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La Palestine comme métaphore, Mahmoud Darwich

Editions Actes Sud, collection Babel, 1997

vendredi 12 janvier 2018 par Alice Granger

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Mahmoud Darwich, le grand poète palestinien, s’entretient dans ce livre avec le poète libanais Abbas Beydoun, avec le critique littéraire syrien Subhi Hadidi, avec les écrivains palestiniens Liana Badr, Zakariyya Muhammad et Mundher Jaber, avec la poétesse israélienne Helit Yeshurun, avec le poète syrien Nuri Jarrah, à propos de ce qu’est la poésie beaucoup plus que de la question politique de la Palestine. Dans le sillage de cette vie de poète pour lequel l’exil est la condition de son humanité, la terre de Palestine devient la métaphore d’une terre de cohabitation et de partage, même si cela est extrêmement difficile d’arriver à cela. Par la poésie, la victime déracinée réussit à faire renaître sa parole, d’ailleurs, et ainsi, par cet angle tragique et douloureux, la question de la Palestine est vue d’une manière très nouvelle. Le droit au retour qui est le combat de cette poésie ne va jamais sans une étrange acceptation masochiste de l’Histoire et de cette force de l’Autre qui chassa brutalement et s’installa dans la maison d’enfance.

Cependant, dans cette renaissance poétique, qui vise le retour mais alors en cherchant à vivre avec l’Autre et non pas en le chassant, après un calvaire et une mise au tombeau de l’oubli comme parole puisque celle-ci n’est même pas défendue par les pays arabes, se glisse une mise en cause radicale de la colonisation ! Car celle-ci n’envisage pas cette cohabitation, ce partage, elle prend la terre comme lui étant promise par l’Ecriture et chasse ceux qui y sont nés comme ceux qui y reviennent. C’est toujours comme une colonisation matricielle, en disant, cette terre est à moi, pas à vous ! Darwich fait ce rapprochement : comme autrefois les Indiens d’Amérique furent décimés par les hommes blancs, et qu’à Grenade les Arabes furent refoulés d’Occident. Cette poésie de Mahmoud Darwich, qui est un combat pour le retour, pour le partage de la terre de Palestine soit par la cohabitation, soit par deux Etats indépendants, me semble réinventer cette terre spéciale comme la terre de la cohabitation des humains. Ce que devrait être, effectivement, notre terre. C’est pour cela qu’au cœur de cette poésie, je lis une mise en cause radicale de la colonisation, à la base de la suprématie occidentale et aussi de l’impasse du conflit israélo-palestinien.

Cette poésie de Mahmoud Darwich tente à mon avis de dire que le vrai droit au retour, celui des Juifs après deux mille ans d’exil sur une terre sur laquelle ils ne sont pas nés, celui des Palestiniens sur une terre sur laquelle beaucoup d’entre eux sont nés, ne peut valoir que comme partage de cette terre métaphore ! Or, le problème, et l’impasse si douloureuse, ne viendrait-il pas de ce que le premier retour, celui des « ennemis » qui exilent ceux qui sont nés là comme dans un brutal acte de naissance, s’écrit comme une réintégration matricielle promise par l’Ecriture et reconnue par le monde entier, le contraire d’une naissance, là où il n’y a pas de cohabitation humaine. L’impasse à laquelle se heurte la poésie de Darwich ne serait-elle pas la conséquence d’un sens différent donné à la terre de Palestine par les Juifs et par les Palestiniens parlant par la poésie de ce poète ? Pour les Juifs, et avec cette question de la colonisation qui ne peut s’arrêter, cette terre semble n’être qu’une matrice tapissée par une Ecriture biblique matrice placenta, et la métaphore du fœtus comme un colonisateur étranger de l’utérus maternel n’est-elle pas pertinente, si l’on pense qu’en cette poche originaire le partage ou la cohabitation n’ont aucun sens, tandis qu’une fois nés, nous humains devons cohabiter en tant que tous exilés, à égalité par cet exil originaire ? Pour les Palestiniens exilés par l’Histoire dont le bras armé conquérant est le retour en Palestine des Juifs, le retour ne peut être que sur la terre du partage et de la cohabitation, les deux peuples étant à égalité par le même exil originaire.

La poésie de Mahmoud Darwich insiste sur la terre où l’on est né, qui a fourni les premièrs paysages pour les images, les premières sensations, ces expériences sensorielles originaires qualifiant cette terre en tant que matrice poétique, qui est perdue par l’arrivée par la force de l’ennemi, de l’Autre. En ce sens, le Palestinien est la victime, mais dans l’histoire il ne réussit pas à faire entendre sa tragédie, car l’Israélien veut tout le temps revendiquer que la victime, c’est lui. Or, la victime au sens poétique que lui donne Mahmoud Darwich, la victime qui a perdu sa matrice sensorielle dont tout son corps, tous ses sens et tout son psychisme sont marqués, n’a rien de commun avec la victime israélienne, qui accuse les Palestiniens d’empêcher leur retour sur une terre que l’Ecriture biblique leur a promise. Or, leur terre originaire, celle sur laquelle chaque Juif formant un peuple multinational est né, a fait éclore ses premières expériences sensorielles, n’est pas celle-là, chacun d’eux, pour venir là en Palestine où il n’est pas né, s’est exilé d’un pays premier. Sauf que la tragédie qui les a fait partir de la terre naissante aux vicissitudes infinies s’est aussitôt changée en retour en terre promise comme solution idéale, comme effaçant la coupure du cordon ombilical. Le couperet de l’exil est refoulé, l’Ecriture le situe sur cette terre de Palestine, où il est tombé il y a deux mille ans. Alors, en quelque sorte ne manque-t-il pas à chacun de ces colonisateurs de la terre promise pour fonder leur humanité ?

