Editions le dilettante, 2009
mardi 17 mars 2009 par Alice GrangerPour imprimer
Dans ce recueil d’articles inédits d’André Fraigneau, qui fut lecteur chez Grasset à partir de 1928, écrivain, auteur de dramatiques et producteur d’émissions littéraires et artistiques à la radio, évoque les personnages littéraires ou artistiques non seulement dans leurs œuvres mais, surtout peut-être, dans la singularité de leur vie : il est l’un d’eux, on dirait. Il se présente en leur compagnie, bonne bien sûr. Chaque fois, le personnage est quelqu’un. Unique.
Pour André Fraigneau, la littérature française est une longue suite de préciosités, souvent contradictoires, mais ce qui l’intéresse, lui, c’est le cri qui, littéralement, coupe ces préciosités, un cri nu et humain, qui est toujours le fait d’hommes singuliers, c’est-à-dire seuls. Des enchanteurs au prestige personnel, pas seulement celui dû aux œuvres. « … la présence, le geste, le regard, la voix dégageaient à bout portant le même fluide qu’à travers la durée et l’espace, leur style de créateurs : Jean Giraudoux, Léon et Lucien Daudet, Christian Bérard, Jean Cocteau, André Malraux pavoisent, disparus ou vivants… ». André Fraigneau, dans ses textes, nous le sentons encore ébloui par ces personnages qui se détachent. De vraies rencontres. Rares.
Radiguet, il a le même âge que lui. Pouvoir aller dans ses pas comme un camarade de classe, en connivence, ne pas être surpris par l’histoire qu’il raconte dans le « Le Diable au corps » car il est de la même génération, mais « Raconter si peu, avec des mots si usuels et chambarder à ce degré le monde littéraire ? », ça oui, chapeau ! Cocteau confie des années après sa mort que Radiguet était un personnage intimidant. « Il disait Radiguet avec la même distanciation réclamée par Rimbaud, Ronsard, Wagner. » Grasset évoque, dans son bureau « célèbre par son désordre et sa vétusté », la première fois que Radiguet est venu : « Il est entré par là, il s’est assis sur cette chaise et pour la première et unique fois de ma vie, j’ai eu la certitude de me trouver en présence d’un génie. » Voilà donc comment André Fraigneau écrit sur ses personnages d’exception : en donnant, à propos de chacun d’eux, la parole à d’autres personnages d’exception, si bien que nous avons en direct les impressions fortes, inédites. Raymond Radiguet « avait éclaté comme une bombe de cynisme, de fraîcheur et de génie, lancé par le plus jeune artilleur de l’Esprit ». Un poète en pleine gloire, Jean Cocteau, et Bernard Grasset qui faisait de son métier d’éditeur une œuvre d’art personnelle, imposèrent au peuple entier l’œuvre de « marbre pur » qu’est « Le Diable au corps ». C’est le génie d’André Fraigneau que de présenter un écrivain toujours en relation avec d’autres personnages, tous très singuliers. Ce faisant, se dessine aussi le portrait de ces autres personnages. « Radiguet, à la suite de Rimbaud, est le dernier franc-tireur en date qui soit venu rappeler le style français à son devoir de droiture, de vitesse et d’efficacité. » « …il faut aussi que les jeunes sachent que c’est avec Radiguet que le phénomène ‘jeunesse’ a conquis ses premiers droits. »
Anna de Noailles, il la rencontre l’année de sa mort, au théâtre. Là aussi, il y a Cocteau. Le portrait se dessine par cette juxtaposition. Cocteau était là, alors… « comme je m’approchais de l’auteur, à travers la foule, je vis une sorte de cercle vide et respecté… une sorte de naine discoureuse, parlant à Jean Cocteau. » La comtesse si petite. « Mon impression fut fâcheuse. » Cette petite marchande de parfums d’Orient… il y va fort ! C’est son impression, donnée en direct. Plus tard, il entend sa voix : une voix d’argent fluide, énergique et caressante, avec de brusques raucités, et puis des langueurs inouïes. Il est conquis, fasciné, entraîné. Tout est dans les impressions, les sensations, les surprises faites aux organes des sens, dans ces articles, où les personnages dans leur contexte, leur décor, et leur compagnie jaillissent, parlent, font impression sur celui qui en témoignera. Comme si l’écriture et la vie de l’écrivain, c’était la même chose. Musique de la voix de Anna Noailles évoquant Sophocle, Jeanne d’Arc, Pascal… Des noms, là aussi… Par ses intérêts, elle apparaît à côté d’autres, et c’est toujours comme cela.
Christian Bérard est un ami de jeunesse. C’est, bien sûr, chez Cocteau qu’il voit pour la première fois une peinture de Bérard. Voilà. Chez Cocteau. Le personnage, à partir du nom Cocteau, est déjà, comme d’un trait, distingué. La chambre de Cocteau, que dans son article sur Bérard il décrit par la même occasion, débordant donc sur le portrait de Cocteau, est un véritable cabinet des merveilles d’œuvres d’art, d’objets rapportés de nombreux voyages. Au retour du régiment, Maurice Sachs ouvre la porte du paradis amical à Fraigneau : il y a là Max Jacob, Christian Bérard, Henri Sauguet, Christian Dior, Pierre Colle, celui-ci allait devenir marchand de tableaux. Verger humain incomparable. Que de noms ensemble ! Pouvoir fulgurant des deux mains-palettes de Bérard, créant au dos d’un menu de restaurant, sur le crépi d’un mur, au pli d’un voile, une chose vivante. Emerveillement de Fraigneau dans ce verger humain. En bonne compagnie. Dior est déjà là, parmi les autres. Si bien qu’avant même d’orienter vers lui un intérêt direct, son portrait est déjà commencé : juste par la juxtaposition des personnages, par le contexte ouvert.
