vendredi 27 avril 2007 par Yvette Reynaud-Kherlakian
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Il faut d’abord souligner le constant bonheur intellectuel que procure la lecture de cet ouvrage de quelque 400 pages : un savoir réfléchi, dense et limpide, un savoir-faire précis et chaleureux y sont au service d’une pédagogie exemplaire. Le texte central -soit le décryptage de plus de quarante poèmes- est encadré :
En amont par une substantielle introduction qui situe la poésie mallarméenne -en son obscurité- dans l’histoire littéraire, celle du romantisme plus précisément, et dans les dits et non-dits de la poétique mallarméenne elle-même.
En aval par une conclusion qui fait de cette poésie -ombres et lumière- un dernier surgeon de l’Ecole du désenchantement générée par le romantisme.
Saluons l’exceptionnelle maîtrise de ces explications de textes, véritables travaux pratiques qui illustrent la théorie -et la fécondent- sans jamais se laisser déborder par elle. L’auteur s’en tient à l’intention, déjà exprimée par le titre : Selon Mallarmé de se garder « de toute interprétation fondées sur des spéculations absentes du texte » (p.55).
Mallarmé, poète obscur
C’est l’obscurité mallarméenne, on l’a compris, qui est au centre de cette étude : elle est moins matière à glose que matériau proposé à une élucidation patiente -avant d’être pleinement rendue à la substance du poème. Le postulat d’une telle entreprise va de soi : la poésie mallarméenne est belle, d’une beauté que le charme de vers opaques mais rayonnants laisse pressentir avant toute explication :
Si ce très blac ébat au ras du sol dénie
A tout site l’honneur du paysage faux...
Mallarmé, donc, est, d’entrée de jeu, traité comme poète obscur et grand poète. Certes, il n’a pas inventé l’obscurité poétique (d’ailleurs, les vers limpides et bien scandés, amis de la mémoire, qui se détachent d’un poème pour dire, en mots définitifs, un émoi ou une idée, ne sont pas rares dans son œuvre. Murmurer : Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, c’est ouvrir sa fenêtre sur un clair matin d’avril. Et il suffit de pianoter sur la commande de son téléviseur pour être éclaboussé par ...le vomissement impur de la bêtise)... Mais il y a une obscurité mallarméenne qui, tout en charriant les alluvions de l’histoire littéraire, semble s’appliquer à fabriquer son encre.
Quels en sont, selon Paul Bénichou, les ingrédients ?
Il y a d’abord l’apport direct de la tradition romantique, aisément repérable, et dans le langage poétique et dans l’image que le poète a -et veut donner- de sa mission.
-Certes, de Victor Hugo : J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire
à Mallarmé ; Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
l’intention est proclamée de débarrasser le langage poétique de toute convention de « noblesse » : il n’y a pas de spécificité du vocabulaire poétique. Il n’en demeure pas moins qu’en développant le goût « des métaphores librement créees », -lesquelles lient ce que ni l’oreille, ni l’intelligence n’ont l’habitude de lier-, le romantisme, surtout à partir de cette deuxième génération dont Nerval est la figure insigne, privilégie un subtil rapport entre les choses qui, -parce qu’il en excède le sens, requiert des mots un usage essentiellement allusif. L’écart se creuse entre expression prosaïque et expression poétique.
- Cette dérive du langage poétique est solidaire d’une solitude croissante du poète. Le romantisme a réactivé « la figure du vates antique » et le Poète a pu croire qu’il était le réceptacle du verbe soufflé par Dieu pour conduire les hommes. La société postnapoléonienne, commandée par l’efficacité industrielle et les valeurs marchandes, a vite eu raison d’une telle illusion. Sont restés le Verbe -désaffecté et toujours sonnant- et la blessure que Baudelaire creusera jusqu’à en faire la substance poétique par excellence. C’est dire que le romantisme va survivre en se nourrissant -douloureusement- du problème de la validité même du langage poétique, quitte à le résorber dans le hiératisme hautain de la forme : Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre...
Mallarmé est l’héritier de ce désenchantement et son obscurité est inhérente au traitement qu’il lui fait subir en le reprenant à son compte.