On se demande, en réfléchissant à ce que nous enseigne cette incomparable poésie de Mahmoud Darwich, si ce jeu violent de surenchère tragique entre Juifs et Palestiniens pour savoir lesquels sont les plus victimes des autres, si les Juifs eux-mêmes ne sont pas, très paradoxalement, en train de courir après l’événement de l’exil si ancien pour l’inscrire aujourd’hui. Les Palestiniens, actuels ennemis, représenteraient ceux d’il y a deux mille ans les chassant, et ils permettraient d’inscrire dans une vie à échelle humaine l’exil originaire qui fonde l’humanité de chacun. La poésie de Mahmoud Darwich, qui est un combat pour le droit au retour, sur une Palestine métaphore de la terre de cohabitation, une terre humaine non plus matrice mais terre du dehors, ne chercherait-elle pas à accomplir alors ce désir secret, en voyant déjà cette terre partagée, ce début de parole entre les deux peuples même si l’un habite les maisons natales de l’autre ? En ce sens, la poésie du poète palestinien fait effectivement du Juif la victime qu’il dit qu’il est, mais victime au sens de l’exil hors d’une terre entendue comme une matrice réintégrée. Juste combattre pour le droit au partage d’une terre palestinienne fait de cette terre autre chose qu’une matrice colonisée par son fœtus ! En ce sens, le Juif israélien est effectivement victime de la poésie palestinienne de Darwich comme combat pour le droit au retour, puisqu’il métaphorise cette Palestine en terre de partage, et fait naître les colonisateurs fœtaux sur cette terre différente, sur laquelle il s’agit de vivre ensemble !

Or, lorsque Mahmoud Darwich insiste pour dire, dans sa poésie et dans ces entretiens, que seuls les Palestiniens sont les victimes de cette tragédie qui s’avère originaire, et non pas les Israéliens, n’est-ce pas un combat pour faire entendre ce sens spécial du mot « victime », qui est déracinement d’avec une terre-mère, natale, une matrice de terre sur laquelle les sens ont éclos ? Alors, d’admettre ce sens-là pour les Juifs, mais les renvoyant alors à leurs terres natales respectives sur tant d’endroits du globe, cela mettrait les deux peuples à égalité par une terre-matrice vide, qui doivent cohabiter sur la terre du dehors après la naissance. Il semble si important, ce combat par la poésie pour faire valoir une deuxième version, palestinienne, de la tragédie, face à la version israélienne. Et non pas toujours la version la plus forte, qui réduit au silence l’autre.

Ces poèmes « disent le droit, le refus que la force impose ses ‘droits’ ». Mahmoud Darwich est né en Palestine en 1941, il a vécu sa première enfance sur cette terre, avant l’exil. Il accepte que l’Histoire ne soit finalement « qu’une longue succession de ces droits nés de l’usage de la force ». Mais alors, justement, la poésie est le combat pour rester présent. Loin de se concilier avec la force, « elle est habitée par le devoir de recréer sa propre force, en fondant un espace vital pour la défense du droit, de la justice, et de la victime. La poésie est l’alliée indéfectible de la victime et elle ne peut trouver de terrain d’entente avec l’Histoire que sur la base de ce principe fondamental ». Donc, une poésie qui naît de la perte, du déracinement, d’une force qui met violemment dehors et donc rassemble une force propre, intérieure, pour rester présent. « Je suis un citoyen du monde qu’ils détruisirent, ou boutèrent alors hors de l’Histoire. » Par sa poésie il se trouve un destin commun avec les Indiens de Christophe Colomb en 1492 et les Arabes expulsés de Grenade. Ne pouvant rien faire contre l’Histoire, comme eux, il dit qu’avec sa poésie « je suis une victime qui ne possède d’autre bien que celui de l’autodéfense ». Une histoire générale s’abat sur une histoire privée, et expulse hors de la terre. Naissance poétique traumatisante, violente, qui pousse à créer, pour affirmer sa propre vie, celle d’un homme né sur cette terre, dont toutes les premières sensations, impressions, expériences, découvertes, sont liées à cette terre perdue. L’Autre qui habite désormais cette terre n’est pas, lui, né sur cette terre, c’était un citoyen du monde. Mahmoud Darwich rapproche cela d’un Occident « dont le concept a nécessité la disparition de soixante-dix millions d’êtres humains, ainsi qu’une guerre culturelle rageuse contre une philosophie intrinsèquement mêlée à la terre et à la nature, aux arbres, aux cailloux, à la tourbe, et à l’eau ». La poésie de Mahmoud Darwich est le moyen de défense des humains arrachés à la terre-entrailles qui nous semble être une matrice, une terre-mère liée à l’enfance de l’humanité, que les poèmes retrouvent. Sensation que la perte est irrémédiable, et donc il y a comme quelque chose de sacré à retrouver autrement. La terre, qui est un thème central dans la poésie de Darwich, est quelque chose de plus sacré que politique. Les arbres, l’herbe, le bois coupé, les pierres, les paysages qui lui ont donné ses premières images sont pour lui des êtres vivants, tout comme pour l’Indien dont il défend les droits dans des poèmes, comme dans d’autres poèmes il défend ceux des Palestiniens. Ce qu’il défend n’est pas politique, c’est, au-delà, un droit à l’harmonie de l’univers et de la nature, « harmonie que l’homme blanc a rompue par sa conduite ». Chez les Palestiniens, dit-il, la conscience tragique leur permet de se retrouver dans toute la tragédie, de la grecque à celle d’aujourd’hui. Il parle d’un lien charnel à la terre, d’un vécu à nul autre pareil, et soudain l’Autre, non né ici, vient dire que c’est sa terre à lui, et chasse, en s’installant dans la maison natale ! Celui qui est chassé n’a pas d’autre choix que de vivre ailleurs, de se métisser, mais on dirait qu’il ne peut le faire qu’en retrouvant en lui-même ce qu’il a perdu, en le créant par la poésie. « Je suis en quête de mon identité conformément aux lois de métissage, de choc et de cohabitation de toutes les identités. Je veux que l’hymne prenne pied dans l’espace ouvert de l’Histoire… je sais que son point de départ est la multiplicité des origines culturelles. Dans un tel projet, la poésie se heurte au racisme culturel et rejette toute culture fondée sur la pureté du sang. »

