Editions Actes Sud, 2017
mardi 17 janvier 2017 par Alice GrangerPour imprimer
C’est peu dire que cette écrivaine turque, romancière et poétesse, journaliste, militante des droits de l’homme, arrêtée pour avoir écrit dans un quotidien proche des Kurdes, accusée d’appartenir à une organisation terroriste armée, de porter atteinte à l’unité de l’Etat et à l’intégrité territoriale du pays, libérée il y a peu mais avec l’interdiction de sortie de territoire, témoigne par son écriture non seulement de la terrible impasse totalitaire, identitaire, islamiste de la Turquie, cette nuit dont elle parle qui descend peu à peu, mais peut-être encore plus de notre silence occidental, voire de notre responsabilité, par-delà bien sûr tous les soutiens et manifestations pour sa libération que de nombreux Occidentaux ont fait entendre ! Et bien sûr, le cas de Asli Erdogan n’est pas isolé, elle a été arrêtée avec d’autres, et la liste de cette « purge » à la suite du coup d’Etat raté de juillet 2016 est très longue. La liberté d’expression n’existe plus en Turquie, et pas seulement depuis juillet 2016. Lorsqu’elle écrit « Davantage qu’un jour nouveau, il semble que la nuit continue et se propage… Venue d’un soleil plus lointain et plus froid, la lumière ne réchauffe ni ne console, elle ne promet rien aux vies qui ont été sauvées ou perdues. », dans ce poignant et très beau style poétique, non seulement, moi Occidentale, j’entends cette nuit qui tombe de plus en plus inexorablement sur une Turquie abandonnée à sa dérive qui ne fait plus l’objet que d’une fin de recevoir de la part de l’Europe, mais, par-delà ce soleil plus lointain et plus froid qui symbolise peut-être le président Erdogan dont le désir d’être le deuxième père du peuple après Atatürk afin de faire revenir l’âge d’or ottoman est évident, je vois aussi le soleil européen et occidental encore bien plus lointain et bien plus froid ! Impossible de ne pas entendre dans cette écriture désespérément poétique et dont la résistance jusqu’à bout de souffle et de torture excède la simple accusation lancée contre le régime d’Erdogan et son « nettoyage » de tout ce qui manifeste sa liberté, sa différence ethnique ou autre ! Elle fait entendre, dans sa langue dense, complexe, un silence qui dérobe le silence de ceux qui, en Turquie, sont privés de parole par l’emprisonnement ou par la mort ! Je comprends ainsi le titre de ce recueil, « Le silence n’est même plus à toi. » Car un autre silence, européen, occidental, planétaire, enlève son sens réel à celui des victimes du régime d’Erdogan. Cet autre silence, le nôtre, est bien sûr masqué par notre condamnation d’un régime, qui motive une fin de non recevoir, qui ne se réduit pas au gel des négociations en vue de l’adhésion de la Turquie à l’Europe, mais bien plus face à une sorte de demande de reconnaissance du monde arabe et musulman adressée à l’Europe et à l’Occident, qui insiste au moins depuis le démantèlement de l’empire ottoman et la façon dont nous avons restructuré la région sans aucune vue à long terme et sans jamais réfléchir à ces bombes à retardements que sont les humiliations semées dans les pays qui la composent. La Turquie, en premier lieu, avait incarné cette demande, avec Atatürk et la laïcité, c’est-à-dire un grand pas vers l’Europe en prenant pour paradigme la France, tout en ne perdant évidemment pas sa différence, son histoire, l’islam, ses complexités, les sunnites, les Kurdes. Atatürk, le premier père du peuple, ne rêvait-il pas de retrouver pour son pays une sorte d’âge d’or, en tout cas une fierté faisant se relever de l’humiliation du démantèlement de l’empire ottoman, par cette européanisation, par cette laïcité qui devait laisser à chacun sa liberté de croire mais mettait d’accord par d’autres valeurs, communes, ce qui, en théorie, aurait pu permettre de cohabiter avec les Kurdes, les Arméniens… ? Ce premier père du peuple, modernisant la Turquie, n’avait-il pas le désir, repris un temps par Erdogan, d’être le premier pays musulman mais ayant fait le pas de la laïcité qui, ayant ouvert la voie de la reconnaissance en faisant sa part du chemin vers l’Europe, pouvait être un modèle et l’influence en pointe pour d’autres pays arabes, dessinant d’une tout autre manière le retour de l’empire ottoman dans une sorte d’union apaisée car reconnue autour de la table de la paix à égalité avec les pays occidentaux ? Pas facile, complexe, très lent à réaliser, tout ceci, et requérant, en face, que l’Europe et l’Occident cessent d’être