Ah ! cette journée dans la demeure princière de Dior ! A quelques jours de la présentation de sa nouvelle collection, « j’ai trouvé mon ami Dior aussi calme qu’aux beaux jours de nonchalance… Dior assis ce matin dans son lit faisait des ‘patience’ avec un jeu de cartes minuscules, tout en déjeunant de quatre biscottes et d’une gelée de groseilles tirées de ses fruits de Milly. Je me laisse tenter par la confiture. » Le portrait, évidemment, commence par le fait que celui qui l’écrit fait partie des intimes : il mange aussi de la confiture. Dior, lorsqu’il crée, rumine, fait des centaines de petits croquis, puis des plus grands, puis laisse reposer comme pour la pâte des pâtisseries, va surveiller ses plants de jasmin, fait les antiquaires, revient, passe en revue les modèles, fait des mises au point au millimètre près : bref, pour avoir ainsi le tableau de vie de Dior aussi complet, il faut être un intime. Ce qui fait que ses articles sur ces personnages si singuliers sont aussi, de manière indirecte, son portrait à lui, Fraigneau : il est des leurs, un peu de la lumière littéraire et artistique qui les éclaire tombe sur lui. Il est, chaque fois, dans le tableau. En bonne compagnie. Il donne toujours des détails de première main, ainsi. Le rêve du jeune Dior était de devenir Architecte. Cela se sent dans ses créations. La conscience professionnelle de Dior est fascinante. Rare privilège que de voir cela ! Fraigneau quitte son ami en lui disant à quel point il admire sa fureur du fini.
D.H. Lawrence. La traduction française de « L’amant de Lady Chatterley » avait été préfacée par Malraux. A l’occasion du relancement de l’œuvre de cet écrivain, Fraigneau va au Nouveau-Mexique rencontrer les trois femmes qui ont partagé l’existence du romancier, l’épouse, l’amie américaine, la disciple anglaise, qui vivent parmi les Indiens et les cow-boys. Voilà, le décor est déjà esquissé. « Il n’est pas étonnant que le Nouveau-Mexique soit le seul endroit au monde où Lawrence, fragile comme Nietzsche et comme lui adorateur de la lumière pure et fraîche, ait connu la santé. » Fraigneau est subjugué par les paysages. Il débouche sur un immense champ d’avoine qui a l’air d’un lac, c’est celui dont Lawrence parle dans son roman « La Femme et la Bête » ! Son cœur bat très fort lorsqu’il s’approche de la demeure de l’inspiratrice, vrai musée Lawrence. Derrière, le désert. Frieda tient de la Walkyrie et de la lionne. Crinière rousse en arrière. Lawrence écrivait d’un trait, dit-elle. Il y a, dans le jardin, le même jardinier qu’au temps de Lawrence.
En cet autre temps qui se dégage des articles d’André Fraigneau, la camaraderie de commande n’avait pas encore remplacé l’amitié d’élection. Cette bonne compagnie, c’est en effet l’amitié d’élection. Importance du « tuteur » des premières années. De la rencontre. Des rencontres. Cocteau lui apparaît comme un mainteneur et un novateur. Fraigneau ne croit qu’aux individus qui ressemblent à leurs œuvres. A sa demande timide d’un rendez-vous, Cocteau avait répondu par retour à la main, « de sa grosse écriture célèbre et de sa signature étoilée. » Paniqué, il s’arrête dans l’escalier. Le poète, comme lui, habite chez sa mère. Le domestique fait entrer le visiteur dans la chambre de Cocteau, en son absence. Fraigneau est rassuré. Au cœur de l’intimité de Cocteau ! Chambre classique d’un étudiant vivant chez ses parents. Cocteau pourrait être lui. C’est un autre fraternel. Qui entre, le salue comme s’ils s’étaient vus la veille. Leur intimité profonde d’auteur à auteur, il la sent. Timbre cuivrée de sa voix. Enchantant parce qu’elle ne permet pas l’inattention. A toute vitesse, il lui fait don de ses amis, de ses activités, de ses amis intimes. « Il passait à moi armes et bagages. » Lui fait le cadeau d’imiter Barrès. Cocteau possède au suprême degré la faculté d’interrogation.
Chaque autre rencontre est du même style. Robert Brasillach inaccessible au snobisme et aux pressions amicales, qui marche toujours à ses côtés, Sauguet le compositeur le laisse libre de son texte et lui demande seulement où il veut mettre de la musique, avec lui il approfondit cette expression si particulière qu’est la radiophonie. Ses interventions musicales. Gérard d’Houville. Roger Nimier. Paul Morand. D’autres.
Comme ils ouvraient leur porte, ces personnages d’exception, accueillant dans le tableau celui qui s’intéressait à eux comme un des leurs ! Aujourd’hui ?
Alice Granger Guitard
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