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Leur regard perce nos ombres, Julia Kristeva Jean Vanier

Editions Fayard, 2011

vendredi 20 mai 2011 par Alice Granger

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Julia Kristeva, psychanalyste, romancière et essayiste, mais surtout mère d’un enfant handicapé psychomoteur à la suite d’une maladie neurologique orpheline, et Jean Vanier, fondateur de l’Arche il y a quarante-six ans, correspondent pendant plus d’un an autour de leur expérience singulière du handicap, et, surtout, mettent douloureusement en relief un monde de brutes dans lequel de l’humanité au sens fort du terme peine tant à se mettre en place, tant au niveau des pouvoirs publics même si une nouvelle loi Handicap a été votée mais dont le souffle retombe, qu’au niveau individuel.

A l’heure de la tyrannie de la normalité performante, la résistance à la visibilité et à l’intégration du handicap et de la vulnérabilité « parmi nous » reste très active, tellement notre mortalité individuelle doit être forclose. Selon le mot d’ordre général, chacun de nous doit le plus vite possible se ranger dans la case sans histoire de la normalité à l’abri. Son corps et son cerveau ne doivent pas faire sentir leur poids, hors dès la naissance ce qui change c’est que ce corps d’humain pèse, donc tombe, parce qu’il n’est plus en apesanteur dans le tout baigne intra-utérin que, curieusement, notre société croit devoir éterniser pour que personne n’ait de poids, ne fasse le poids. De nos jours, tout se passe comme s’il fallait que les personnes handicapés ne soient pas un poids pour la société et les autres humains, quitte à rester un poids en étant assignés à résidence au sein de leur famille comme à l’intérieur d’un ventre protecteur qui ne peut pas les abandonner dehors à la vie, des familles soumises par la honte qu’elles devraient avoir. Ou bien, lorsqu’on fait l’aumône d’une assistance aux malheureux démunis, la rumeur des nantis ne manque pas de faire savoir que c’est un poids que bientôt la société ne pourra plus assumer. Or, dans les relations humaines, c’est la moindre des choses que chacun d’entre nous soit sensible au poids de l’autre en sentant avoir soi-même du poids, d’une part parce que l’état de vulnérabilité de l’autre entre en résonance au quart de tour avec le nôtre, on sent qu’on a un besoin vital de l’autre, et d’autre part l’autre avec sa différence, ses qualités, ses bizarreries est merveilleux par le dépaysement qu’il nous offre, nous ouvrant la perspective de la grâce à travers la pesanteur. Ceci à condition bien sûr d’échapper au gigantesque mensonge, nourri des promesses du progrès, des technologies, des offres de divertissement et de tourisme de masse, qui font croire au peuple imbibé que si on est normal on est à l’abri, tout baigne, on n’a pas à faire le poids ni à être un poids. Dans notre société performante et habituée à ce que tout problème ou défaut éventuels trouvent rapidement une solution qui les rendent invisibles, où les jeunes sont de plus en plus formés au résultat à obtenir pour fermer très vite toute question, le handicap résiste, mais est renvoyé soit aux familles, elles n’ont qu’à se débrouiller, soit à la marginalité, soit à de rares institutions, telle l’Arche, prenant en charge ce qu’on ne saurait voir. C’est quoi, alors, faire le poids, envers et contre tout ? Une bataille perdue d’avance ? Ou bien, parier alors même qu’on semble ne pas faire le poids, que soudain on puisse peser très lourd ? Qu’est-ce qu’un être de qualité ? Quelqu’un qui a du poids en tant que paradigme dérangeant l’abrutissement qui fait la norme ? Julia Kristeva et Jean Vanier, nous offrant leurs lettres, nous interpellent à ce niveau-là. La société du progrès n’aurait-elle pas fermé bien prématurément le statut humain de handicapé inhérent à la prématurité de la naissance humaine à partir du passage à la station debout qui a raccourci la gestation, une prématurité d’où ont jailli le langage et la parole, qui distinguent les hommes, leur intelligence qui s’est développée justement à partir de leur faiblesse ! Ce progrès qui cherche à déconnecter le développement de l’intelligence humaine, avec sa capacité sophistiquée et subtile de parole, de la sensation de faiblesse et de vulnérabilité, ne va-t-il pas générer des êtres humains infiniment plus simplistes et brutes ? Des gens qui ne pensent plus qu’à leur petite vie bien confortable et à l’abri, avec des divertissements offerts comme dans un biberon, et eux tétant comme des imbéciles heureux et narcissiques ? Une personne en situation de handicap n’aurait-elle pas une formidable leçon à donner aux « normaux » si mal dégrossis, devenus des brutes si primaires, en particulier par exemple au niveau de l’éclosion des sens, et de la subtilité de « l’ecceité », cette sensation miraculeuse de l’autre à côté à découvrir d’une manière gémellaire, cette sensation chaleureuse et musicale ?

