ne connaissait pas l’identité de cette femme qui s’était abstenue de citer son nom. Aussi cette dédicace s’adresse-t-elle à une femme anonyme valorisée hautement par l’acte généreux dont elle avait fait preuve.
Cet acte généreux, qui valorise la dame qui l’a accompli, constitue un thème majeur de ce livre qui établit une comparaison entre deux contes, l’un français Le Petit Poucet, de Charles Perrault, et l’autre saoudien, L’Ogre et les trois frères. L’hommage rendu à la femme se lit en filigrane à travers les analyses si subtiles que comporte ce livre : l’approche comparative menée, ici, use des méthodes modernes qui abordent l’étude du texte littéraire. Bien que l’auteur note que son approche s’écarte de celles structurales, de Lévi Strauss et de Vladimir Prov, trop formalistes.
Cette modernité de l’approche consacre un chapitre à l’étude des points stratégiques du texte : le titre, l’incipit et l’explicit. Puis, il aborde l’étude de l’onomastique. Ensuite, il évalue la position du père et celle de la mère. En outre, il déplie les couches textuelles et fait émerger la voix de la mère pour le faire entendre. Voici, à mon sens, les axes thématiques majeurs que ce livre aborde. Il nous importe, donc, de passer en revue, l’articulation de cette démonstration.
Qu’est ce qui rapproche deux contes qui appartiennent à deux cultures différentes : l’un saoudien et l’autre français ?
C’est d’abord, ce qui a nécessité et ce qui a justifié l’usage et l’adoption d’une approche comparative. L’on devine le temps consacré et l’effort fourni par le chercheur, consultant une masse textuelle énorme pour dégager leur étonnante similitude.
Ces deux contes narrent presque la même chose : le contexte décrit une situation de famine qui règne. Dans les deux cas, un père et une mère se trouvent confrontés à un problème insoluble : ils ne trouvent pas de quoi nourrir leurs enfants. Ils ne peuvent plus supporter de voir quotidiennement leurs fils mourir de faim. Impuissants à subvenir aux besoins de la famille, le père décide de se débarrasser de ses enfants, en les menant dans une forêt sombre et dense (conte français) ou dans une vallée, dans le désert (conte saoudien), pour les égarer, donc les abandonner. Ici, d’un côté, l’on constatera que la position de la mère diffère de celle du père. Et d’un autre côté, la femme, dans le conte français, se comporte différemment de celle du conte saoudien. C’est une nuance, de taille, qui différencie les deux cultures.
Et, puisque le conte s’adresse prioritairement à un public enfantin, celui-ci positionne l’enfant dans la fonction de protagoniste qui joue le rôle d’un héros : c’est le petit Poucet, chétif de taille, benjamin de ses frères qui fait preuve de lucidité, de clairvoyance, de ruse, d’intelligence et de perspicacité, en sauvant ses frères du malheureux sort dont ils sont victimes. Aussi change-il l’infortune de la famille en état de bonheur et d’aisance. Le combat que livre le petit Poucet avec l’ogre, ne s’arme pas de la force et du courage mais de la ruse, de la lucidité, de l’intelligence et de la clairvoyance. Tout un chapitre est donc consacré à l’étude de l’onomastique : le petit Poucet, bien qu’il soit chétif et le benjamin, c’est bel et bien lui qui conçoit la solution salutaire. Ce chapitre montre que le nom que porte cet enfant protagoniste correspond adéquatement à l’héroïsme de son acte : le conte œuvre dans un but éducatif : il soutient le moral de l’enfant, l’aide à faire face à son impuissance, et à dépasser ses obstacles existentiels et les complexes qui l’infériorisent.
En outre, les deux contes, d’après l’analyse que mène ce livre, décrivent et valorisent, aussi, les deux positions prises, l’une par le père, l’autre par la mère, quant à leur tentative d’envisager une solution au problème insoluble qui les préoccupait et qui s’était posé en termes d’urgence : que faire quand ils s’étaient trouvés incapables et impuissants à nourrir leurs enfants ? Dans Le Petit Poucet français, le père pauvre bûcheron annonce à sa femme qu’il a décidé d’amener ses fils dans une forêt sombre et dense, où il serait facile de les faire s’égarer : une façon de se débarrasser d’eux. Mais la mère considère que cette attitude du père dénote d’une scélérate cruauté et que ce n’est pas la bonne solution. Dans ce conte français, la voix de la mère s’élève et se fait contestataire. Mais, dans le conte saoudien L’ogre et les trois frères, la voix de la mère, bien qu’elle n’adhère pas à la solution envisagée par le chef de famille, celle-ci ne proteste pas outre mesure. Elle reste pudique, égale à elle-même : cela est-il dû à la dépendance à laquelle est astreinte la femme saoudienne envers son mari ?