conquérants, donneurs de leçons, avides de matières premières, de regarder les autres comme des inférieurs, tournent enfin la page de la colonisation en se souciant de la reconstruction des pays colonisés enfin vus à égalité. Erdogan a, lui aussi, cru à l’Europe, et qu’il pourrait être le deuxième père du peuple par cette voie-là, tout en défendant encore plus la différence de son pays, la tradition islamique. Bien sûr la dérive vers l’islamisation du pays a commencé depuis longtemps, et peut-être que l’entrée dans la communauté européenne devait-elle se repenser, devenir même un autre mode de coopération, incluant aussi les autres pays arabes, du Maghreb, etc. Au lieu de cela, tout ne s’est-il pas gelé ? Et, comme toujours, chaque fois qu’une possibilité supérieure, plus apaisée et permettant à chaque partie d’être reconnue, est impossible, c’est toujours par quelque chose de beaucoup plus archaïque, plus refermé sur soi, plus fanatique, plus raciste, plus fratricide, voire plus désespéré, plus suicidaire peut-être, que la demande de reconnaissance revient, envers et contre tout ! Et ce retour du refoulé n’est-il pas Erdogan ? Avec ce désespoir sans nom, cette nuit qui s’avance inexorablement, et que je lis sous la plume de Asli Erdogan !
Elle écrit des pages poignantes sur les conséquences du coup d’Etat manqué de juillet 2016, sur les Kurdes, sur les intellectuels, sur les journalistes, sur la liberté. Elle écrit sur Kobanê, ville syrienne kurde qui, en 2014, fut attaquée par l’Etat islamique, où la Turquie n’est pas du côté des défenseurs de la ville parce qu’elle veut l’affaiblissement kurde en Syrie. Pour la Turquie, PKK et Etat islamique, ce sont deux mêmes dangers pour la Turquie ! Lorsque manque un Etat fort laïc, la guerre civile revient entre populations différentes, avec tout ce que cela implique de racisme, qu’évoque Asli Erdogan. L’écriture d’Asli Erdogan va au cœur du double jeu de la Turquie, et ce n’est pas par hasard si, en même temps qu’une autre journaliste et une avocate, elle a été arrêtée pour espionnage parce qu’elle avait publié un article sur la livraison d’armes des services secrets turcs à des groupes islamiques en Turquie. Ce double jeu de la Turquie se place au niveau d’une guerre civile que le père du peuple arrêterait en supprimant la population qui gêne, les Kurdes, alors qu’un Etat laïc, c’est-à-dire une organisation du vivre ensemble supérieure, permettrait à tous de vivre en sécurité dans le pays !
Poétesse, Asli Erdogan est sensible au temps, au climat, aux paysages, mais toujours dans ce sens qu’ils sont ce réel en impasse, désespéré. « La pluie s’est mise à tomber juste au moment où je sortais de chez moi, et semble devoir s’intensifier. » Pluie, nuit ! La pulsion de vie l’habite cependant encore, la rend sensible à la beauté de la neige qui a recouvert les magnolias en fleurs : « les fleurs s’ouvraient joyeusement, presque bruyamment. Elles se seraient entrelacées les unes contre les autres. » Le conditionnel, pourtant, « seraient » ! Immédiatement après, sa promenade l’emmène devant la vitrine d’une animalerie, et, en regardant trois magnifiques perruches colorées, elle pense à la prison. Elle reste longtemps là, plantée devant la vitrine, et, si le propriétaire du magasin, au regard de travers, venait lui parler, la remarquait, elle lui dirait : « Vous savez, j’avais un ami qui élevait des perruches en prison. » Le regard de travers semble dénoncer le climat de guerre civile, le qui-vive. L’écriture va dans les détails. Elle évoque ensuite ces prisonniers qui, il y a des années, faisaient la grève de la faim et étaient mort, elle avait essayé d’écrire sur cette faim, et, remarquant par déplacement la faim de la perruche, elle écrit son impuissance : « Pourtant j’ai les mains vides, et elle le sait parfaitement. » Asli Erdogan a cette écriture désespérée, empreinte de nuit, d’impuissance, car elle doit sentir en puissance que l’espoir ne peut renaître en Turquie que de bien plus loin que la Turquie et sa politique, qu’il ne peut venir que d’un changement politique européen, occidental, planétaire, que d’une réinvention de la politique, qui mettrait enfin tout le monde autour de la table des négociations, à égalité en terme de reconnaissance, avec à la clef la fin de l’hégémonie occidentale et compte tenu que, sur ces nouvelles bases, l’art de vivre occidental pourrait être un paradigme pour beaucoup d’autres pays. Au kiosque, Asli Erdogan constate que son journal n’y est plus. La nuit !