La phrase haïku de David, fils de Julia Kristeva et de Philippe Sollers, « Un peu d’humanité dans un monde de brutes », parlant de L’Arche, me semble si vraie ! La rareté de l’intelligence du cœur propre aux Fidèles d’amour m’a toujours choquée, alors que le statut vulnérable de l’être humain lorsqu’il est accepté est ce qui met en relation, est ce qui tisse la solidarité humaine, c’est-à-dire cette humanité. Le monde de brutes, qu’évoquent Julia Kristeva notamment par la voix de David, et Jean Vanier qui accueille des handicapés à l’Arche, est celui d’aujourd’hui qui refuse de faire de cette vulnérabilité la qualité humaine par excellence, au profit de la compétitivité, des compétences, de l’argent. Le handicap n’est pas rentable, souligne Julia Kristeva, alors au niveau politique la question du droit des handicapés à avoir une vie parmi les autres humains n’est vraiment pas prioritaire. Tout cela découle d’une abjecte falsification à propos du statut véritable des humains à partir de leur naissance.

Cet échange très émouvant de lettres, au fil duquel on sent aussi le souci poignant d’une mère que son fils handicapé puisse légitimement avoir droit hors d’elle et de son père de conditions de vie, d’accueil, de travail, voire de sexualité comme tout être humain en bénéficie, cherche à promouvoir une sorte de nouvel humanisme, qui est encore certes une utopie en l’état actuel des choses. On sent la vive inquiétude de parents dont l’enfant handicapé ne trouve pas dans notre société les conditions d’une vie hors d’eux, voire après eux. On sent la douleur de ne pouvoir confier à une société accueillante leur fils, de ne pouvoir eux-mêmes être apaisés de le sentir intégré dans une solidarité de cœur. Une société de handicapés de la solidarité et de l’intelligence du cœur se profile, avec horreur, de ces lettres entre deux êtres de qualité.

Un fils qu’une maladie neurologique orpheline a rendu handicapé trouve-t-il les conditions pour sortir de la mère, comme chaque enfant « normal » et virtuellement performant peut l’espérer ? La mère et le père d’un enfant handicapé devraient-ils être frappés de honte et cacher ce qu’on ne saurait voir ?

La vulnérabilité si vive chez les personnes en situation de handicap est d’autant plus forclose désormais qu’elle met en question le culte de la performance et de la réussite qui circonvient chacun depuis l’enfance. Il est logique alors de freiner à mort l’intégration des handicapés dans le visible de la vie sociale et professionnelle. Les handicapés dérangent violemment le management des entreprises, l’organisation des distractions et des loisirs bien propre et formaté, on a bien travaillé on a le droit de s’éclater, cachons ces misères humaines, handicapés et personnes âgées, qui, si on s’y intéressait, entameraient l’organisation égoïste et indifférente des vies.

Forclusion de nos propres vulnérabilités qui, si on les admettait en acceptant les handicapés sur nos lieux de vie et de travail, nous effraieraient tant. Julia Kristeva avance la notion de mortalité. La peur de la mortalité humaine est en embuscade dans la forclusion du visible de la vie quotidienne des personnes en situation de handicap. Même là dans le visible, la plupart des gens ne les voient pas vraiment, et se conduisent comme des brutes, j’en sais malheureusement quelque chose… Combien de fois dans le bus ou la rue ai-je tremblé, si peu se levaient pour céder leur place à l’homme que j’accompagnais, maigre à faire peur, vacillant sur sa canne. Au contraire, pressés d’aller à leurs occupations tels des robots avec écouteurs sur les oreilles et portables dans les mains, c’était presque chaque jour que je les voyais foncer tels des sauvages vers la porte, n’hésitant pas à bousculer le pauvre handicapé qui n’avait pas d’autre choix que de gémir, combien de fois on m’a ricané au nez lorsque j’ai osé dire quelque chose… Et puis, encore dans les transports en commun ou bien dans les lieux publics, sait-on combien le silence est précieux pour une personne devenue accidentellement presque sourde et étant appareillée, les appareils auditifs amplifiant alors de manière insupportable les bruits ? La torture sonore des handicapés auditifs appareillés par toutes ces musiques sauvages et conversations téléphoniques qui ne se soucient plus jamais de l’être souffrant là juste à côté, ces zombis s’en foutent. Tous ces gens bien portants, et équipés de toute cette technologie bruyante ont oublié les règles du savoir vivre et du respect des autres et les handicapés vivent cette régression des qualités humaines comme une agression environnementale invivable. Un handicapé auditif, qui par exemple doit déjà vivre avec un souffle permanent dans son oreille cassée qui perturbe ce qui lui reste d’audition, et qui, en plus, doit subir le sans-gêne de personnes indifférentes qui estiment avoir bien le droit de s’éclater, peut, à bout de joie de vivre, s’écrier, il vaut mieux que j’en finisse vite… Tellement l’humanité actuelle va dans le sens de l’écrasement des êtres vulnérables.