Et, pour souligner la violence de cette Histoire qui fait se déraciner de la terre natale sacrée, Mahmoud Darwich fait remonter la perte de la Palestine à bien avant 1948, puisque cette région est « depuis la nuit des temps… le théâtre d’interactions, positives et négatives », et que s’y sont succédées beaucoup de civilisations ! Comme pour la terre des Indiens, la terre de Palestine est l’objet du conflit et ce qui est au cœur de l’affrontement dans les deux cas est la colonisation. Des humains sont nés sur cette terre, comme ce poète, et puis des humains nés ailleurs viennent, déracinent, mettent dehors, et prennent pour eux la terre. Bien sûr, le thème de l’exil est très présent dans l’œuvre poétique de cet auteur, mais paradoxalement, il ne s’en plaint pas, bien au contraire, puisqu’il dit : « C’est un exil humain, au sens large, c’est la condition de mon humanité. » En fin de compte, l’exil marque l’humanité. Et rend humain ! L’exil est une naissance, jette dehors avec les humains. Bien sûr, dans le cas de l’exil hors de la terre convoitée, revendiquée, de la Palestine, l’Histoire violente met en acte cette mise hors des entrailles de la nature, mais cela vaut naissance. Le poète Mahmoud Darwich n’en reste pas à une lecture politique, il vit ce déchirement dans la chair, et comme une sorte de saut logique qui ouvre les perspectives, le monde. C’est tragique, il est, comme tous les Palestiniens qui ont vécu cela, une victime, mais en même temps, il reconnaît ce que cela lui a donné ! « Je ne peux faire, en ce qui me concerne, aucun reproche à l’exil. Il a été extrêmement généreux. Il m’a appris, éduqué, il a élargi les horizons de mon humanité et de ma langue. Il m’a permis de faire dialoguer les peuples et les cultures. Je ne peux me désister de cet exil. Et si je rentrais pour m’établir à Haïfa ou ‘Acca, l’exil continuera de m’habiter. » Jamais le poète palestinien ne nourrit vis-à-vis de l’Autre israélien de désir de le mettre dehors, non il accepte l’Histoire, la tragédie du déracinement que l’on entend originaire. Ce qu’il défend, pourtant, c’est son droit au retour, c’est une possible cohabitation paisible sur cette terre. Lui qui est allé cohabiter avec d’autres humains sur bien d’autres terres et s’est métissé culturellement, pourquoi serait-ce impossible sur cette terre-là, alors qu’ils sont culturellement si proches ? Le poète, à la fin des années 90, penche plutôt pour la constitution d’un Etat binational plutôt que de deux Etats indépendants que la colonisation rend impossible. Il est né sur cette terre dont les paysages lui ont donné ses premières images, et il accepte d’y cohabiter avec l’Autre qui l’en a déraciné ! On dirait une histoire entre frères, dans une famille, avec la violence de l’arrivée d’un nouvel enfant se croyant le seul et prédestiné, qui est vécue comme un exil forcé par celui qui croyait être installé pour toujours dans le giron maternel ! Mahmoud Darwich insiste pour dire qu’en tant que Palestinien, c’est lui la victime, en ce sens que c’est lui qui est déraciné, exilé, mis dehors, non pas l’Israélien. Il le dit au sens où il est soudain, en 1948, coupé de sa terre natale, de ses sensations, d’une harmonie avec la nature. Il dit une douleur très humaine, un deuil. Et puis, ensuite, avec le conflit, on dirait qu’il s’agit pour l’Autre israélien de prouver que lui-aussi est victime, qu’il est même plus victime que la victime palestinienne. Et ainsi, Mahmoud Darwich souligne que la parole palestinienne à propos de la tragédie est perdue, non entendue, même les pays arabes ne la défendent pas, ne la font pas entendre. Le poète Mahmoud Darwich, lui, voue sa poésie à la faire entendre. Faire entendre cet exil originaire ! Il y a une histoire juive, une tragédie, un exil très ancien déjà, mais il y a aussi une histoire palestinienne, une tragédie proche de celle des Indiens décimés. D’une part, l’exil originaire fonde l’humanité, et d’autre part il devrait donner lieu à la cohabitation. Lorsque le poète évoque son retour, ce n’est pas du tout un retour à l’enfance, à 1948, quand il n’y avait pas encore l’Autre. C’est un retour sur une terre où il y a aussi l’Autre. Alors que l’Autre, lui, dans son retour, ne veut pas de ces humains qui habitent cette terre après d’autres qui y ont aussi habité depuis l’exil lointain des Juifs.

Dans le poème « Les humeurs d’Anath », dans la femme qui vient aussi bien de Mésopotamie, de la côte orientale de la Méditerranée, et de la Grèce, le poète voit celle qui dit les différents bouleversements dans le temps et l’espace de la terre cananéenne. Alors, elle est à la fois étrangère et familière, à la fois monde réel et monde souterrain. Mahmoud Darwich mêle la féminité à la Palestine elle-même, et aussi à l’exil de la Palestine. Alors, elle est l’éternelle étrangère, « mystérieuse et claire à la fois, l’exil et la patrie, le puits et la gitane qui jamais ne repasse dans une même contrée ». Comme la première femme aimée, Israélienne.

