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La maison du Bosphore, Pinar Selek

Editions Liana Levi, 2013

dimanche 12 mars 2017 par Alice Granger

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Ce premier roman de l’écrivaine turque Pinar Selek exilée en France, condamnée à tort en 1998 en Turquie comme terroriste, quatre fois acquittée mais dont l’acquittement a encore été annulé par la Cour suprême turque en janvier 2017, s’ouvre sur une réalité sombre : le coup d’Etat militaire d’octobre 1980. « Le soleil n’était pas encore couché, pourtant chacun sentait venir les ténèbres. » C’était pourtant « un jour à résister. » Contraints et forcés, les hommes en uniforme, très nombreux sur la place, attendent le passage du dictateur. Celui-ci « rêve d’être César, Alexandre ou Bonaparte », mais ce n’est qu’une caricature, c’est « pourquoi il est si agressif » ! Le père d’Elif, pharmacien à Yedikule, un des plus anciens quartiers d’Istanbul, a été mis en prison pour communisme. En prison, où il y a aussi beaucoup de jeunes, les coups pleuvent, ceux qui résistent sont brisés. On a l’impression, dès 1980 mais sans doute avant, depuis la chute de l’Empire ottoman en vérité, que c’est sur fond d’impuissance et d’humiliation que le dictateur, de manière agressive, promet le retour d’un nouvel âge d’or, de manière régressive, et qu’aujourd’hui, alors que la perspective de l’adhésion à l’Europe s’est presque fermée, c’est encore plus tragiquement vrai. En tout cas, nous sentons dans ce roman qui s’ouvre dans le sillage du coup d’Etat de 1980, non sans rappeler les arrestations de communistes avant celui-ci, et les arrachements vécus par les minorités kurdes et arméniennes mais aussi les Grecs de Turquie, une douleur diffuse, inguérissable, une résistance silencieuse, ainsi qu’un demi-espoir, toujours. La ville du Bosphore est à cheval entre l’Orient et l’Occident, deux des jeunes protagonistes du roman s’en vont vivre finalement en France, l’un d’eux se mettra en route à travers différents pays d’Europe et du Moyen-Orient avec sa troupe de musiciens, en tout cas de manière silencieuse et comme sans espoir de réponse la question de l’engagement de l’Occident face à l’impasse de la Turquie reste figée, pourtant cruciale plus que jamais aujourd’hui. Le dictateur qui paradait en 1980 dans les rues d’Istanbul, de plus en plus fou et inquiétant aujourd’hui alors que l’Occident raidit ses positions et rend l’impasse politique internationale encore plus dramatique et l’humiliation plus agressive à l’intérieur par l’islamisation et la fermeture, est en vérité impuissant à faire revenir l’âge d’or promis. La blessure de l’humiliation de la chute de l’Empire ottoman, la douleur, la perte de reconnaissance, ne peuvent en aucun cas être guéries par une dictature, d’où une sorte de fuite en avant très inquiétante, avec l’arrestation de tous ceux qui résistent au nom de la liberté. La question occidentale par rapport à cette tragédie et à cette douleur est juste ouverte dans ce roman par l’exil de deux de ses jeunes gens, et par le demi-espoir finalement saisi par les deux autres jeunes gens qui restent au pays en mettant dans l’autre plateau de la balance le choix oriental, et l’articulation entre les deux, comme dans la ville frontière cosmopolite du Bosphore. Au cœur de la tragédie, dans la maison du Bosphore, c’est en inventant un vivre ensemble, dans le présent pourtant douloureux, par une chaleur humaine, que le demi-espoir se poursuit, sans rien attendre du dictateur, et cette non-attente est une forme de résistance. Une des jeunes protagonistes, choisissant d’abord la voie clandestine du terrorisme, une voie qui isole totalement, coupe tous les liens, ceux avec la famille, ceux avec les amis, détruit le tissu de vie, précipite dans les risques vitaux, les écoutes et les traques par la police et les militaires, finit par s’apercevoir que ce n’est pas le bon choix. Pinar Selek l’écrit dans son roman, mais l’ironie du sort est qu’elle a été condamnée à perpétuité par la Turquie pour terrorisme !

