Vassilis Alexakis, Stock 2005
mardi 1er novembre 2005 par penvinsPour imprimer
Serait-ce l’heure des bilans ? Vassilis Alexakis qui était passé du côté de la langue paternelle revient en arrière et fait le point de la situation avec la mort, il lui parle depuis l’en-deçà. Étrange situation même si elle n’est pas inconnue, on se souvient bien sûr de Avant Ce jeu avec la mort qui est aussi un jeu avec l’éternité est un thème récurrent de l’univers d’Alexakis. Mais ce qui étonne ici et donne parfois l’impression qu’Alexakis écrit du Alexakis c’est ce retour en arrière, comme si Les mots étrangers n’avaient pas existé. Ou comme si il y avait eu un malentendu parce qu’au fond Les mots étrangers c’était un dialogue avec le père bien sûr mais cette fois encore un dialogue par delà la mort.
C’est cela aussi qui nous gêne dans l’oeuvre d’Alexakis, cette familiarité avec la mort élevée ici au plus haut point : le narrateur parle à sa mère défunte comme si elle était présente. Il fait avec elle le bilan de ce qu’ils ont vécu ensemble et de ce qu’il a vécu seul, quand après sa disparition la vie a continué. Les jours continuent de s’écouler. Comme dans le roman Avant c’est donc d’une communauté faite à la fois de vivants et de morts qu’il s’agit, où l’on ne sait jamais si la conversation est possible, réelle ou seulement inventée par ceux qui restent.
Mais loin d’être une descente au royaume des morts, c’est au contraire dans ce roman une remontée de la mère morte dans l’actualité du fils vivant. Une présence jamais démentie dont Alexakis ne peut se défaire, comme d’une patrie jamais quittée.
Alexakis est d’abord un journaliste c’est son premier métier, on pourrait presque dire qu’il est un diariste il s’attache aux petites choses du quotidien et ce livre est pour lui l’occasion de regarder autrement le temps qui s’écoule. Avec le recul de la mémoire, bien sûr, mais aidé des lettres que la mère écrivait à son fils et qui permettent de se souvenir. Je cherche un point de vue qui ouvre une perspective capable de m’intriguer. Ce point de vue c’est ici celui du fils qui s’empare de la parole de la mère et qui la guide non seulement à travers le passé vécu ensemble - fusse à des milliers de kilomètres de distance - mais aussi à travers le passé plus récent, qui pour elle devient un futur inconnu, de sorte qu’ il faut lui expliquer ce que c’est qu’un portable, lui dire comment les athéniens ont vécu les Jeux Olympiques de 2004 et lui annoncer que son mari est mort. Cette explication due à la mère qui malgré tout n’est plus là pour connaître le monde, nous permet de mesurer ce qui a changé en quelques années : Leurs fils, Yannakis, a douze ans, il a donc l’âge de ton absence. Et c’est bien sûr cela qui rend le roman intéressant. Et qui peut-être permet à Alexakis de faire le deuil de cette mère si présente : Je découvrais que les mots avaient la propriété d’effacer les histoires qu’ils racontent .
En même temps par cette répétition, cette redite de l’amour filial neuf ans après La langue maternelle, on mesure tout l’attachement que l’auteur porte à sa mère et bien sûr aussi à sa patrie. Le roman est écrit sur l’île de Tinos et l’auteur reste en Grèce tout le temps de l’écriture. C’est en quelque sorte un roman écrit sur la terre maternelle. Un roman nostalgique de la terre perdue comme pouvait l’être pour la mère la perte de Constantinople où elle avait passé son enfance. Au passage on mesure la force de cet attachement : Tu retrouves la maison où vous avez déménagé après la mort de ton père et dans laquelle tu as vécu jusqu’à l’âge de sept ans. L’amabilité avec laquelle tu es reçue par les Turcs qui l’habitent aujourd’hui ne te surprend pas : ne sont-ils pas, eux aussi, des Constantinopolitains ? Cette nostalgie Alexakis la dépeint sans détour allant jusqu’à se présenter comme le mari de sa mère J’avais la nervosité des maris qui rêvent d’une autre vie
alors même qu’il présente son père comme un enfant qui refuse de grandir, ce que d’ailleurs il revendique lui aussi, reprochant à cette mère venue de la bourgeoisie Constantinopolitaine de n’avoir pas appris à jouer ni à rire.
