Alain Mabanckou, Editions du Seuil, 2006
mercredi 4 octobre 2006 par Alice GrangerPour imprimer
Ce magnifique roman d’Alain Mabanckou semble raconter à la manière africaine, utilisant les contes, les croyances, les mythes, les rituels de transmission, ce que les Occidentaux mettent sur le compte de l’inconscient. Des maladies, des disparitions, des symptômes, l’impression que tel et tel personnage du village africain a « quelque chose », bref rien n’arrive par hasard, il y a toujours un malfaisant responsable de morts « anormales », en Afrique on dit que c’est un double nuisible qui a fait ça, ici on dit qu’une maladie, un symptôme, une mort précoce, sont à entendre comme du langage, des paroles, et que pour bien écouter il faut remonter l’histoire aux générations précédentes, repérer qu’est-ce qui a abouti à la tragédie qui atteint ce membre-là de la famille, qu’est-ce qu’on a mis sur ses épaules et qui a foiré, qu’est-ce qui l’a rendu malade, qu’est-ce qui l’a fait mourir, dans quel contexte familial et social cela s’est produit ? Au passage des générations, des contentieux restent, atteignent des descendants, qui sentent très bien ce « quelque chose », ce réseau, ne peuvent y échapper que difficilement, et c’est comme s’il fallait d’abord s’attaquer à ça, avant de pouvoir se sentir vraiment vivant et libre, il s’agit de s’en dégager, de cette négativité. Il s’agit aussi d’admettre l’autre autrement qu’en puissance dangereux.
Dans le roman africain d’Alain Mabanckou, ces choses sont racontées autrement, mais c’est très précis, très intelligent. Un porc-épic s’aperçoit qu’il devient le double nuisible d’un jeune garçon de dix ans, récemment initié par son père qui lui a fait boire, dans la brousse, un breuvage initiatique. Son père avait « quelque chose », par son double nuisible, un rat, il avait longtemps « mangé », c’est-à-dire fait disparaître tous ceux qui lui avaient fait du tort de quelque manière que ce soit. C’est le double nuisible, un animal qui se détache de sa communauté pour venir servir son maître, qui exécute les « missions » expéditives, un rat pour le père, un porc-épic pour le jeune Kibandi auquel son père a transmis son don, c’est-à-dire, en fait, cette hypersensibilité à la nuisance tout autour, et cette faim spéciale de s’en débarrasser. Après l’initiation, en buvant la potion initiatique (et Kibandi ne cessera pas de boire cette potion, ensuite), le jeune garçon se dédouble en un autre lui-même, qui n’a pas de bouche ni de nez mais juste des yeux et des oreilles et un long menton, et l’animal double nuisible s’approche, sera l’exécuteur pour faire disparaître telle et telle personne. L’autre lui-même est affamé de ces règlements de compte, il ne cesse d’en redemander, on dirait qu’il est habité d’une sorte de paranoïa spéciale, qu’il n’y a aucune paix possible tant que chaque velléité d’attaques alentour ne sera pas épiée, traquée, exécutée, sans fin. L’autre lui-même incarne la sensibilité individuelle exacerbée à la violence de l’autre toujours prêt à faire quelque chose, donc il s’agit de se défendre, d’éliminer, sans cesse, et le double nuisible est là pour ça.
Ce roman africain, par ce dédoublement initiatique, et cette histoire de double nuisible, ici un porc-épic qui a pour arme ses piquants qu’il enfonce dans ses victimes, met l’accent sur cette sensibilité extrême à la dangerosité de l’altérité humaine, et raconte comment la contre-attaque s’organise. Le jeune garçon, initié par son père à ce destin de teinte un peu paranoïaque, concentre sa vie sur cette version défensive, il se dédouble en être qui a faim d’élimination de tout ce qui le dérange et le jalouse et l’envie , lui fait quelque chose, il désire des piquants tout autour de lui pour piquer, piquer mortellement, et tant qu’il est habité par cette faim spéciale qui ne le laisse pas en paix, il ne vit pas vraiment, il n’a pas de bouche, il n’est que yeux et oreilles, à épier hypersensiblement ce qui met à mal sa tranquillité. Rien d’autre ne compte. Que ce breuvage qui le met aux aguets des dangers que les autres peuvent diriger contre lui, qui le dédouble en autre lui-même yeux et oreilles, qui le fait passer dans un animal avec des piquants qui ne vont pas rater leurs cibles.