Hasan, dix-sept ans, le petit ami d’Elif quinze ans, est encore persuadé que personne « n’écoutera ce tyran » et que bientôt tout « sera comme avant. » Depuis la côte asiatique, ils regardent la côte européenne d’Istanbul, qui a « une senteur différente. » Mais le coup d’Etat a tout immobilisé. Même si son père va bientôt sortir de prison, et rouvrir sa pharmacie, Elif, éprise de liberté, est habitée d’un désir d’engagement, doublement plombée d’une part par le deuil de sa mère et d’autre part par la dictature. La douleur, le déchirement et les vicissitudes des minorités, kurdes et arméniennes, ainsi que leurs musiques, leur poésie, leurs mots, résonnent évidemment dans ce texte magnifique. Un jour, elle s’engagera dans la clandestinité, rejoignant une organisation terroriste, coupant tout lien avec son père, ses proches, son ami Hasan, ses amis, plongeant dans une solitude immense. Son père pharmacien, qui a su faire de sa pharmacie un lieu vivant et très humain, où les gens viennent se parler, îlot de vie et de joie au cœur des ténèbres de la dictature, mourra de désespoir et elle ne le reverra jamais. Elif bien sûr rompra avec l’organisation, et elle devra être exfiltrée à l’étranger, pour fuir la police qui la traque. On a l’impression que cette plongée en clandestinité, en prenant tous les risques avec la police de la dictature, vaut coupure d’avec cette Turquie-là, comme si elle avait pris acte d’une impasse définitive ! Exilée en France, elle étudie la philosophie, et ne reviendra plus. Une façon de désespérer de la Turquie d’Erdogan ! Depuis l’exil, c’est à son père mort qu’elle écrit, et va résister autrement.

Sema, une autre jeune fille, vit seule avec sa mère Guldjan depuis la mort par cancer de son père. Donc, déjà cette douleur inhérente à la perte de l’homme qui assumait la vie des femmes, les précipitant dans l’inquiétude. Le problème des études est abyssal, le père voulait que sa fille en fasse, et la mère n’a pas les moyens de payer. Pourtant, Sema n’a pas droit à l’erreur, elle « devait étudier dans une bonne école, réussir, s’élever dans l’échelle sociale. » Mais elle a échoué « au concours d’entrée au lycée d’Etat. » Dans ce pays plombé par la dictature, Sema est aussi enterrée à Yedikule par cet échec. « si tu ne t’envoles pas, tu te sentiras toujours comme dans une tombe. » La liberté, notamment pour les femmes, passe par l’instruction, une profession, et ceci est sûrement dramatiquement vrai encore plus aujourd’hui pour elles ! Lentement, l’intrigue du roman se construit. Sa mère et elle sont coincées ici, pas d’argent par exemple pour l’exil ! Elles cueillent des herbes, la mère les connaît parfaitement, matricaire, mauve, pissenlit… La mère avait rêvé d’être institutrice, mais la seule issue était le mariage, et la déception. A la mort de ce mari, la mère et la fille « restèrent seules au monde, comme au fond d’un puits. » Sema a un petit ami, Salih, apprenti menuisier. Mais la mère de Sema rêve d’un autre avenir pour sa fille. C’est pour cela que leur amour, dans ce roman, sera longtemps entravé, Sema ne se résolvant jamais à s’abandonner à lui, car il ne la fait pas rêver, il ne la surprend jamais, et lui, il sent qu’il n’a pas encore grand-chose à lui offrir. Entre les garçons et les filles, dans cet Istanbul d’après le coup d’Etat de 1980, c’est compliqué. Idem entre hommes et femmes. Mais une sorte de demi-espoir tisse un fil qui fera peut-être sortir du labyrinthe, mais non pas de la dictature… Ce demi-espoir passera par la construction de quelque chose de vivable et de passionnant pour chacun d’eux, séparément, parce que à la fois Sema et Salih ont eu la chance que deux êtres d’exception, le pharmacien et le maître menuisier, leur ont tendu la main, afin qu’ils puissent leur succéder pour poursuivre leur œuvre, œuvre de vie, ouverture de la maison du vivre ensemble du Bosphore, maison où les maux de cette vie peuvent être un peu, au jour le jour, être atténués. Le pharmacien, rouvrant sa pharmacie en sortant de prison, propose à Sema de le seconder à la pharmacie, il lui fait reprendre ses études, et en fin de compte, obtenant elle-même son diplôme de pharmacien après la mort de son maître, elle perpétuera elle-même cette pharmacie lieu de vie et de création. Salih, quant à lui, apprend la menuiserie dans l’atelier d’Artin, et après beaucoup de vicissitudes, c’est lui qui perpétuera cet atelier, et restaurera la plus belle maison du Bosphore. Alors seulement Sema et Salih pourront se retrouver. Une belle histoire, à travers laquelle se joue un changement radical du statut de la femme, au départ devant tout compter sur un homme d’abord pour la faire rêver puis pour l’assumer, d’où la déception assurée, voire les maltraitances et les adultères. A l’arrivée, Sema a pu rêver par elle-même, aboutir à cette pharmacie qu’elle sait assumer dans le sillage du pharmacien disparu mais si vivant dans la mémoire de ses amis. On imagine que désormais, avec l’islamisation forcée de la société turque, cette formidable libération de la condition féminine connaît une régression terrible ! Sema, qui avait quelque temps rejoint Elif en France, pays qui l’a fascinée, était ensuite revenue à Istanbul, comme dans le Candide de Voltaire, elle pourra, un peu plus tard, cultiver son jardin, la pharmacie, avec Salih qui cultivera le sien, l’atelier de menuiserie, ceci dans la maison commune du Bosphore.