Elle évoque ces « Grands charniers de notre mémoire collective, où s’entassent pêle-mêle le passé et le présent, les bourreaux et les victimes… Cette prodigieuse faculté à répondre par l’absence et à nous laver les mains des ravages, des massacres et des catastrophes que nous avons perpétrées. » « Quand nous n’y cherchons que les traces de notre propre grandeur, et cet héroïsme qui interdit toute interrogation des faits et de leur objectivité, l’Histoire est un affront terrible fait aux histoires et aux malheurs des individus… » Un régime qui ne va que dans les traces du passé ottoman, par exemple, et qui extermine les Arméniens, les Kurdes, les Grecs… Un régime se refermant peu à peu sur lui, car l’ouverture sur autre chose s’avère de moins en moins possible… Après, les bourreaux et les victimes, comme dans une guerre civile, sont dans les mêmes charniers… « Le concept de ‘race’ a beau être une invention de l’Europe, c’est un sophisme grossier de dire qu’il n’y a jamais eu de racisme en Turquie. » « Nous avons arraché les racines d’un peuple qui vivait sur ces terres depuis des milliers d’années. Nous avons commis des horreurs que connaissent sous le nom de ‘Grande Catastrophe’ ceux qui les ont vécues et qui y ont survécu. » Dans ces lignes, il y a un questionnement silencieux sur ce qui ramène la paix parmi des populations différentes qui habitent sur une même terre ! Et elle souligne ce « crime originel » qui est perpétué en Turquie, sans doute le fait que la violence et la guerre est inhérente au fait que des humains vivent ensemble sur un territoire, et qu’il faut une sorte de violence légitime, celle d’un Etat, pour empêcher à chacun cette violence en échange d’une sécurité pour tous. Ce qu’elle nomme racisme semble évoquer ce « crime originel ». Elle évoque « un pays ouvertement hostile aux émigrés ».
Asli Erdogan, lorsqu’elle évoque l’existence des victimes, veut se démarquer d’un double piège. Celui de la répression, en soi-même, de la victime, car c’est une collaboration avec le système visant la libération des traumas, par effacement ou par classification hiérarchisée, en testant en permanence l’innocence ou l’honnêteté de cette victime. Et oui, si elle parvient à oublier, c’est qu’elle n’avait aucun projet de résistance, de liberté, de militer ! Celui qui consiste à faire parler la victime ou parler en son nom, ce qui convoque à nouveau le traumatisme dans sa réalité intérieure et extérieure, et à le transformer en objet de curiosité. Elle a une « recette personnelle », qui est « d’approcher chaque existence avec le sens du destin… La littérature commence précisément avec ce sens du destin. » Cherchant à mettre en mots la souffrance de l’humanité entière, à travers la souffrance de chaque victime. Elle s’évoque sans doute elle-même lorsqu’elle parle de cette femme qui « affirme vivre dans une société tellement coupée de la réalité qu’elle est incapable de se poser la question de savoir ‘qui est la victime’ ». Elle ajoute : « L’homme est en mesure d’affronter la vérité. Et quand il sait affronter la vérité, quand il sait regarder en face la victime, l’éternelle victime, il est courageux. »
Les « brumes infinies qui voilent la côte et les eaux. » « Le ‘passé’ qu’à mains nues tu as arraché aux ténèbres des roches et des profondeurs, mais sans pouvoir l’amener à la surface, et qui s’écoule hors de tes doigts gelés, ton seul passé, une boue muette et glacée… » « Nos cris ‘nous existons, nous sommes là’ se perdent en échos toujours plus lointains, se perdent et demeurent sans réponse. » « … il semble que personne ne sache plus nous regarder au fond des yeux… Pleins de la lassitude de ceux qui ont déjà tout vu, les regards se perdent au loin, apathiques, interdits, incrédules. » « Comme si nous marchions dans une interminable aube grise… comme si nous marchions dans un lieu désormais hors de portée de tous les appels et de tous les cris. » Lieu désormais trop loin de l’Europe ? De la possibilité d’engager un processus politique, diplomatique ? De faire entendre une soif de reconnaissance ? Asli Erdogan a soudain l’impression que ses mots se substituent à la vie : « L’atroce pesanteur des mots qui se substituent à la vie, et du silence qui enveloppe ces mots… Gouffre abyssal, omniprésent, dans le passé, le futur, aujourd’hui… »
Elle voit ces corps déchiquetés, brûlés, jetés dans des sacs à gravats… Elle ne veut pas être complice de ces rafales de balles qui s’abattent sur des femmes, des enfants, des vieillards, ni de l’assassinat des hommes et des mots c’est-à-dire de la vérité. Elle continue de résister en témoignant, de l’intérieur de cette nuit. « La liberté est un mot qui refuse de se taire. » « la Turquie des années 2010 a jeté en prison quatre universitaires, sur ‘ordre venu d’en haut’ ! Pour trouver semblables faits dans la longue histoire de la répression, il faut remonter à la période nazie, à la Pologne occupée ! » Elle évoque les « Marches pour la liberté » qu’elle a collaboré à faire pour défendre la liberté d’expression.