Mais, bien sûr, en Afrique, un tel être humain finit toujours par être l’objet de soupçon, même si ce « sorcier » se protège lors du rituel du cadavre qui désigne son malfaiteur, si bien décrit dans ce roman, en se mettant une noix de palme dans l’anus. Peu à peu, tandis que les disparitions s’additionnent, des morts étranges, pas naturelles, le soupçon se porte sur l’homme, il a « quelque chose ». Et en général une autre personne qui est également initiée, qui possède elle aussi un double nuisible, sera plus perspicace pour démasquer le « sorcier », et c’en sera fait de lui.
Le porc-épic, double nuisible de Kibandi, toujours sur le qui-vive, pas du tout passif comme l’est un double pacifiste, va exécuter quatre-vingt-dix neuf missions, et l’autre lui-même de son maître est de plus en plus affamé, ne peut dormir, ses yeux et ses oreilles sont-ils à ce point focalisés sur le danger le plus grand ? La dernière mission s’attaqua en effet à un enfant. Et là, le double nuisible eut beaucoup de mal à utiliser ses piquants pour éliminer cet enfant. Ensuite, le porc-épic eut des cauchemars, le nourrisson revenait sans cesse le hanter. Sa disparition avait en vérité signé celle de son maître, Kibandi. Celui-ci s’était attaqué à l’enfant pour se venger du père de celui-ci, qui ne lui avait jamais rendu l’argent qu’il lui avait prêté. Mais en filigrane, nous entendons le dérangement que provoque l’arrivée d’un enfant. L’autre lui-même de Kibandi en est fou, on imagine, son hypersensibilité paranoïaque est en alerte maximale. Il va l’éliminer, le porc-épic va, contre son gré, exécuter sa mission. Mais tout autour, cela va se venger. D’abord, cette femme, et oui, une femme, puisque c’est à un enfant qu’on s’est attaqué, devine très vite que Kibandi a « quelque chose », comme elle, d’ailleurs. Kibandi veut la faire exécuter, mais le porc-épic la rate. Et c’est elle qui va avoir la main, désormais. Apparaissent deux jumeaux terribles, enfants d’un couple qui vient d’arriver dans le village. Ceux-ci n’en finissent pas de venir provoquer Kibandi. Le porc-épic voit, à devenir fou, le visage d’un des deux jumeaux devenir celui du nourrisson. Le thème des jumeaux, sacré en Afrique, sert à conclure l’histoire, à sortir de cette négativité violente. En somme, quand on a un jumeau, on est protégé, on n’a pas cette hypersensibilité à la négativité qui s’incarne dans telle et telle personne. Et alors, Kibandi va mourir. Le porc-épic est délivré de sa mission de double nuisible. Enfin, il se sent libre, il apprécie le paysage, la rivière, la lumière, et, sentant sa solitude, il se confie à l’arbre magnifique, le Baobab, dont les creux peuvent provisoirement servir de refuge.
