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Devant ma mère
jeudi 26 juillet 2007 par Mariane Perruche

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Devant ma mère

Devant ma mère

 

de Pierre Pachet

 

Gallimard, « L’Un et l’Autre » (2007)

 

 

C’est un très bel objet,  revêtu d’une couverture noire illuminée par un motif d’Henri Michaux. Rouge et noir. J’attendais ce nouveau livre de Pierre Pachet et pourtant je l’ai « oublié » pendant quelques semaines chez le libraire. J’en redoutais le sujet : le récit de la lente dégradation intellectuelle et physique de la mère de l’auteur. J’en connaissais un extrait, le second chapitre « La radio intérieure », un de mes passages préférés, où la mère de l’auteur n’a pas encore perdu toute possibilité de converser avec son fils. Elle se montre même enjouée, tout occupée à ses souvenirs d’autrefois.

Ce récit était vraiment approprié pour « L’un et l’autre », la collection dirigée par J.-B. Pontalis, qui rassemble des ouvrages dont le thème est le lien – intime et fort dit la jaquette - entre l’auteur et l’autre.  Entre biographie de l’autre, et autobiographie, la frontière y est toujours floue. De ce genre de flottement, Pierre Pachet est coutumier.

Ce n’est pas le récit d’un deuil, car la mort de la mère, dans son évidence ultime, sera tue. Ce n’est pas non plus un journal intime, car jamais le récit ne met l’accent sur l’auteur lui-même. Il est là témoin, bien sûr impliqué, inévitablement atteint par la destruction lente de cet être – sa mère - qui se défait devant lui, sous ses yeux de fils aimant. Et l’objet principal c’est elle, Ginda Pachet. Ce n’est pas non plus un récit chronologique, même s’il suit le cours de la dégradation qui a lieu au fil du temps, sans véritable rupture manifeste. C’est la description, par un regard quasi clinique, des troubles du langage et de la pensée d’une très vieille dame de plus de quatre-vingt dix ans, qui fut autrefois drôle, intelligente et jolie. Le regard du fils sur sa mère n’est jamais complètement dans la douleur. Pourtant elle est là, présente entre les mots. Qui connaît Pachet sait qu’il déteste le pathos et se méfie des sentiments. Il  a décidé d’accompagner jusqu’au bout sa mère dans sa lente dégradation. De se tenir  devant elle, de la regarder en face se perdre, s’abîmer sous ses yeux, et de ne pas la perdre de vue. D’en faire l’objet d’un écrit, par piété filiale. Pachet évoque même l’idée d’un respect religieux envers celle qui reste toujours sa mère, même si son identité s’est pour elle-même perdue. Ginda ne sait plus qui elle est, ne sait plus ce qu’elle dit, ni à qui elle s’adresse : « ça parle » en elle, elle expectore des mots, des bouts de phrase, tantôt en français, plus souvent en russe. Elle va peu à peu - cette évolution a lieu très lentement - perdre toute capacité à se mouvoir, à se déplacer dans l’espace, à se repérer dans le temps, à échanger, à avoir une conversation.

Au fond que deviendrons-nous quand nous aurons perdu le regard de l’autre ? Pachet évoque souvent les yeux de sa mère qui ne le regardent plus (elle est presque totalement aveugle) ; c’est donc dans le regard du fils que se reconstitue le regard perdu de la mère. Regarder l’autre pour réinventer, dans une relation tragiquement asymétrique, qu’il vous regarde. Même chose pour la parole. Parler à l’autre, non pour instaurer un échange factice, car tout est ici recherche de la lumière, de la vérité philosophique ou scientifique, mais toujours tenter – malgré tout et contre l’inexorable - de ressusciter l’échange. Et le miracle a parfois lieu.

 

Le récit  se mêle à une  réflexion sur la parole et le langage, à travers ses usages et mésusages tels que Pierre Pachet les observe chez sa mère. L’individuel et l’universel se mêlent donc dans ce face à face du fils avec la mère, film documentaire d’une longue patience.   « Comment ça meurt un cerveau ? » Telle est la question que se formule le fils vers la fin de l’ouvrage, retrouvant quasi instinctivement la formule interrogative qu’enfant il adressait à sa mère, mais inversée. Le fils devenu un homme plein de sagesse s’interroge sur le mystère de la mort, comme un écho ironique aux questions qu’enfant il adressait – sans doute - à sa mère sur le mystère de la vie.

 

Il y a vingt ans déjà, en 1987, Pachet avait raconté la vie de son père, mort en 1965,  dans un ouvrage au titre et au postulat étranges,  Autobiographie de mon père[1]. Il s’agissait de faire parler le père par la bouche du fils : une biographie en forme d’autobiographie. Même si la démarche est totalement différente, je ne peux que renvoyer les lecteurs à cet ouvrage plus ancien, dont Pachet ici ne dit mot, mais qui, me semble-t-il, forme un nécessaire diptyque avec Devant ma mère.  Prolonger « l’humain » de l’autre jusque dans l’altérité de la vieillesse et de la maladie, et même au-delà de la mort. Conserver animées en nous ces figures, tantôt effrayantes et tantôt chéries, tantôt majestueuses et tantôt si vulnérables. La seule façon pour nous de rester humains passe ici par l’écriture.

 

Mariane Perruche

Juillet 2007



[1] Belin. Puis, avec un postface de J.-B. Pontalis, édition Autrement, 1994. Livre de Poche 2006.



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