Dans le poème « Lorsqu’il s’éloigne », le poète évoque le pas suspendu du dialogue avec l’ennemi, comme attendant qu’il soit un jour possible. Pourtant, cet ennemi habite sa maison, tandis qu’il est relégué dans la masure ! « Il s’agit d’un dialogue que nous n’avons pas encore eu, du moins pas comme nous le souhaitons. L’ennemi entend nos paroles sans que nous les prononcions… l’ennemi est toujours installé dans notre maison de pierre et que nous sommes relégués à la masure ; parce qu’il continue à jeter nos paroles de côté et à s’éloigner. » Le poète dit : « Salue notre maison pour nous, l’étranger / Les tasses de notre café sont encore en l’état / Y sens-tu l’odeur de nos doigts ? ». La poésie dit que « l’expression par les sens fut l’une des conditions principales de la vie ». Mahmoud Darwich ne laisse cours au mental et à l’abstrait « qu’à travers le sensoriel », et il a le sentiment « de détenir un don particulier pour l’expression sensorielle ». N’est-ce pas aussi l’expression du deuil comme la perte de ces expériences sensorielles liées à la terre palestinienne, qui sont alors ramenées à la vie par la poésie ? « Nous oublierons un peu de sommeil sur l’oreiller / D’autres viendront et entreront dans notre sommeil… » Nous sommes frappés par la violence de cette conquête qui prend la maison en même temps que la terre, mais aussi par l’acceptation douloureuse, masochiste de cela, par l’absence étrange de haine !

Mahmoud Darwich est attaché au fait de faire humanité. Donc, de se retrouver autour d’un puits, en pleine zone de sécheresse. Le puits et son eau réconcilient, fondent un village. « Le puits » est le titre d’un poème. « Il est le signe de la vie lorsque prévaut la sécheresse. Le puits est le point d’attraction des êtres, une condition indispensable pour élire domicile. Le puits est par ailleurs cette profondeur mystérieuse, la voie qui vous rapproche des entrailles de la terre, le lien entre la surface et le fond. Et le puits peut unir les histoires individuelles et collectives, notamment lorsqu’il est associé à l’idée de la communauté, du partage, et de la défense des richesses. Enfin, le puits est associé pour moi à l’idée de la matrice qui se remplit de ciel, déborde de sens, et donne le jour à la première naissance. » Surtout : « Ces dernières années, le puits est inséparable dans ma poésie de l’histoire de Joseph et ses frères, c’est-à-dire de la victime qui pâtit de ses proches et amis, et se retrouve agneau sacrificiel. » Et oui, c’est comme dans une histoire de famille, les frères jaloux se débarrassent de Joseph en le vendant, et le père le croit mort ! Peut-être en est-on encore au temps où le père croit toujours que Joseph est mort, et que les Palestiniens n’ont pas encore dit leur tragédie. La victime, comme le Christ lui-aussi né en Palestine, et qui est important pour le poète, porte sa croix, se laisse être mise au tombeau de l’oubli, de l’absence de parole, et c’est de cette profondeur de la tragédie que s’effectue la résurrection, par la poésie, qui crée une Palestine métaphorique, et combat pour le droit au retour. Ne pourrait-on pas dire aussi que la poésie du poète palestinien Mahmoud Darwich s’écrit face à face avec l’Ecriture qui a promis la terre palestinienne à l’Autre ? Une poésie humaine.

A propos de son recueil de poésie « Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? », le poète semble définir son couple parental comme une terre-mère une et unique, incarnant une continuité physique et historique, et un père qui n’est jamais définitif, qui ne défend pas la terre, qui n’empêche pas l’exil ! « …la mère conserve une image idéale venue de l’ère des maternités anciennes ». Bien sûr, ce père et cette mère dépassent pour lui « leur simple qualité parentale », ce sont des « symboles relatifs au lieu, à la culture et à l’humain en général ». Je trouve très intéressant qu’ainsi la mère symbolise en lieu qui reste de toute éternité, comme la matrice le reste par-delà la coupure, et que le père non seulement laisse faire le déracinement originaire, est curieusement absent pour l’empêcher, mais plus encore il semble introduire la diversité des civilisations terrestres ! Mais la mère elle-même, qui travaillait dans les champs, curieusement était prise de colère et le battait souvent. Comme si elle voulait le mettre dehors ? « Bien entendu, ma mère était de toute férocité ». Ensuite, on se dit que cette sorte spéciale de masochisme par rapport à la violence de l’Histoire par l’arrivée des Juifs avait son lit déjà dans la férocité de cette mère qui le prévenait de la naissance future et donc de l’exil ! Plus tard, le poète comprend qu’en tant qu’absent il devint le fils chéri de sa mère ! Une mère qui l’aime dehors, exilé de son ventre ! C’est extraordinaire !

Le premier exil a lieu, bien sûr, en 1948, et le mène au Liban. Très logiquement, ce sont des souvenirs sensoriels qu’il garde de ce séjour libanais : Une cascade, des pommes sur un arbre, qu’il n’avait encore jamais vues ! L’exil est d’emblée, sur fond de déchirement, ouvert sur des découvertes. Des choses nouvelles pour des choses perdues, avec une sorte de déplacement de l’investissement sensoriel, affectif. La neige aussi, pour la première fois. Et aussi… les premières paroles blessantes ! Ah comme les mots peuvent être des jets de pierre ! Comme le mot « réfugié » ! Et lorsqu’il revient en Palestine, un peu plus tard, mais pas dans son ancien village, il est aussi un « réfugié », il est devenu quelqu’un d’autre ! Sur son ancien village « Rayé de la carte dès notre départ forcé. On a construit deux colonies sur son site. L’une pour des immigrants juifs venus d’Europe, l’autre pour des immigrants du Yémen. » Voilà le choc : « Mon lieu premier a été dès le départ supprimé. C’est pourquoi, lorsque je raconte mon histoire, je dis forcément une histoire collective, celle de toute la Palestine. »