D’une manière drôle, et dans une langue très belle, Alain Mabanckou hérisse ses piquants. « La douceur du miel ne guérit pas de la piqûre de l’abeille. » Et oui, vigilance maximale...Les doubles nuisibles sont les plus agités, les plus redoutables, la transmission est compliquée, qui libère un double si bizarrement boulimique. « Ce n’est pas parce que la mouche vole que cela fait d’elle un oiseau » ! Critique, l’animal hérissé ! Lorsque le maître meurt, celui qui s’était dédoublé, on lui donne une lampe tempête pour qu’il ne s’égare pas. Le défunt ne doit pas revenir hanter les vivants. Le porc-épic reste, l’angoisse des humains s’empare de lui, heureusement il peut parler à l’arbre, « la parole délivre de la peur de la mort ». C’est vrai que ce roman sur le double nuisible est un roman sur la peur de la mort. A la fin, celle-ci est humanisée.
On imagine bien que cet écrivain africain si talentueux « préfère par exemple mes jolis piquants à la gale chronique des chiens de ce village » ! Et il s’incline devant l’ancêtre, symbolisé par l’arbre. « Je vais en tirer profit de ton expérience d’ancêtre...tu as su jongler avec l’alternance des saisons...tes racines se prolongent très loin...dans le ventre de la terre... » Voilà comment la négativité a perdu complètement de sa dangerosité : maintenant, il y a la sagesse des ancêtres, il y a la parole, il y a une sorte de gémellité qui est protectrice. La dualité du départ s’est dissipée. Plus besoin de missions expéditives...
« Le gouverneur était hors de lui, lorsque je revenais dans notre territoire...il répétait à mes compères que les humains avaient fini par me faire perdre la raison... » Et oui, le roman s’aventure sur le terrain de la folie...Et ce danger : « le tambour est fait de la peau du faon qui s’est éloigné de sa mère ».
Le roman raconte à sa façon la généalogie. Comment la « folie » des parents, ceux du porc-épic bien sûr, a été transmise à leur enfant. Ceux-ci, morts précocement, étaient eux aussi des doubles nuisibles, qui aimaient la compagnie des humains, c’étaient des animaux chargés avec l’arme de leurs piquants de régler des comptes, et leur fils a hérité de ce « don ». Orphelin, il avait été recueilli par le gouverneur. « J’acceptais l’idée que je descendais d’une lignée de porcs-épics dont le destin était de servir les humains, pas pour le meilleur mais pour le pire ». Lucide, ce porc-épic, qui a du flair, est courageux, intelligent, rusé. « ma mort devint une certitude dans ma communauté ». Voilà, l’animal aux piquants se tourne vers un destin singulier. « Mon cœur allait éclater...je devais partir ».
L’histoire de la nièce « mangée » par ...est-ce Papa Kibandi ? Ou non ? Ou le crocodile qui l’a attirée dans l’eau de la rivière ? ne raconte-t-elle pas de manière subtile la tentation incestueuse ? Si ce n’est pas l’oncle, c’est le père ? « La mort de ma fille n’est pas normale » ! L’épreuve du bracelet d’argent est censée désigner le coupable. Est innocent celui qui peut le saisir sans se brûler dans la marmite d’huile bouillante dans laquelle il a été plongé. Bien sûr, Papa Kibandi s’en sort bien, il s’était protégé en se mettant une noix de palme dans l’anus...Mais il sera rattrapé. En fait, dans cette histoire incestueuse si délicatement racontée, père et oncle étaient de mèche, bien sûr ! En Afrique et en Occident, on ne raconte pas pareil, mais...
Longtemps, après la mort de Papa Kibandi, le jeune Kibandi vit avec sa mère, dans un autre territoire. « Je sens que c’est à Kinkosso que mon maître avait connu son premier acte sexuel avec une veuve ...double de son âge... penchants pour les puceaux... »...Là encore, pente incestueuse...Et refoulement...Le jeune Kibandi, qui fut paralysé par l’ardeur de la veuve, passif comme si on le violait, se tourna ensuite vers les prostituées, c’était...plus doux.