« Les heures et les années pétrifiées dans une nuit devenue bloc de cristal… un hiver qui ressemble au coma. La vie retirée au plus loin d’elle-même, attirée vers l’arrière, vers l’intérieur, vers ses propres profondeurs. » Descriptions terribles, qui font écho à un réel que, jamais vraiment, elle ne rabat sur la seule réalité du régime turc dérivant de plus en plus vers une dictature islamique. Elle parle d’arrestations, de corps déchiquetés à la fois par les attentats mais aussi les attaques contre les Kurdes, de massacres, de faim, mais c’est étrange, elle ne nomme pas vraiment, elle n’immobilise pas sur un seul coupable, le silence est plus large et plus lointain, la violence plus originelle. « Je suis seule dans la forêt spectrale. Comme la dernière survivante sur terre. » La dernière survivante ! Comme si ceux qui font silence étaient déjà morts, par indifférence, cynisme, orgueil, hégémonie… « Pure attente, pure perte… »
En écrivant, elle veut régler humainement ses comptes avec l’homme. « Etre coincé dans un immeuble en feu… Sans doute n’est-ce là qu’une métaphore, une métaphore de la Turquie… » Quelqu’un a-t-il appelé les pompiers, à l’heure de la technologie, de la mondialisation ? Voilà la question ! Voyage à cent kilomètres d’Auschwitz.
« La terre de Mésopotamie qui depuis douze siècles, sans dire un mot, écoute et colporte l’histoire tragique de l’homme… Terre où le commencement a rendez-vous avec la fin, les racines avec les morts, terre absorbante, donnant vie à toute chose, au sang et aux cris, aux os et à la pierre, sans distinction, terre aux entrailles couvrant ses mystères et ses germes futurs… » Bref, une longue et ancienne Histoire ! Elle voyage vers les Kurdes. Les commerces kurdes sont mis à sac. Un jeune qui parle kurde est dépecé. Des foules enveloppées dans le drapeau frappent à mort. Guerre civile ! L’hôpital de campagne est troué de balles. « Les terres ancestrales de Mésopotamie, drapées de silence et de poussière millénaires. Mille fois vaincues, soumises, perdues… C’est ici que furent élevés et abandonnés les premiers temples, que de grandes et puissantes villes furent édifiées puis détruites, que Dieu parla, que le ciel et la terre se séparèrent à jamais, que l’enfer et né. » Pas de simplisme dans cette écriture ! Mais des questions, à propos de ces terres, du silence il y a longtemps déjà, des défaites, de la soumission… Cela vient de loin… « La marche des kurdes sera longue. » On entend une soif de reconnaissance qui vient de très loin…
« … ce voyage d’hiver qui n’est toujours pas terminé. » Le plus significatif des signes, c’est le point de suspension, trois points, une pause, une incomplétude, un vide. En pleine nuit, dans ce pays gelé. Comment ce silence s’est-il formé ? Son destin, qui se heurte tout le temps au silence ! Une femme… qui se fait humilier, abuser… « Dans ce monde construit sur les fantasmes masculins, qui parle la langue des hommes, personne n’appelle ça ‘agression’, mais qui ‘procréation’, qui ‘mensonge’, on avance qui l’honneur, qui l’amour, qui la maternité sacrée… La forme de tyrannie la plus antique, la plus profonde et sournoise, est liée à celle que les hommes exercent sur les femmes. » « … pourquoi ne pourrais-je pas voir le jour ? » Par ces mots, Asli Erdogan va vraiment au cœur de la question ! Toutes ces guerres civiles, ces massacres, ces génocides, ce silence y compris l’occidental, et ce cri des femmes : « nous aussi sommes des êtres humains » ! Cri qui doit résonner pas seulement en Turquie !