Le premier Israélien qu’il voit est… aimable. A l’école, où à la fête de l’école il dit un poème patriotique, un officier le convoque et lui parle de manière grossière, mais l’institutrice juive est bien plus chaleureuse. De l’Autre israélien, le poète n’a pas une image unique, au contraire elle est d’emblée humaine et variée ! Il eut même un amour avec une juive ! C’est la guerre de 1967 qui a tout bouleversé, qui a « rompu les relations affectives entre les jeunes hommes arabes et les jeunes filles juives. » Pourtant, même avant « L’autre société accepte difficilement l’Arabe », qui est l’étranger, même né sur cette terre ! Le poète, en ce temps-là déjà, s’en tient à l’humain ! « J’ai toujours déployé de grands efforts pour réconcilier les composantes humaines et les aspects idéologiques d’une relation… Mais j’ai toujours abouti à des impasses. »

La notion d’étranger est très présente dans la poésie de Mahmoud Darwich. C’est, dit-il, parce que « nous sommes traités en étrangers dans notre propre patrie » ! Et il n’est plus dans son village ! Mais il insiste sur autre chose : « une notion plus complexe de l’étranger, inhérente à la condition humaine. Nous sommes étrangers sur cette terre… Le mélange des peuples, leurs migrations ne sont que cheminement d’étrangers. La paix elle-même ne s’accomplit à certains moments de l’Histoire, que dans la mesure où elle est la reconnaissance par des étrangers d’autres étrangers. » Que de sagesse, sur la base de cet exil commun qui nous met tous à égalité !

Ce poète palestinien est tolérant même avec l’ennemi, dont il ne refuse pas la différence ! « Car dans ce cas aussi, j’autorise l’ennemi à posséder une voix et à s’exprimer. » Il peut sans doute le faire parce que lui-même, par sa poésie, a conquis sa propre voix !

Elle est très importante, sa notation à propos du silence de sa mère, qui a été le terreau de sa poésie ! Un silence comme discontinuité, comme coupure du cordon ombilical ? Et alors, la source devient extérieure. Par exemple des poètes populaires qui l’émerveillent, voire un chantre qui à l’orée d’un village vient chaque nuit raconter son histoire. Du silence de sa mère aux voix de poètes ! Il écrit le poème « La terre » en pensant au chantre ! Il y a donc des passeurs extérieurs, au-delà des murailles culturelles où il est d’abord cantonné. Dans les années soixante, voici la poésie résistante de Louis Aragon, Pablo Neruda, Blok. Il maîtrise l’hébreu bien avant l’anglais. Il peut lire la Bible, la traduction en hébreu de Lorca, Neruda, les tragédies grecques. Et des poètes classiques en langue hébraïque, tel Bialik, dont il trouve la poésie idéologique, visant à fonder le rêve sioniste. Il aime chez Amichaï « Sa recherche du familier et du banal », sa poésie « en perpétuel renouvellement ». Ce qui frappe, c’est que très tôt, il se trouve des passeurs en poésie qui sont au-delà du politique.

Ensuite, c’est la errance. « N’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’Histoire. Et l’Histoire ne peut se réduire à une compensation de la géographie perdue. » Il inscrit le national dans l’universel. « Une patrie ne peut se réduire à ce qu’elle est objectivement. Car la poésie ouvre la patrie sur l’infini humain, à condition que le poète parvienne à la porter là. Pour cela, le poète doit créer ses propres mythes… Il y a une différence entre le mythe déjà incarné dans la conscience des Israéliens et celui qui attend de prendre forme dans celle des Palestiniens. » Les Palestiniens doivent savoir que la Palestine a déjà été écrite, que l’Autre l’a fait à sa manière, ce que personne ne nie ajoute-t-il. La Bible. Avec la disparition de leur pays, les Palestiniens sont, eux, relégués à la pré-Genèse ! Les poètes sont forcés d’écrire leur Genèse à partir de celle, mythique, de l’Autre. C’est difficile. A moins d’écrire autrement, un récit moins mythique. Darwich nous explique que le poète palestinien doit traverser le mythe pour arriver au familier, devenant comme lui le poète des détails humains familiers. Comme dans les sensations naissantes, après l’exil, la perte comme conséquence de la Genèse mythique de l’Autre, le Palestiniens se retrouvent dans des sensations concrètes naissantes, dans une ouverture sur le monde. D’où l’obsession de Mahmoud Darwich « d’écrire ce qui est simple, familier, banal. Je cherche à humaniser le texte palestinien. Le mythe n’est pas toujours l’adversaire de l’homme… Il n’est ici qu’un aspect de l’affrontement culturel pour écrire un même lieu. Nous, poètes palestiniens, nous écrivons à proximité du Livre de la Genèse. A portée de voix d’un mythe accompli, définitif et consacré. » Alors, le poète trouve son chemin dans une esthétique du quotidien ! Il comble l’absence du lieu par le recours à l’Histoire où il est privé de passé, chant épique et mythique qui disent le quotidien. Le passé semble être la propriété exclusive de l’Autre, et l’Histoire des Palestiniens semble n’avoir qu’un an… Mais à partir de là, par la poésie, « la défense du passé se confond avec la défense du droit à prendre son élan. »

Alors, dans cette défense du droit, de quel passé s’agit-il ? Celui d’une terre palestinienne multiple, cananéenne, hébraïque, grecque, romaine, persane, égyptienne, arabe, ottomane, anglaise et française. Le poète veut vivre toutes ces cultures, dans lesquelles il dit n’être ni un intrus ni un passant. C’est une terre en somme ouverte aux cultures !