C’est là tout le charme d’Alexakis, cette légèreté, cette ironie qu’il a su cultiver et qui lui vient à la fois de son père et de cette relation infantile à la mère, comme à un bonheur toujours présent bien que perdu ! Etrange paradoxe mais également raison d’être de cette écriture qui maintient la mémoire y compris la mémoire d’une Grèce en train de disparaître sous la pression du tourisme mais aussi de la négligence des Grecs qui n’ont pas encore compris la nécessité de respecter leur terre : On l’a menacé à plusieurs reprises de le tabasser parce qu’il a la mauvaise habitude de dénoncer dans son journal les outrages que subit l’environnement.
Vassilis va quitter définitivement cette mère qui finalement était plus vieille que ne le disait sa carte d’identité de sorte que lorsque ce secret sera révélé le fossé qui les sépare se creusera et qu’elle pourra lui dire Je crois que tu devrais m’oublier à présent. Mais auparavant il s’offre un voyage à Cythère, une plongée dans l’eau d’une grotte où il aperçoit une sorte de sirène dont il a le sentiment qu’il ne la reverra plus en Grèce mais en France et qu’elle lui dira : Je suis partie [...] sans tristesse ni joie.
On ne saura que bien plus tard lorsque Vassilis Alexakis écrira son prochain roman ou le suivant s’il a vraiment fait le deuil de cette mère tant aimée. Comme dans Avant le roman comporte une page blanche, ici il s’agit d’une lettre que la mère n’a pas écrite et elle lui recommande de le garder comme un papier ordinaire qui accueillera un jour le début d’une nouvelle histoire. Le prochain roman d’Alexakis serait donc une histoire toute neuve écrite sur le papier à lettre de sa mère. Comme si finalement il était à tout jamais impossible de la quitter, comme s’il fallait bien sûr l’oublier tous les jours.
Penvins
31/10/2005
Livres du même auteur
et autres lectures...
Copyright e-litterature.net
toute reproduction ne peut se faire sans l'autorisation de l'auteur de la Note ET lien avec Exigence: Littérature
Messages
1. Je t’oublierai tous les jours, 2 novembre 2005, 19:47, par Nikos Graikos
Une critique bien écrite pour un bon livre !
Coordinateur pédagogique d’une importante association pour la promotion du grec moderne, j’enseigne le grec moderne comme langue etrangère depuis plus de vingt ans. Lors d’une communication à l’Université d’Athènes présentée en Octobre 2005 j’ai évoqué la difficulté de compréhension que nos élèves ressentent en lisant les , trop fréquents, textes où la mort est bien présente. La même chose se passe à l’étude de la chanson dite démotique ou traditionnelle.
Alexakis est un écrivain qui assume son côté français par ce petit bavardage, typiquement parisien, l’autofiction. Il assume son côté grec par cette thématique où la vie et la mort se cotoient quotidiennement.
Je suis toujours frappé du manque de commentaires concernant le côté "politique" d’Alexakis. La critique publiée dans votre site est la première sensibilisée par l’attachement d’Alexakis à une qualité de vie et à l’écologie. Je voudrais ajouter que la description de la finale de la coupe européenne de football est une page d’anthologie. Alexakis fait un éloge de la tolérance et une critique de l’esprit nationaliste qui règne actuellement en Grèce en utilisant un humour décapant. Son tee-shirt vert qui le fait ressembler à un petit martien qui se sent bien étranger est une excellente trouvaille qui dit bien plus que les petites phrases repetitives.
Alexakis nous fait partager ces moments personnels et nous nous identifions à lui. Ce petit bavardage, cette autofiction perd de son egotisme et devient universel ; nous concerne tous, citoyens du monde.
Nikos Graikos