Dans tous les cas de figures, la responsabilité de la mère compte : elle aurait pu, par exemple, prendre la fuite et amener ses enfants avec elle, ou prendre le risque en optant pour une solution de divorce. Peut-être. Mais, ce livre mène l’analyse plus loin : il ne se contente pas de parcourir la couche apparente, le phénotexte, qui refoule, en quelque sorte, la voix de la mère, il creuse en profondeur, en s’aventurant, dans les couches narratives du génotexte : il fait entendre la voix de la mère, en examinant les dialogues et les entretiens qui ont lieu entre le père et la mère.
Mais, le conte est une fiction : c’est un imaginaire qui déploie ses performances narratives. C’est pourquoi ce livre évoque et convoque l’intertextualité arabe qui nourrit peut-être la fable conteuse :
La littérature arabe illustre d’une manière éloquente cette vision, depuis environ mille ans. En est témoin la fable intitulée Le lièvre et le lion, que contient le livre Kalila et Dimna d’Abdallah Ibn Al-Muqaffa (102, de l’Hégire- 138, de l’Hégire). Le début de ce conte commence ainsi : "L’on rapporte qu’il existe un lion dans un endroit giboyeux, empli d’eau, de terre fertile en herbe. Les animaux sauvages avaient élu séjour dans ce lieu parce qu’ils pouvaient vivre aisément. Mais, ils étaient terrifiés par la peur que leur causait un terrible lion. Chaque jour, ils sacrifiaient l’un des leurs, qui servait de repas pour cette bête monstrueuse. Cette offre journalière était le résultat d’un tirage au sort. Ils avaient conclu cet accord sous la condition que le lion garde son antre et ne les surprenne pas, en cessant de les épouvanter, les laissant paître en paix. Le lion accepta le contrat. Le tirage au sort tomba un jour sur un lapin. Lorsque celui-ci eut la conviction qu’il courait à sa perte, il décida de se débarrasser définitivement de ce lion. Il s’adressa à ses pairs en ces termes : ``Si vous vous comportiez tendrement avec moi, désormais, vous ne vivriez pas dans la terreur et la menace contenues, je vous libèrerais de ce lion". Puis, ce lapin se mit en route pour aller rencontrer le lion. Il accusa un retard qui enfreignit la clause stipulée par l’accord. C’était qu’il avait conçu un plan ingénieux. Arrivé après l’heure fixée par le rendez-vous, il trouva le lion fulminant de colère. L’astuce consistait en ceci que le lapin se présenta en s’honorant du titre de messager envoyé par les animaux sauvages qui l’avaient mandaté. Il informa son maître le lion qu’il lui avait amené un lièvre pour son repas mais un autre lion l’avait pris pour son propre compte. Lorsqu’il fut mis au courant de cette affaire par le lapin qui se présenta à lui en qualité de messager, il fut déterminé à connaître l’endroit où régnait son émule, le prétendu farouche adversaire, l’autre maître des mêmes lieux. Le lapin lui désigna un énorme puits empli d’eau claire et limpide, où se cachait l’adversaire imaginaire. Le lion s’y mira et vit son reflet, tel Narcisse, à travers le miroir que formait la nappe d’eau. Il crût que c’était un autre lion qui le défiait. Le lièvre entérina la conviction de celui-ci, en lui disant : c’est celui-ci qui me l’avait pris. En se jetant dedans, ce lion ne douta aucunement qu’il était piégé par l’illusion scopique. Il était déterminé à combattre son rival. Bien évidemment, il s’y noya. (Cf. D’après l’édition Bous lama, pp 112-114, sans date d’édition. Passage traduit de l’arabe en français par nous). Il importe en ce lieu même de citer cette fable traduite en français par André Miquel :
"On raconte, commença Dimna, qu’un lion habitait une contrée fertile, pleine de bêtes sauvages, riche en eaux et en pâturage ; mais les bêtes, par crainte du lion, ne pouvaient profiter de ces avantages. Après avoir délibéré à ce sujet, elles allèrent trouver le lion et lui dirent :" Tu ne peux t’emparer d’aucune bête d’entre nous qu’au prix de dures fatigues. Nous avons envisagé, d’un commun accord, un parti qui nous procurait le repos, à toi comme à nous si tu nous rassurais et apaisais nos craintes, dit le lion. - Eh bien, nous prendrons chaque jour parmi nous une bête, que nous t’enverrons pour ton repas du matin." Le lion, satisfait du projet, donna son accord et les deux parties s’engagèrent à tenir leurs promesses.