Passion du jeune Kibandi pour les livres. Sa condition d’initié lui permet de lire sans aller à l’école. Il dévore les livres. « J’ai conclu que les hommes avaient une avance sur nous les animaux car ils pouvaient consigner leurs pensées sur du papier...je découvris des histoires extraordinaires... ». La mère, soucieuse qu’il n’arrive rien à son fils, lui fait promettre de ne pas suivre l’exemple de son père. Il promet, mais il sait qu’il ment. Lorsque sa mère meurt, son cadavre se met à puer, à cause du mensonge de son fils, et elle ne pourra pas se reposer en paix. C’est à la suite de cette mort, de cette disparition de la protection, que le jeune maître se rapprochera de son double nuisible. Bien sûr ! La première mission concerne la plus belle fille du village, qui a osé lui résister. Le porc-épic lui enfonce ses piquants dans le corps, et elle meurt. Ainsi paie-t-elle ne n’avoir pas répondu au bon plaisir du jeune Kibandi...qui ne supporte pas le non. « Pour qu’un être humain en mange un autre il faut des raisons concrètes... ». Envie, jalousie, humiliation, toutes ces choses insupportables pour qui entend vivre selon le principe de plaisir, que rien de piquant ne révèle la négativité !
Les féticheurs, qui dénichent les malfaiteurs en Afrique, utilisent l’écorce du Baobab pour guérir les malades. En Afrique, cette négativité semble être beaucoup plus prise au sérieux, les gens sont sur leur garde, demandent des protections, des rituels.
Amédée, qui était allé dans les pays où il neige, revenu sous les traits d’un intellectuel dédaigneux, va être la cible du double nuisible de Kibandi, car « Le pire c’est qu’Amédée critiquait le comportement des personnes âgées ».. Et ça, en Afrique, n’est pas possible. La sagesse des aînés est une protection à laquelle se jumeler. Il dit : « Je t’assure que les êtres humains s’ennuient tellement qu’il leur faut des romans pour s’inventer d’autres vies ». Alain Mabanckou nous raconte joliment son goût de la lecture, sa découverte. « Les gens qui vont en Europe sont si bornés qu’ils estiment que les histoires de doubles n’existent que dans les romans africains...Ils préfèrent raisonner sous la protection de la science des Blancs.. . chaque phénomène a une explication scientifique... » Alain Mabanckou se moque des Africains qui se défont de leurs contes, de leur tradition, de leur façon de vivre des choses très précises, c’est une perte, un appauvrissement, l’Afrique ne dirait-elle pas de manière infiniment plus forte, plus directe, les choses et les peurs inconscientes ?
Ce beau roman africain se conclut dans une sorte de sevrage : le double nuisible n’a plus de raison d’être. Il reste un moment hanté par ses victimes, comme s’il était lui-même victime de ce processus paranoïaque d’élimination de qui dérange, de qui titille, de qui jalouse, etc...Les deux jumeaux vont voir le maître et lui disent : « Vous êtes un méchant, c’est pour ça que vous n’aimez pas les enfants ». Ils savent qu’il a « mangé » un bébé. Le maître est apeuré. L’autre lui-même du maître est capturé par les jumeaux, qui incarnent une façon d’être harmonieuse, l’un avec l’autre à côté, avec cette sensation apaisante de l’autre à côté, et alors l’autre lui-même devient un pauvre pantin, une marionnette, un polichinelle, ridicule est cette paranoïa de l’être qui ne supporte pas l’autre, qui ne l’admet pas à sa ressemblance exacte à côté, c’est un Polichinelle. Les jumeaux se sont avancés pour capturer le maître comme un troupeau de bœufs, et on entend le nourrisson rire, très en forme. La génération renouvelante peut s’avancer, aucune intolérance paranoïaque ne peut plus l’éliminer.
Dans le lundi ensoleillé, le porc-épic se dit que désormais, après avoir été victime des mœurs de son pays, il va se contenter de respirer.
Ce roman a, décidément, un aire de cure psychanalytique ! Bravo Alain Mabanckou !
Alice Granger Guitard
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