Alors, prenant acte de la Bible, des Autres, il se reconnaît du camp des perdants, qui ont, dit-il, « été privés du droit de laisser quelque trace que ce soit de leur défaite, privé du droit de la proclamer. » Comme les Troyens ! or, le poète Mahmoud Darwich, s’il reconnaît la défaite, il n’accepte pas la reddition ! Sa poésie est une renaissance dans une esthétique du quotidien ! Ce n’est pas rien ! Ce n’est pas une disparition pure et simple ! Il est la victime, mais comme Troie il n’a pas pu relater son histoire, et c’est ce qu’il dit dans « Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ». Or, il est convaincu que « la défaite comporte une plus grande charge poétique » ! La langue du désespoir est plus forte poétiquement que celle de l’espoir. Coupure ombilicale définitive ! « … le désespoir place le poète dans une solitude quasi absolue sur la terre de l’exil ». D’où alors la capacité à composer une présence humaine nouvelle, et à recommencer la création, à partir des débris. Cela s’inverse, le vaincu se retrouve en position de force car la poésie fait le don d’une force intérieure !

Le poète palestinien voit depuis le début la vie avec « l’ennemi » comme une cohabitation imposée, et cela entraîne que l’Israélien est humain. Ce n’est pas une simple idée, car il a un corps, des traits, une famille, il respire le même air. Il regrette, alors qu’il aspire à la paix, que l’Autre n’attende qu’une paix protocolaire ! Le poète a besoin « que l’on reconnaisse l’humain en moi, en échange de ma reconnaissance de l’humain en l’Autre… Je crois cependant qu’une telle réconciliation est plus malaisée pour l’Autre, qui n’en veut pas d’ailleurs. » Le poète résiste, envers et contre tout il défend son droit au retour. « L’ennemi veut que j’habite l’image qu’il a choisie pour moi. Mais il ne m’y entraînera pas… Mon immunité réside… dans la préservation en moi de mon humanité… Il veut être moi et parler en mon nom… » La résistance du poète est esthétique, est la poésie.

Alors que Mahmoud Darwich n’est en rien obsédé son identité, il souligne qu’il n’y a pas au monde « un seul peuple à qui l’on demande tous les jours de prouver son identité comme les Arabes. Personne ne dit aux Grecs : Vous n’êtes pas grecs ; aux Français : vous n’êtes pas Français ; Mais l’Arabe doit en permanence présenter ses papiers d’identité… » C’est « La lutte pour le lieu, la spoliation de mon lieu, de la matrice première » qui « ont fait de ce lieu une composante essentielle de mon identité. Mais mon identité est en réalité bien plus vaste : je suis ma langue » !

Lorca a appris à Mahmoud Darwich que « la poésie avait pour fonction de transformer les perceptions des sens ». La poésie se trouve pour le poète palestinien dans « les choses premières, dans le retour au récit initial, aux premiers lieux, aux premiers animaux, aux premiers oiseaux… Comme si c’était un retour à l’instant premier de la Genèse » ! Extraordinaire ! A chacun sa Genèse !

« L’ambition de tout poète est de franchir le seuil entre son extériorité et son intériorité. Nous n’avions pas besoin de tant de défaites pour savoir ce qu’est la poésie » ! La grande question : que les Palestiniens puissent enfin dire leur tragédie, et inventer leur Genèse !

Le poème part d’une cadence, d’une musique, mais aussi d’un champ de sensations.

Il faut saluer la grande culture poétique de Mahmoud Darwin. Anglaise, arabe, irlandaise, française, israélienne, grecque, espagnole, mexicaine, etc. Par exemple, il aime chez René Char, « le dernier des grands », « la nostalgie tragique d’une mémoire où se mêlent l’enfance et le lieu pastoral des origines, ce lieu qui condense la notion de patrie. Cette nostalgie transforme le lieu originel en un espace universel… » Un espace du partage ?

Darwich ne veut pas être prisonnier d’une lecture politique de sa poésie ! Le poète ne veut pas être réduit au citoyen palestinien. Il veut aborder l’histoire et le combat de son peuple uniquement sous l’aspect esthétique ! Le poète réclame une lecture innocente de ses poèmes.

Même s’il rentrait en Palestine, il aurait besoin de rester en retrait, pour sauvegarder sa solitude intérieure et sa liberté d’écrire. Il dit que « tout poète est habité par le désir d’écrire le commencement des choses… les premiers rapports entre le premier homme et la terre première… » Et voilà la mission du poète : « Tout poète armé d’un projet poétique désire ardemment écrire son propre Livre de la Genèse ». Cela entre sacrément en résonance avec le livre de la Genèse déjà écrit pour les Autres ! Mais cette Genèse singulière entre en résonance avec celle de l’Autre, et même, ce désir d’écrire sa Genèse est pour le poète un dialogue « avec toutes les cultures qui se sont succédées sur la terre de Palestine. » Les textes sacrés, dit-il, sont la propriété de l’humanité ! La Méditerranée, jardin de l’enfance du monde, est le berceau des grandes civilisations, et la Palestine en fait partie ! Rien n’empêche les Palestiniens d’appartenir culturellement à la Méditerranée !

Les héros des poèmes du poète sont toujours des gens simples, regardant en eux-mêmes, pour s’aménager un champs privé ! Il faut une prédisposition à s’émerveiller. Et un certain détachement d’avec l’actualité. Exil intérieur, condition de la création.