Le sort tomba, quelque temps après, sur un lièvre, qui dit aux bêtes :" Y aurait-il pour vous quelque inconvénient à m’accorder gracieusement une chose qui, sans vous causer le moindre tort, me permettra de vous délivrer du lion ? - Qu’est-ce donc ? - Dites à celui qui devait m’accompagner de ne pas me suivre : je pourrai peut-être retarder (l’heure de me présenter) au lion et lui faire attendre son repas, ce qui le rendra furieux." Les bêtes suivirent les recommandations du lièvre ; celui-ci partit sans se presser et attendit l’heure à laquelle le lion prenait son repas. Le lion alors, affamé et furieux, se leva, quittant l’endroit où il était couché, et se mit à marcher en regardant (de tous côtés). Quand il vit le lièvre :" D’où viens-tu ? Lui demanda-t-il, et où sont les bêtes ? - Je viens de leur part, répondit le lièvre, et elles sont tout près d’ici. Elles m’avaient chargé de t’amener un lièvre, mais, tout près d’ici, un lion a surgi devant moi et me l’a pris. Comme je lui présentais que le lièvre était le repas du roi et qu’il ne devait pas me l’arracher, il a lancé des injures à ton adresse et s’est prétendu plus digne que toi de (commander à) ce pays et à ses bêtes ; je suis alors venu te trouver pour te mettre au courant. "Le lion demanda au lièvre de l’accompagner et de lui montrer cet autre lion ; et le lièvre de le conduire auprès d’un puits à l’eau limpide : " C’est ici que se tenait le lion, lui dit-il, mais j’ai peur de lui ; tiens-moi donc serré contre toi." Le lion, prenant avec lui le lièvre, regarda dans le puits et y vit leurs deux images. Il déposa le lièvre à terre, bondit dans le puits pour attaquer et combattre l’autre lion et se noya. Quant au lièvre, il s’en revint trouver les bêtes et les mettre au courant. "
Pages 72-73, in Ibn Al- Muqaffa-le livre KALILA et DIMNA, traduit de l’arabe par André MIQUEL, Paris, Editions Klincksieck, 1980, 347 pages.
Conclusion
Ce livre est le fruit d’un laborieux travail. Son auteur a compulsé une masse textuelle énorme couronnée par l’émergence de deux contes similaires : l’un français, l’autre saoudien. Le chercheur a eu le soin et la patience d’aborder ces deux corpus à partir d’une approche comparative rentable. Il a soumis les deux contes à une analyse fine, minutieuse et pointilleuse, qui a interrogé les lieux stratégiques du texte, l’onomastique, les positions prises, de la mère et du père ainsi que voix de la femme française et de la femme saoudienne ; en soulignant et en notant les nuances distinctives. Il a dégagé la voix refoulée de la mère, en dépassant le phénotexte et en creusant le génotexte. Il a montré le rôle éducatif du conte dans l’élaboration de la personnalité de l’enfant. Il a rappelé, toutefois, que le conte est une fiction imaginaire : c’est ce qui l’a poussé à évoquer et à convoquer certaine intertextualité ancienne qui avait peut-être nourri indirectement, voire secrètement, la littérarité du texte telle la fable du lièvre et du lion, que rapporte Ibn Al-Muqaffah, dans le livre ’’Klila et Dimna" (traduit de l’arabe en français par l’éminent orientaliste : André Miquel).
Tel est, en somme, et à mon sens, le mérite de ce livre : il vaut aussi bien par son érudition que par ses analyses éclairantes, si minutieuses. Et Ceci n’est pas étonnant de la part d’un authentique chercheur, le professeur universitaire, Mohamed Jouili, que d’éminents hommes de lettres, tels Hédi Khelil et Taoufik Baccar, avaient déjà salué son parcours et révélé les qualités de leurs livres dont ils avaient pris connaissance. À mon tour, j’ai lu ce livre Mina al hatab ila aththahab = De l’infortune à l’aisance, du même auteur : je suis, peut-être, le premier à le présenter au public.
Et vu l’importance de ce livre, il est souhaitable qu’il soit traduit dans la langue de lumière, de Molière : sa version française aura, certainement, élargi le cercle de son audience.
Nous tenons aussi à rendre hommage ici au regretté Charles Vial, éminent Professeur de Littérature arabe à La Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence qui a publié un compte rendu en Français sur l’ouvrage de Med Jouili Pour une sociologie de L’Avarice dans Le Bulletin critique des annales islamologiques - Institut Français de L’Archéologie orientale - Le Caire, 1992, témoignant de l’importance de cet ouvrage et la stature de son auteur dès son jeune âge.
Par : Abdelaziz BEN ARFA
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