mardi 21 janvier 2020 par Meleze
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Biographie de Jorge Luis Borges
Ecrite par Emir Rodriguez Monegal 1978
traduit de l’anglais par Gallimard Paris 1983
La bibliothèque
La vie de Borges (né le 24 août 1899 -
mort à Genève le 14 juin 1986) oblige à réfléchir sur la fonction des bibliothèques.
Dans cette biographie écrite par Monegal qui est un admirateur uruguayen
inconditionnel de l’écrivain argentin, le chapitre sur la bibliothèque est le
mieux réussi.
Tous les facteurs que le biographe a rassemblés sur la vie
de Borges poussent vers un apogée. L’âge de l’écrivain, la mort de son père qui
l’oblige à rechercher pour la première fois de sa vie, un travail salarié, le
contraste qui va se créer entre l’écrivain qui aspire à de brillantes
rencontres intellectuelles et ce milieu d’employés modestes recrutés dans les
banlieues de Buenos Aires par lequel Borges est moqué, voir humilié.
Dans ce livre, c’est une surprise de découvrir
que Borges va tenir le coup environ 10 ans dans ces conditions difficiles.
Pendant son temps de travail il lisait
HG Wells. Borges est en effet un spécialiste de la littérature anglaise dont il
fait la vulgarisation pour le public argentin par l’intermédiaire de journaux
(ou revues) dont la plus importante sera « Sur ». HG Wells un auteur très en
vogue entre les deux guerres dont l’œuvre de science-fiction se retrouve
souvent comme source d’inspiration de ses propres récits. Nous découvrons ainsi
la façon dont une tâche bureaucratique inférieure peut continuer de nourrir des
aspirations secrètes à la célébrité.
Le grand écrivain a un travail idiot dans une institution
qui n’est pas capable de reconnaître sa valeur. C’est très différent d’un
abonnement de lecteur à la Bibliothèque
Nationale qui permet de lire les livres les plus intéressants,
conseillés comme le sont nos lycéens par leurs professeurs. Les collègues de
Borges sont de vrais bandits qui utilisent leurs fonctions à des trafics
divers. On ne peut pas dire cela des employés de la BN.
Plus Borges passe de temps en bibliothèque plus il est
enfermé dans une vision du monde fantastique. C’est vraiment le contraire de la
France du 21° siècle qui s’appuie sans cesse sur son expérience du travail
manuel sur sa connaissance de la nature pour tirer profit des synthèses les
plus fines. Plus l’étudiant contemporain fréquente la bibliothèque, plus son
monde est matériel. L’expérience de Borges est totalement à l’opposé de la
sienne. Borges croit à la supériorité de la fiction sur la vie, tandis que la
bibliothèque enseigne au contraire la supériorité de la vie sur la fiction.
La réflexion que nous inspire cette biographie est en définitive
une réflexion sur l’instruction. Nous avons le sentiment d’être en présence d’une
civilisation au 21° siècle, complètement aveuglée par le surcroît d’instruction
qu’elle a reçue. Elle ne fait que des bêtises. Elle étouffe de l’instruction qu’elle
a reçue et qu’elle ne maîtrise pas. Nous ne savons pas ce que Borges en aurait
pensé. Il avait poussé ses études assez loin, vécu les deux guerres mondiales.
Tout en étant un érudit il ne faisait pas partie de l’élite intellectuelle bardée
de diplômes et de titres universitaires. Au contraire son succès n’est venu que
lentement comme nous l’explique très bien M.Monegal.
Même le monde de Kafka est matérialiste, alors que c’est
selon les dires du biographe en lisant et en commentant Kafka que Borges
bascule dans la rédaction de ses premiers contes fantastiques. Le monde des
employés de bureau qui enseigne la nécessité de la destruction de l’appareil d’État,
devient en Amérique latine, le modèle de plusieurs histoires imaginaires.
Borges ne voit que le conflit de l’écrivain avec la puissance paternelle: “l’homo
domesticus, tellement juif et allemand, qui ne désire qu’une place si humble
soit-elle, dans l’ordre des choses, “dans n’importe quel Ordre” l’univers, un
ministère, un asile de fous, une prison”.
Venons-en à Wells dont Borges rend compte le 18/03/1938 dans
le magazine El Hogar, à propos du roman « les frères ». Ce sont des jumeaux qui s’entre-tuent
au moment de la guerre d’Espagne. Borges écrit "les hommes devraient être
mieux instruits afin d’éviter les guerres"
L’institution bibliothécaire ne sert donc pas à instruire.
La guerre a très largement recommencé. Le tableau au 21°siècle est bien pire qu’il
n’était en 1930 au moment de la grande crise économique.
La lecture de cette opinion est vraiment bouleversante.
Il n’est pas prouvé que les bibliothèques font une œuvre d’instruction
; pas plus que les écoles. Bibliothèques et écoles ont pour fonction de
reproduire la division en classes sociales, d’accroître l’inégalité sociale
avec une souplesse suffisante pour que les victimes ne s’en plaignent pas trop.
Si elles faisaient un travail d’instruction il n’y aurait en effet plus de
guerres. Ce n’est pas non plus qu’on défende la polémologie de M.Bouthoul, qui
prétend que l’homme est né pour la guerre. Non, l’enjeu est que l’école et la
compétition industrielle forment au nationalisme qui dresse les nations ou les
groupes les uns contre les autres. Aucune instruction ne peut dissuader les
chinois de fonctionner en tant que confucéens comme un bloc Han soudé. Ils font
face aux Arabes, qui menacent russes et juifs. Comment en sortir par l’instruction?
On ne peut pas. On ne peut pas non plus en sortir par la
fiction ou l’imaginaire.
Meleze
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