La poésie est une enfance qui a acquis de la sagesse, écrit-il. En 1948, l’enfance lui fut enlevée en même temps que sa maison. Il a sauté du lit de son enfance dans l’exil. Tout son monde s’est défait, et son enfance s’est immobilisée. Elle n’est pas partie avec lui. Alors, il fallait retrouver l’enfance volée et la terre volée, mais était-ce possible ? C’était un quête poétique, donnant son rythme au poème ! C’est cet enfant en lui qui conditionne la poésie du poète Mahmoud Darwich !

Il est un poète qui pense que la poésie doit passer par les sens. La poésie se développe comme un arbre vers le ciel. C’est la poésie qu’il a cherché, non pas une patrie ! Plus exactement, la force de la poésie ! Et la terre du monde, plus que la terre natale enlevée ! Le rêve de la poésie est celui d’un âge d’or humaniste et culturel. Age de la cohabitation des humains ? Si la poésie n’a pas d’espace humaniste, c’est un texte mort, écrit Darwich ! Ma terre, c’est celle qui a accueilli tout le monde… où toute culture forte y a laissé quelque chose !

Mahmoud Darwich écrit qu’il était le fils d’un peuple non reconnu. Mais par son œuvre poétique, il a réussi à redonner une histoire à ce peuple. Comme Troie vaincue, le peuple vaincu fait entendre son histoire, sa tragédie, par la poésie du poète palestinien qui invente sa propre Genèse comme l’Autre a déjà la sienne. Et le peuple palestinien reprend sa place dans la culture méditerranéenne, à côté d’autres peuples !

Le poète palestinien dit quelque chose de très intéressant à propos de l’Etat, cette solution miracle ! « Vous avez commencé par sanctifier votre Etat et vous vous êtes enfermés dans un ghetto. Maintenant vous essayer d’en sortir. Il faut distinguer entre les deux points de vue, politique et intellectuel. » Il dit cela à la poétesse israélienne. Du point de vue intellectuel et humain, l’exil, telle la perte du giron matriciel, est indispensable car il fonde pour chacun son humanité. Alors, il parle d’Etat comme un ghetto, s’il est vécu comme une matrice réintégrée. En disant à cette poétesse que « Je ne suis pas sûr que les dernières générations de Juifs en Europe ou en Amérique ont le sentiment d’être en exil… Tous les Juifs ne se souviennent pas de cela, car deux mille ans ont passé… Mais tout Palestinien se rappelle qu’il avait une patrie et qu’il en a été exilé… Chez le Palestinien, la patrie n’est pas un souvenir ou un concept intellectuel. Chaque Palestinien est un témoin de la déchirure. » Le poète palestinien est en train de dire à la poétesse israélienne que la perte de la terre palestinienne est pour son peuple une expérience douloureuse humaine, réelle, et fondatrice par l’exil ailleurs d’une humanité. A partir de là, il y a l’impératif de vivre avec les autres, et de retrouver les traces sensorielles premières dans un rythme avec les nouvelles expériences sensorielles à l’infini. En évoquant ce ghetto avec la solution miracle de l’Etat, Mahmoud Darwich semble dire que oui les Palestiniens, paradoxalement, doivent aux Israéliens vainqueurs d’avoir été mis hors de leur terre matricielle et à partir de là le poète doit se battre pour faire entendre sa parole. Car c’est une chance de pouvoir se créer sa propre Genèse, différente, méditerranéenne, mêlant divers peuples, à l’instar de la Genèse écrite dans la Bible des vainqueurs. Mais alors, les Israéliens aussi pourraient un jour prochain devoir aux Palestiniens d’être mis hors du ghetto matriciel par leur présence autre qui combat pour son droit au retour et son droit à avoir une histoire qui ne vient pas juste de commencer ! « Le Palestinien vient du concret » ! La patrie, dit-il, est un vaste concept. Pour lui, c’est une question de petits détails, un arbre bien précis, un rocher, une fenêtre d’une maison réellement habitée.

Face à la poétesse israélienne Helit Yeshurun, qui lui demande où il se situe dans l’histoire de la poésie arabe, il insiste pour renouer le fil avec la culture arabe ancienne, et les poètes. « Je suis le produit d’un dialogue antique, riche. » En ajoutant quelque chose de personnel. Comme le poète Mutanabbî, il a conscience du pouvoir de la poésie, qui se dresse contre la puissance du pouvoir. Avec la poésie, c’est une force de vie en soi qui prend en main sa propre vie, qui doit s’écarter donc de ce qui lui présente une solution miracle comme si alors tout était écrit. En lisant la poésie arabe classique, Darwich s’est imprégné du trésor musical qu’est cette poésie, et rappelle que « nous ne souffrons pas de pauvreté musicale. Nous trouvons des solutions à l’intérieur de la métrique arabe… Je pense que la musique est une chose fondamentale… » Bien sûr il se révolte afin d’introduire quelque chose de singulier, mais il ne peut le faire qu’en se mettant d’abord dans une continuité, un passé poétique. Dans cet entretien, il trouve l’occasion de parler à la poétesse israélienne de son passé arabe dans lequel le Palestinien a sa place, il fait cohabiter à côté du passé juif son propre passé, son histoire à côté de leur histoire. Comme deux humains qui devront cohabiter sur la même terre, qui est terre où vivre et non pas terre matricielle. L’entretien entre ces deux poètes qu’un conflit sépare semble tenter de faire de la terre mythique, matricielle, israélienne, une autre terre, celle de la cohabitation de deux peuples qui ont chacun leur histoire, sans que l’une ne puisse prétendre peser plus que l’autre au point de vouloir rayer l’autre. Peut-être est-ce par cet impératif de retrouver une continuité historique de la poésie, donc des règles très précises de composition et de musique arabe de la langue que la poésie ne s’écrit pas en langue populaire, est un travail aristocratique ? Comme tout poète se reconnaissant dans des prédécesseurs ayant mené le même combat de libération intérieure, d’écartement, d’exil, et de création pour retrouver autrement les détails sensoriels premiers perdus qui jouent dans un rythme avec chaque expérience nouvelle tout au long de la vie avec les autres et en des endroits infinis de la terre. C’est pour cela que la poésie est d’abord un beau rêve !