Il y a aussi les paroles pour évoquer l’enfant handicapé dans telle famille, de la part de soi-disant amis ou personnes compatissantes : on m’a plusieurs fois nommé le problème du fils de Julia Kristeva et de Philippe Sollers d’une manière qui ne correspond pas à cette maladie neurologique orpheline qu’évoque avec discrétion sa mère. Lorsqu’on dit, il est psychotique, c’est dégueulasse, et il me semble y avoir quasiment une volonté de ne voir aucune chance à cet enfant. Les mots, surtout lorsqu’ils émanent de personnes bien placées en apparence pour « savoir », sont dévastateurs et poussent hors du visible, hors des lieux normaux de vie, de travail, d’insertion sociale, de vie sexuelle. Un psychotique est perdu, pas des nôtres, il ne peut visiblement tenir à côté de leurs propres enfants si vivants et sans défauts. Quand j’ai entendu dire, plusieurs fois, « le fils de Kristeva et Sollers est psychotique », par des personnes dont j’entendais littéralement qu’elles pensaient, ah ! les pauvres !, me revenait cette autre parole, bâtarde, aucune chance non plus, en principe, d’être des leurs. Voilà ce qui nous est posé comme « dilemme » : les personnes en situation de handicap peuvent-elles être des nôtres ? Ou bien, en osant prétendre venir boire l’eau en amont de notre rivière, vont-elles la troubler, la rendre imbuvable pour nous qui sommes entre nous ?

Cette correspondance entre Julia Kristeva et Jean Vanier se déploie sur la forclusion du handicap hors des lieux de vie, sur la rareté des lois, structures, organisations pour accueillir parmi nous ces gens entamés, vulnérables, pas comme nous, quitte à faire le deuil d’un entre nous confortable. L’inquiétude qu’on sent si grande de Julia Kristeva à propos de ce que va devenir son fils tandis que la nouvelle loi sur le Handicap, pour laquelle elle s’est beaucoup impliquée, ne débouche pas sur grand-chose, passe dans ses lettres parce que son fils reste en souffrance par rapport à l’accueil que la société devrait lui faire. Et Jean Vanier, lui, dont la vie a bifurqué dans les années soixante lorsqu’il faillit mourir noyé, accueille à l’Arche des handicapés de toutes sortes, qu’il nomme des « copains », qui ne trouvent aucune place ailleurs. Chacun des deux correspondants est témoin de cette forclusion. Une correspondance qui fait ressortir la honte d’une humanité d’indifférents qui ne veut voir dans son quotidien ni handicapés, ni vieux. Et même les malades, il faut avoir fréquenté les hôpitaux, jusque dans les services de réanimation, pour voir à quel point la médecine, grâce à sa technologie de pointe, ses imageries médicales, ses protocoles, cherche à trouver le plus rapidement la solution qui mettra le malade dans une case et fera faire aux médecins l’économie d’un traitement humain, face à cette personne-là, singulière, et non pas réduite à sa maladie, ses lésions, ses symptômes.

Cette correspondance se déroule face à la honteuse indifférence de la société actuelle à l’égard du handicap, y compris celui de la vieillesse.