Donc, dans Yedikule poisseux, où le ciel s’assombrit, vivent deux couples de jeunes, Elif et Hasan, Sema et Salih. Deux couples qui ne peuvent vraiment se rejoindre, longtemps. Dans cette faille qui s’ouvre, sur les bords du Bosphore, nous entendons les deuils, les déceptions conjugales, les hommes qui vont chez la prostituée, les déracinements kurdes et arméniens, les massacres et saccages du coup d’Etat, la culpabilité de certains Turcs qui se reprochent de n’avoir pas aidé leurs amis Grecs en 1955 lorsque ceux-ci durent fuir Yedikule en abandonnant tout, idem lors de l’ouragan de Chypre, alors à Istanbul plus rien n’a été pareil.

C’est cela : plus rien n’est pareil à Istanbul ! C’est ce climat que veut rendre le roman. Mais en remontant le temps, on s’aperçoit de précédents bouleversements. C’est le maître de Salih, Artin le menuisier, qui témoigne que « malgré notre jeunesse nous avions endossé la honte. » La honte de laisser faire, de se sentir impuissants, de se laisser intimider ! « Nous avions remarqué la croix rouge dessinée sur le mur sans pouvoir imaginer ce qui allait se passer. Puis nous avons appris que des émeutiers voulaient prendre d’assaut le quartier grec d’Istanbul… Les Juifs et les Arméniens étaient aussi menacés. Nous avons eu peur… C’était effroyable. Ils sont entrés dans les maisons de nos voisins grecs. Les affaires ont volé par les fenêtres… Puis ils s’en sont pris à notre échoppe… » Le menuisier Artin avait vécu cela avec le père de Salih, mais ce père n’a jamais rien raconté à son fils, et Artin s’est tu longtemps aussi, et n’a parlé que pressé par Sema. Artin a pris Salih comme apprenti dans son atelier, et, au nom de son amitié avec le père, a pour projet d’adopter Salih. Lentement, Salih va se construire grâce à Artin, même si d’abord il va résister et ne pas accepté d’être adopté. L’intrigue requiert du suspense, de l’impossible, des impasses, des malentendus, des séparations. Ce roman de Pinar Selek montre particulièrement bien l’extrême importance de ces gens d’exception qui, au cœur même de leur douleur, savent trouver en eux des ressources pour recréer des univers de vie, de convivialité, de paroles, de rencontres. Même dans une dictature, en tout cas dans les années 80, c’était possible. Ainsi, enfin Salhi a pu devenir un « arbre solide dans la forêt de la vie. »