-La solitude, -sujet traditionnel de plainte élégiaque ou de raidissement orgueilleux-, il va en faire un acte poétique d’isolement volontaire. Il sait ce qu’il a à dire, n’en doutons pas mais il « l’occulte » par des procédés qui restent d’ailleurs, le plus souvent, dans les normes de lisibilité de la langue. Le sens est ainsi mis à distance, la possibilité de communication est au moins différée, suspendue qu’elle est à l’interrogation ou au refus du lecteur. Le poème se construit comme « énigme » entre la « douleur d’être seul et, si peu que ce soit, l’espoir d’être entendu ». Le « grammairien » qui se propose de déchiffrer l’énigme peut bien susciter l’agacement de Mallarmé. Puisqu’il y a dans le poème, de l’aveu même du poète le miroitement d’en dessous -soit sans doute le mystère poétique lui-même, une bonne lecture doit le délivrer. Si la grammaire qui restitue le sens des mots et de leur assemblage ne touche pas au mystère poétique, lequel « séduit au-delà du sens », elle en conditionne l’approche.
- Mais l’obscurité du langage poétique ne se réduit pas à un compromis, toujours indécis et équivoque chez Mallarmé, entre solitude et communication, ni à une épreuve intellectuelle imposée au lecteur avant l’accès au « trésor ». Elle est aussi -et peut-être surtout- l’expression de cette philosophie poétique qui fait de Mallarmé l’interprète ultime et radical -et à ce titre sans postérité- du désenchantement romantique. L’obscurité du poème n’est plus simplement instrumentale, elle devient substantielle : elle est pétrie de l’obscurité du monde, elle fait écho au Néant rencontré à même le travail du vers. Comme en témoigne l’inachèvement du Faune et d’Hérodiade, Mallarmé n’en finira pas d’ajuster le vers à l’expérience intime du non-être.
- Le danger n’est-il pas alors de fabriquer des « bibelot(s) d’inanité sonore » ? Dieu a été longtemps le garant de l’idéal poétique (comme il a été, Descartes dixit, le garant de la vérité des mathématiques) : l’homme a bien du mal, décidément, à se passer de ce Dieu à tout faire. Lui disparu, de quel « trésor » lester le poème ? Mallarmé, en nous disant « sublimes pour voir inventé Dieu et notre âme » ne fait guère que se donner du courage dans l’entreprise d’une poésie et d’une poétique nouvelles, lesquelles vont accentuer encore l’opacité de son langage. « le verbe poétique, écrit Paul Bénichou, renonce à saisir l’être ténébreux et problématique des choses ; il les fait apparaître en lui-même, dans la distance et l’allusion, conditions nouvelles du Beau. En ce sens la poétique de la sensation rejoint et accompagne, dans un même esprit de solitude, la technique de l’énigme » (p.30).
- Dans ce travail fouisseur autour du langage poétique, Mallarmé va plus loin encore. Le « deuil de l’être » permet l’avènement de « la notion pure ». Si la fleur nommée est « l’absente de tous bouquets », c’est pour se faire « l’idée même et suave ». Le verbe poétique est ainsi le garant de tout ce qu’il nomme et rien de ce que vit le poète ne lui est étranger -sous réserve d’être soumis à ce travail alchimique de purification qui contient et ordonne l’effusion lyrique selon les exigences du Beau. D’où une très grande « variété de tons » chez Mallarmé -que l’analyse aura à inventorier en fonction des (ou de la) notions dominantes de chaque poème.
- En fonction aussi de la présence physique des mots. Par son souci de la valeur picturale et musicale du mot, Mallarmé infirme par avance toute tentative d’interprétation platonicienne de l’usage poétique de l’Idée. Pour être tout à fait « purs » les « mots de la tribu" doivent être rendus à une sorte de théâtralité qui les dispose dans l’espace de la page, dans la temporalité du son et du rythme. Non que le poème s’encanaille en chanson. Il garde ses distances et s’il reste dans la langue, il tend à privilégier « le miroitement des mots », lesquels sont « prompts, tous, avant extinction, à une réciprocité de feux ». D’où l’importance du vers qui, écrit Mallarmé lui-même, « refait un mot total... étranger à la langue et comme incantatoire ». C’est par lui que le poème noue et scande en beauté son organisation interne et offre ainsi « une plénitude retrouvée à notre désir ».
- Vide de Dieu, vide de choses, le verbe poétique, obtenu par un rigoureux traitement de la langue serait donc capable d’exister par lui-même et de se proposer -fût-ce difficilement- à la lecture. Mais ce n’est pas assez. Le rêve mallarméen, aux confins de sa poétique, irait jusqu’à lui accorder la puissance du dieu éteint pour constituer le livre « architectural et prémédité » qui contiendrait « la conception spirituelle du Néant » et serait enfin l’expression totale et définitive de la nécessité universelle (avec Paul Bénichou nous employons le terme de nécessité plutôt que celui de déterminisme pour garder à la pensée de Mallarmé son aura métaphysique). Alors le poète serait bien près d’être cet observateur absolu dont rêvait Laplace (les savants rêvent aussi), vide de ses particularités subjectives, prêt en somme à « la disparition élocutoire ... qui cède l’initiative aux mots ».