Des lettres qui en appellent à l’attention envers des personnes en situation de handicap. Jusqu’à les nourrir, s’il le faut. Kristeva écrit à Vanier, à propos de l’Arche : « Au fil du temps se sont joints à vous éducateurs, psychologues et stagiaires. Français, belges, allemands et canadiens. Permanents ou éphémères compagnons de détresse, de survie et de renaissance. » Tous ces gens ainsi sauvés « de ce tsunami de la performance, de la concurrence et de la consommation qui emporte aujourd’hui la planète, et dont raffolent les modernes. » Julia Kristeva a été bouleversée par cette proximité qu’elle a sentie à l’Arche, lorsqu’elle y est allée. Cette humanité, précise son fils David. Cette intelligence du cœur, cette fidélité d’amour, j’ajouterais. Cette ecceité scotienne. Sentir au quart de tour, de manière gémellaire, la blessure handicapante de l’être à côté de soi comme une blessure qui m’affecte moi aussi. Cette proximité gémellaire. Krisetva précise : « Je dis bien ‘proximité’, c’est-à-dire sans la peur d’être envahi(e) par la déficience. » Et oui ! Si la chaîne humaine existe, cette humanité qu’évoque le très sensible David, il n’y a pas de risque d’envahissement, qui est une hantise de l’éternisation du temps matriciel, où, pour qu’il vive, cet enfant en soi, on doit tolérer d’être envahi plus longtemps que le temps fini d’une gestation. J’entends dans la douleur inquiète de Julia Kristeva à propos de David une sorte de hantise que le temps gestationnel ne se termine pas dans le cas d’un enfant handicapé si, dehors, on n’a pas le désir de l’accueillir. Il y a cette peur, dans ses lettres. Cette peur d’emmener au-delà avec elle l’enfant, quand elle ne sera plus là, si dehors on n’en veut pas vraiment. Allons jusque-là, dans notre lecture. Les lettres de Julia Kristeva sont traversées du désir que son fils vive, non pas qu’il soit dépendant d’elle. Elle voudrait être assurée que dehors, ce sera vivable pour lui, qu’elle peut l’y laisser aller.

Tandis que l’Arche, d’inspiration catholique avec son fondateur Jean Vanier qui voulait devenir prêtre, nous semble encore être un équivalent de couveuse pour les jetés dehors prématurément, les sans abris, ceux qui souffrent d’addictions, des psychotiques. Jean Vanier et ceux qui viennent lui donner un coup de main dans sa structure sont très maternels, on le sent souvent dorloter ces êtres fragiles, les réchauffer, voire les nourrir, les laver, au plus près du corps. Littéralement, on le sent prendre soin de prématurés sociaux, ceux dont la société n’a pas le désir, ceux qui sont forclos, considérés comme des déchets, jetés dehors, rejetés à la périphérie, hors visibilité. Il y a quelqu’un, Jean Vanier, qui rôde, à la périphérie, et les recueille, les soigne, dans sa structure, ils forment une bande de copains, se tutoient. Bien sûr, c’est un radeau fragile, abandonné des autorités, où des conflits peuvent éclater. On pourrait dire que ce sont des Fidèles d’amour qui, à l’Arche, accueillent et prennent soin de ces personnes en situation de handicap.

De son côté, Julia Kristeva évoque les limites vite rencontrées dans les années suivant le « chantier républicain » qu’elle avait contribué à organiser en 2005. Limites car, pour réussir, « il faut changer de civilisation ». Sinon, le handicap est la plus redoutable exclusion. A l’heure du narcissisme, et où le progrès scientifique est censé régler les problèmes, apporter des solutions, bien sûr le handicap introduit un grain de sable très dérangeant, ainsi le déficit défie la toute-puissance du progrès, la blessure narcissique ne disparaît pas, la castration est plus forte que la performance, bref « la mortalité qui est à l’œuvre en nous » n’est pas vaincue. Julia Kristeva n’arrive plus à croire au changement du regard sur le handicap, à moins d’être concernés… L’humanisme à réinventer semble encore loin… Sauf à commencer par dire que tous les frileux de leurs petits conforts à assurer en étant performants sont en vérité les pires dépendants, si vulnérables, mais qui l’ignorent !

La ville de Paris avait promis pour David et quelques-uns de ses copains un lieu de vie innovant, mais, après huit ans, le projet est tombé à l’eau… Il se fera peut-être en 2014, mais où irons ces jeunes, en attendant ?

Question : « Quelle instance politique serait capable de se reconnaître handicapée dans son essence pour que l’action publique puisse s’ouvrir à un véritable humanisme de la vulnérabilité solidaire ? » écrit Julia Kristeva à Jean Vanier. En vérité, la politique est incapable de refonder l’humanisme à elle toute seule. Je pense que dans l’éducation actuelle, on cherche envers et contre tout à priver les enfants, depuis le début, de la sensation de leur vulnérabilité, qui est pourtant la valeur humaine par excellence, la base de l’humanité, le « cardine » de Dante (dans son traité de la langue vulgaire) unité de mesure dans les relations humaines. On fait croire aux enfants depuis leur plus jeune âge qu’on peut guérir leur état vulnérable, changer le statut de leur corps, on peut les maintenir à l’abri dans la société du progrès. De sorte que pour ces humains-là, le fait de n’être pas à l’abri, comme le sont les handicapés, n’a jamais eu de sens. Ils sont indifférents comme des jamais nés, alors que, paradoxalement, les handicapés sont nés, ils sentent de tous leurs sens dont certains sont atteints qu’ils peuvent mourir, qu’il n’y a pas de cordon ombilical qui pourrait leur éviter de sentir leur mortalité.