Il y a beaucoup de voix dans les poèmes. « … je ne suis pas seul dans ce lieu. Je n’ai pas une seule couleur, une seule histoire, un seul pays, je ne suis pas seul sur la place, il y a un autre extérieur, un autre intérieur, des voisins. J’ouvre la porte à la diversité des voix. Le poème doit avoir une forme hospitalière, il doit offrir un espace à d’autres couleurs et d’autres formes d’expression. » Mais la voix personnelle est celle qui donne le rythme.

Le poème crée sa propre mythologie. Celui de Mahmoud Darwich s’appuie sur les mythologies grecques, assyrienne, cananéenne et sumérienne. Ainsi le poème recommence le monde, invente une Genèse à partir d’un tohu-bohu. La perte de l’exil devient tohu-bohu, lorsque l’exil est quelque chose d’intérieur, afin que chaque chose conserve son innocence, sa capacité de découverte et d’émerveillement d’abord sensoriel.

Ce sont, dit-il, les puissants qui écrivent l’Histoire, et qui a ainsi le pouvoir de modifier le passé des autres… Par exemple la Palestine, l’Autre l’a écrite comme son « commencement », non mis en doute. Comment écrire alors, lorsque notre histoire s’est arrêtée, et que notre passé est devenu comme la propriété de l’Autre. Il note que le monde entier pense que la vraie patrie des Juifs est Israël parce que l’écriture, la Bible, fait tenir cette histoire debout, veille sur le droit de prétendre que c’est leur patrie.

« La paix véritable, c’est le dialogue entre deux versions. Vous prétendez que cette terre est à vous depuis toujours, comme si l’histoire n’avait pas continué pendant que vous n’étiez pas là, comme s’il n’y avait personne et que la terre n’avait qu’une fonction : vous attendre. Ne m’imposez pas votre version et je ne vous imposerai pas la mienne. Il faut reconnaître à chacun le droit de raconter son histoire. Et l’Histoire se moquera des deux. L’Histoire n’a pas de temps pour les Juifs et les Arabes. Beaucoup de peuples sont passés par là. L’Histoire est cynique, et c’est tant mieux. »

Le poète né en Palestine dit : « La Palestine est mienne ». Et il demande à la poétesse israélienne : « Quel droit aviez-vous de penser que la terre d’Israël était à vous pendant deux mille ans ? Combien de civilisations, combien d’empires sont passés par là. Vous n’avez pas cessé de rêver. Très bien. Rêvez. Mais votre rêve était plus éloigné dans le temps et dans le lieu que la distance qui me sépare de mon rêve et du lieu. Je ne suis exilé que depuis cinquante ans. Mon rêve est frais et encore jeune. » Darwich n’ignore pas la force du rêve. Mais il se demande s’il n’est pas possible à l’avenir de rêver différemment. Il demande aux Israéliens, par l’intermédiaire de cette poétesse, de ne pas exiger des Palestiniens de justifier leur présence, car ils n’ont pas conquis, ils sont nés là, on n’a pas à leur faire croire que « leur version sur leur relation au pays était erronée » ! Il rappelle qu’à l’origine le mouvement sioniste était « un mouvement de colonisation complexe, non religieux, lié à des intérêts commerciaux occidentaux. » Darwich dit que chacun de nous a un grand-père conquérant, ce n’est pas un problème de reconnaître la conquête. Mais le bluff, c’est de faire croire que le sionisme était un mouvement de libération nationale. « Le Palestinien n’a pas d’autre pays. Les Israéliens avaient beaucoup de pays. Vous êtes un mélange de combien de peuples ? Combien avez-vous d’origines ? Au moins cinquante. »

Darwich se sent du côté des perdants, donc jetés à l’exil qui s’avère ensuite la condition de l’humanité pour chacun, parce que, dit-il, les Palestiniens sont célèbres parce qu’Israël est leur ennemi, c’est l’intérêt porté à la question israélienne qui fait l’intérêt de la question palestinienne. « C’est à vous qu’on s’intéresse, pas à moi !… Nous avons la malchance d’avoir pour ennemi Israël, qui a tellement de sympathisants dans le monde, et nous avons de la chance que notre ennemi soit Israël, car les Juifs sont le centre du monde. Vous nous avez donné la défaite, la faiblesse, et la renommée… Vous êtes notre ministre de la propagande parce que le monde s’intéresse à vous, pas à nous… L’intérêt international pour la question palestinienne n’est qu’un reflet de l’intérêt pour la question juive. »

Alors, Mahmoud Darwich peut construire sur le zéro humain qui est en lui ! « La défaite est une clé pour l’observation de la destinée humaine, une observation dont le vainqueur est incapable. Le désespoir rapproche le poète de Dieu, le ramène à la genèse de l’écriture, au premier mot. Il contredit la puissance de destruction du vainqueur… la poésie est le commencement de la parole… Le poète est le premier homme. Chaque poème doit dire que l’homme vient d’arriver, vient d’être chassé, vient de revenir à son véritable paradis. » On a vraiment l’impression que cette poésie est un art de la guerre pour la paix qui se fait entre un vaincu et un vainqueur, le vaincu ne montrant jamais à celui qui est le plus fort qu’il a avancé, qu’il est en train de réussir à produire en lui une force inimaginable, il laisse croire au vainqueur qu’il est toujours faible, jusqu’au jour où il peut se mesurer à lui d’une manière telle qu’on ne puisse plus le rabaisser à rien, et alors la paix et la cohabitation deviennent possibles !

Alice Granger Guitard



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