Importance de la rencontre pour le jeune Hasan aussi. En exil en France, il rencontre Rafi l’Arménien, ce garçon mystérieux qui fait de la musique. C’est un fugitif errant, proche et lointain, « homme qui fuyait quelque chose en lui et qui ne s’exprimait que dans sa langue et dans sa musique. » Avec lui, et son instrument traditionnel le doudouk, il commence à s’initier à la musique. A Paris, ils vont monter une troupe, « La Compagnie de Candide », et ils cultivent leur jardin d’Eden à travers la France, ensuite l’Europe et les Balkans. Mais Rafi se met peu à peu à jouer des airs des Balkans, et ne se sent pas bien en Europe, qui « est un manège où personne ne s’écoute. » « Il avait décidé de rentrer en Arménie, pour emprunter d’autres routes. Le Moyen-Orient, le Caucase, l’Asie… » L’artiste arménien sent peut-être plus vivement le silence européen par rapport à la tragédie des Balkans, liée à la chute de l’Empire ottoman et aux tracés des frontières. Quant à Hasan, qui doit à Rafi, donc à l’amitié, sa découverte de ses talents musicaux, avec d’autres il invente, en parcourant l’Europe, une autre culture et une tradition, dans l’ouverture et les échanges. Cette ouverture et reconnaissance mutuelle à égalité si gelées de part et d’autre des Balkans ! De manière individuelle, chacun de ces jeunes réussissent à réinventer la vie ensemble, à maintenir un demi-espoir !

« Réfléchir est un luxe en ce monde. » Mais dans le roman, chacun des protagoniste le peut !
« Les hommes deviennent bizarres quand ils sentent chez une femme quelque chose en plus. » En Turquie, et ailleurs…, les hommes ont peur lorsque les femmes sont indépendantes, peuvent se débrouiller sans eux ! Est-ce qu’en Turquie plus qu’ailleurs, elles confrontent les hommes avec leur impuissance qui est aussi politique, question de comment surmonter l’humiliation, la non reconnaissance, quelque chose qui a à voir avec la façon dont a été traité par l’Occident la fin de l’Empire ottoman, la question des frontières tracées, celles des minorités ? Peut-être dans cette région du monde sent-on avec une sensibilité particulière la question de l’impuissance, et que cela rejaillit sur les femmes, comme par hasard, lorsque la fermeture dictatoriale et l’islamisation ravive tout ?

Elif, à Paris, a appris la patience tout en poursuivant sa quête. Rien n’est si simple, et les révolutions se font en vérité très lentement. Plus jeune, elle croyait que le feu qui l’habitait « allait déchirer cette affreuse obscurité remontant à mon enfance. » Elle aussi a évolué dans sa lecture du Candide de Voltaire. Au début, « J’ai pris son jardin de la beauté pour la piètre satisfaction des hommes dans la défaite. » C’est pour cela qu’elle était entrée dans l’organisation terroriste : ne pas accepter la piètre satisfaction ! Ensuite elle comprend que « ce jardin, c’est faire ce qu’on peut, insuffler la beauté dans son entourage. » C’est ce qu’a fait son père pharmacien, et que continuera à faire Sema, avec Salih. Elif, elle, reste en Europe, mais n’en continue pas moins à se dévouer pour les exilés. « En Europe, la priorité c’est la solidarité. Avec les étrangers, avec les pays lointains embrasés par la guerre. » Elle se demande de manière poignante si nous pouvons « créer quelque chose de nouveau, sans terre, sans lieu, sans patrie » ? En faisant poser cette question par la bouche d’Elif, Pinar Selek souligne l’urgence, en effet, de créer une sorte de patrie-monde, où chaque humain serait accueilli et reconnu dans sa complexité, sa différence, et où l’exil deviendrait voyage, échange, enrichissement, en vérifiant dans le miroir de l’autre que son propre pays existe aussi, est estimé dans sa différence, ses traditions, ses valeurs.

Un très beau premier roman ! Dans lequel nous entendons la tragédie turque, arménienne, kurde, le silence occidental où personne ne s’écoute, mais aussi le demi-espoir lié à la capacité individuelle de beaucoup d’humains, comme ces Turcs souvent d’origine kurde ou arménienne dans ce livre, de mettre en acte des ressources intérieures pour inventer de nouveaux modes de vie, ici à Istanbul, là-bas en exil ! La question terroriste traitée comme une impasse, une chute, prend une résonance spéciale aujourd’hui, et requiert plus que jamais notre soutien à l’auteur, Pinar Selek, et à beaucoup d’autres comme elle, écrivains, journalistes, intellectuels, artistes, tous ceux qui résistent pour la liberté, tous ceux qui en Turquie aussi demandent une re-fondation de la politique, qui sont sous la menace du dictateur Erdogan, souvent en prison, torturés !

Alice Granger Guitard



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