Jean Vanier reçoit à juste titre la lettre de Julia Kristeva comme le cri de la maman de David. Car il y a un mur, écrit Jean Vanier, qui sépare les gens biens et dignes des gens affaiblis. Et il évoque le mur qui sépare Israël de la Palestine. Mais Julia Kristeva dira que les handicapés, c’est autre chose. Ils confrontent chaque humain à sa propre mortalité, et peu d’entre eux admettent avoir perdu l’abri originaire, ce que la sensation de vulnérabilité atteste.

Dans sa première lettre, Jean Vanier dit que c’est le plaisir qui permet à l’Arche d’exister encore, épanouissement qui accompagne toute activité non entravée. C’est le secret de l’Arche : le plaisir. On pense d’habitude que le plaisir n’est accessible pour les handicapés dans aucun lieu, tandis que la tyrannie de la normalité est enseignée depuis la famille jusqu’à l’école, le travail, les médias. Mais à l’Arche, ne serait-ce pas l’invention d’un autre statut du corps qui fait surgir le plaisir, juste le plaisir d’être, par exemple, de se sentir hors des mains de la tyrannie de la normalité ? Plaisir de ne plus être affaibli par cette tyrannie de la normalité, de ne plus être atteint par les regards sur les vilains petits canards ? Un plaisir profond, caché, épanouissant, transforme les visages des nouveaux assistants en visages épanouis de sourire, constate Jean Vanier. Découverte de sa vraie personnalité derrière le mur de la normalité. Plus besoin d’être performant. Les faibles ne sont plus des personnes à mépriser, mais à respecter, on peut entrer en communion avec eux. Résurrection possible. Renaissance possible. Eclosion des sens, par-delà ceux d’entre eux qui sont entravés.

Le cri. Le premier cri, aussi. Sensation du changement brutal de statut du corps, qui chute par le trou, dans la vulnérabilité du dehors, celle que les sens apprennent, sensations qui vont se rythmer avec la chaleur de l’humanité, elle aussi sentie, faisant surgir le plaisir.

Voilà, une correspondance à lire absolument, pour découvrir au passage deux personnes qui peuvent avoir des points de vue différents, mais se rencontrent parfaitement à propos de la quasi forclusion du handicap dans notre société, et qui jettent en direction de la communauté humaine une véritable bouteille à la mer, dans l’espoir d’une véritable révolution dans notre civilisation. Afin que les brutes aient honte d’être si handicapés dans une humanité de cœur !

Alice Granger Guitard



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Messages

  • Le cri de Julia Kristeva est bouleversant de vérité.
    Madame, il y a des humains, même s’ils sont peu nombreux, qui veulent essayer de croire que l’on peut encore faire des choses. L’indifférence à l’égard de ces singularités qui font peur et qui dérangent n’est pas une fatalité, chacun par des gestes parfois simples, par des actions plus ou moins signifiantes peut contribuer à rendre la vie moins violente pour ces personnes vulnérables et à en apprendre aussi beaucoup grâce à elles. C’est en puisant au fond de nous les ressources pour regarder en face nos propres démons que l’on peut espérer changer, même très partiellement j’en suis bien conscient, les choses. J’ai créé (là aussi modestement) une association qui organise des concerts de musiques vocales qui tente de faire réfléchir le public sur que qu’est la singularité. Je serais heureux de vous y accueillir, c’est le 1er octobre prochain dans le cadre d’un concert donné durant 7 heures à l’Eglise des Blancs-Manteaux à Paris. Moi aussi en qualité d’organisateur de ce concert des singularités vocales et musicales je voulais trouver un lieu exempt de toute connotation religieuse pour éloigner cette action du sentiment de compassion. Les moyens ne m’ont pas permis de faire autrement mais après tout ce qui compte c’est d’agir. Entrer dans une église pour des gens qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la chose spirituelle c’est déjà peut-être un premier pas vers l’ouverture à un monde (un peu) meilleur.

    Ne pas baisser les bras

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