Certes, Mallarmé rêve, jusqu’à la gesticulation somnambulique parfois, et l’on a beaucoup rêvé sur ce rêve-là. Paul Bénichou, lui, pense, et droitement et prudemment. La poétique mallarméenne, œuvre et utopie, « maintient intact...le sacre romantique de la poésie ». Mais, pour avoir dissous la trinité Dieu-Poète-Humanité, elle accumule les exigences d’écriture et de lecture sans lever la contradiction entre sacralité poétique et négation de Dieu. « Ce terminus paradoxal est l’aboutissement logique du désenchantement romantique.Alors que chez Rimbaud le poète fulgurant se nie dans l’aventurier médiocre, Mallarmé assume jusqu’à la fin, avec un héroïsme discret, la sombre grandeur d’une fin de règne...
Lire Mallarmé
Délitée l’institution romantique ? Qu’importe ! Vive Mallarmé ! Et vive son grammairien qui vient d’ouvrer les outils (il faut y ajouter l’appendice méticuleux sur la métrique mallarméenne) avec lesquels il va pénétrer le poème en son énigme. L’y autorisent : l’infracassable jointure entre les mots et leurs sens car le poète, quelle que soit sa volonté affirmée œuvre toujours dans la langue ; le sentiment de « l’inexplicable beauté que nous savons seulement reconnaître » ; et enfin le désir de rendre cette beauté accessible au plus grand nombre.
On a parfois arraché à Mallarmé des indications parcimonieuses et réticentes sur le sens de tel ou tel poème mais il répugne manifestement à décider si le lecteur doit « oublier le sens des mots » ou pratiquer l’ « déchiffrement » de l’énigme. Le grammairien, lui, instruit de la difficulté « de faire produire le charme à une élocution que son obscurcissement volontaire est en péril de rendre ingrate, et impropre à séduire », choisit le « déchiffrement » pour lui et au service de tout lecteur de bonne volonté.
Et c’est ainsi que Le sonnet allégorique de lui-même à « l’extérieur superbe et hasardeux » devient de moins en moins hasardeux pour composer, en tableaux nocturnes simultanés « l’esprit d’absence et de vide du sonnet »... Et c’est ainsi que la Prose pour des Esseintes se dévoile comme une dramaturgie -retorse et enjouée- « des rapports entre l’illumination et la parole » (on doit regretter que Hérodiade et une bonne partie du Faune ne soient pas soumis à un tel déchiffrement)...
Résoudre l’énigme revient à dégager le thème et son déroulement organique d’un entrelacs précautionneux de tropes -traditionnels ou écartelés-, de torsions syntaxiques, d’attractions -et de ruptures- sémantiques et phonétiques. Et à redécouvrir du même coup que la facture du poème , en son obscurité première, est au service de cette cohésion intime du langage qui fait un style. L’intelligence et le tact de l’analyse de Paul Bénichou font de l’obscurité de la poésie de Mallarmé le révélateur de son style.
L’énigme comme index du mystère
Car il faut y insister : il ne s’agit pas, une fois le poème « expliqué », d’en rejeter la forme première, comme si l’obscurité mallarméenne autorisait la séparation du fond et de la forme ; il ne s’agit pas davantage de disséquer « cette sorte de surnature poétique...éternisée dans le poème ». Paul Bénichou se défend d’une exégèse réductrice et rappelle à chaque occasion la portée et les limites de sa démarche : « retrouver le sens, avant de revenir au charme, puis au sens ». Le travail du « grammairien » est une propédeutique : il doit rendre possible « une lecture entière et simultanée de la dualité poétique -sens et magie- du poème ». L’énigme déchiffrée reste l’index du mystère poétique.
Somme toute, Paul Bénichou fait pour Mallarmé quelque chose de comparable à ce que Pascal fait pour Dieu. Dieu ne se démontre pas, la beauté d’un poème pas davantage. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de tailler dans la broussaille qui fait obstacle à la Révélation. On ne mérite pas la grâce, celle de Dieu ou de la beauté, mais on peut travailler à s’y rendre perméable. Ensuite, à Dieu vat ! C’est dans le repli des mots enfin ouverts à la conscience attentive que va sourdre, peut-être, d’un lecteur à l’autre
L’hymne des cœurs spirituels ...
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