Kobanê. « Les balles se frayent un chemin sur ces terres qui n’appartiennent à personne (Rilke), une femme marche dans la nuit… » longue marche.
Elle se demande : « D’entre quelles mains au juste arrachera-t-on la facture de ces livraisons d’armes ? » « Moyen-Orient identifié avec la guerre… que la complicité du monde entier a transformé en ce qu’il est, et qui voit aujourd’hui, à flanc de roc, croître et fleurir le Rojava (Kurdistan syrien autonome)… Se dressant contre les embargos, les sièges, les menaces, l’indifférence… Si je dis que toutes les puissances hégémoniques mondiales perçoivent comme une menace l’existence du Rojava et tous les progrès qu’il a faits en direction de l’autonomie, de l’égalité et de la coexistence pacifique, il se peut que j’exagère. Mais à peine. » « Les puissances hégémoniques mondiales ont beau prétendre exactement le contraire, sachez que tout ce à quoi nous désirons nous unir ou nous associer, appartenir ou adhérer, est indéfectiblement lié à un seul mot… Paix. » Nous voyions que Esli Erdogan dans ses textes interpelle aussi les puissances hégémoniques mondiales ! Ce silence qui explose son propre silence !
« Sans sommation, sans avertissement, l’ombre s’est faite, par un banal soir de septembre… La nuit semble un poing géant qui resserre son étreinte sur la ville pétrifiée. » Insistance martelante de ce mot, la nuit, tout au long du livre, des articles qui le composent ! Pourtant, « On entend parler kurde, arabe, bambara, devant la porte un vendeur de montres sénégalais, un fleuriste rom et un réfugié syrien inventent une langue commune et délirante, autour d’un plat de riz qu’ils dévorent avec une faim bien réelle. »
Quelque chose d’apparemment suicidaire. « La mer était couleur d’améthyste, mauve, lapis-lazuli, immense, infinie. Pour la première fois, elle pensa pouvoir entendre sa musique de fin, comme au début, elle avait suffisamment fait ses adieux, suffisamment perdu. » L’infini lui souriait, « Il lui enjoignait de prendre la route pour le dernier pays libre, un chant au sens encore indécis, l’œil, ou les deux, défaits de l’idée de mort, elle marchait vers la mer de la solitude, elle marchait. » Dans l’impasse la plus définitive, dans la conscience terrible de l’absence d’espoir, marcher vers le large sans retour, ce n’est pas la mort mais, paradoxalement, encore aller vers le dernier pays libre, celui de la vérité, c’est encore un mot libre ! Dire le silence planétaire ! Mais la femme est revenue à la rive, ayant mis à l’épreuve sa résistance, son refus de se taire étant comme aller vers le large !
8 mars, journée mondiale de la femme ! En Turquie, il y a encore la domination de la morale masculine et l’hostilité à l’égard des femmes !
L’écriture de Asli Erdogan est un cri. Elle est née avec le cri, elle peut susciter le cri. Le souffle peut le faire durer, jusqu’à faire ressusciter les morts ! Ou déchirer le silence ! Mais cette écriture ne peut ouvrir les verrous des salles de torture, ni ramener en vie ceux qui y sont morts. Alors, Asli Erdogan, au nom des Turcs, reconnaît des crimes commis : contre les Arméniens, les Kurdes, les Grecs. « Voilà sans doute pourquoi nos terres sont couvertes de fosses. » Pour rendre possible la réconciliation, il s’agit que mêmes les horreurs du passé entrent dans le récit !
Elle évoque, très justement, « cet âge d’or qu’on ne reverra jamais », donc cette perte, cette humiliation, cette blessure. Question très importante sur les terres du Moyen-Orient, de Mésopotamie, et d’ailleurs. Qu’il faut toujours se poser, aller rechercher. La faim de reconnaissance est toujours le motif le plus puissant des guerres, civile ou non… Elle évoque le premier meurtre…
« S’ouvrir de toutes ses forces à un cri noir auquel tu n’as pas su répondre, l’emplir d’une voix errante… » Voilà ce qu’a fait Asli Erdogan par cette écriture si poétique, si complexe aussi, si désespérée mais aussi si vaillante et lucide. Répondre au cri, seule une réinvention de la politique au niveau mondial le peut ! Elle, elle est forcée de se contenter du fugace espoir que font naître les phrases.
Alice Granger Guitard
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