mercredi 2 février 2011 par Jean-Paul Vialard
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D’abord il y a le corps. D’abord il y a le lieu. Le lieu du sens à créer à partir du corps. Le corps comme création originaire, écriture. Texte du corps, corps du texte. Mais le texte ne pourra jamais signifier à la manière d’une narration, d’une disposition à l’événement, d’une ouverture à la simple quotidienneté. Le texte est ontologique, qui engage l’être dans sa dimension totale, plurielle, polysémique. Car l’essence du corps artaudien repose sur l’ambiguïté essentielle du recueil et de la dispersion. Recueil en un foyer des énergies disséminées, obsession d’une centralité, d’une aimantation. Limaille existentielle dont il faut assurer la convergence, le fragile rassemblement dans le creuset d’une anatomie qui peine à contenir, à circonscrire, à exister par le dedans de ses propres membranes. Nécessité de reconduire les trajets du métabolisme, les vibrations sensorielles, les énergies mentales à la bouche d’un puits, à une source, à un abri.
Mais ce mouvement de condensation ne trouve sens qu’à ériger un tremplin à partir duquel puisse avoir lieu la dissémination, la fragmentation, la diaspora. Car le corps unifié est dans une geôle, il ne saurait signifier à partir de lui-même. Le corps est trop étroit pour enclore la puissance primordiale qui le peuple, ses convulsions géologiques, les mégalithes de la pensée, les météorites du sens. Il lui faut trouver la voie d’une expansion, de la multiplicité seule à même d’assurer le rayonnement de l’être. La vastitude du monde figurera le théâtre de cette dramaturgie. Seul ce déploiement sera à la mesure des attentes d’une conscience torturée, exigeante, cherchant à s’extraire de l’inévitable déréliction.
D’abord il y a le corps, d’abord il y a le lieu. Mais le lieu d’un éclatement, semblable à un démembrement, une éviscération, une dissection. Dès lors la voie est tracée qui conduira Artaud, symboliquement et réellement, au Mexique, la contrée de l’homme originel. Car il faut revenir à l’origine, aux racines premières et renaître dans l’éclatement d’une vérité. Il faut devenir Tarahumara, Fils de la Terre, faire voler son corps en éclat et "se ramasser sous dix mille morceaux" ("Le Théatre de la cruauté" - 1947-), puis en éliminer les organes, la pesanteur existentielle, les attaches prosaïques, matérielles. Alors seulement sont réunies les conditions d’une liberté. Seule cette fulguration est capable d’une telle métamorphose, seule cette violence peut accomplir la vie jusqu’en sa démesure. Libre, l’on peut danser son corps éthéré dans l’espace, puiser dans le Soleil la volonté de son propre ressourcement. Plus de frontières. Les portes ouvertes à Ciguri, le magique peyotl ; à Tutuguri, la chouette dansante qui tient entre ses ailes les fondements d’un théâtre primordial, l’accès à la royale cosmogonie. Libération du corps. Libération de la parole. Danser le corps avec le rythme d’un langage nouveau, cryptophasique, hiéroglyphique. On ne communique pas avec les dieux par le biais de la rhétorique mais par le médium des mots incorporés, syncopés, digérés. Morceaux de mains, de ligaments, d’aponévroses. Les seuls biens dont nous soyons à jamais assurés. Recours aux étranges et fascinantes glossolalies -"lo vio ertil nodilli" -, traces d’une civilisation perdue ou à venir, sombres tessons d’une pensée minérale ou gemmes éclairés de la conscience ?
D’abord il y a le corps. D’abord il y a le lieu. Mais avant d’y parvenir, le corps devra capituler, se déliter, se laisser submerger. C’est ce sentiment de l’envahissement que mettra en exergue la lettre à Jean Paulhan du 10 Septembre 1945 :
"Car l’homme n’est pas seulement répandu dans son corps, il est répandu dans le dehors des choses."
La frontière entre lui et le monde devient diaphane, éthérée. Le monde l’assiège, le circonscrit, le pressure. Il n’y aura alors plus de répit. La chair capitulera. La peau sera la dernière barrière, l’ultime paroi. Mais paroi de pores, semblables à des criblements d’épingles :
"Le corps sous la peau est une usine surchauffée,
et dehors,
le malade brille,
il luit,
de tous ses pores,
éclatés."
L’entrelacs du dedans et du dehors sera alors une réalité constante. La peau sera le médiateur, le convertisseur qui ouvrira le Poète au cosmos, à l’aventure infinie de l’esprit, à la folie tapie derrière toute création, tout essai de l’homme de tutoyer les terres infinies de la transcendance.
La peau est donc la première et incontournable membrane sur laquelle inscrire ses propres signes. Peau éminemment ontologique dont Artaud nous dit :
"C’est par la peau que l’on fera entrer la métaphysique dans les esprits." ("Le Théâtre de la cruauté - Premier manifeste" - 1935)
C’est par la peau qu’Artaud fera entrer la métaphysique, la sienne, sur le théâtre du monde. Pour lui, nulle autre issue que cette effraction corporelle, nulle autre alternative qu’une percussion de cette toile épidermique : une perforation. Témoins ces douloureux et obstinés coups de couteau qui lacèrent les pages et les couvertures de ses derniers carnets. Les dessins qu’ils contiennent, les signes graphiques, les glossolalies ne peuvent rendre compte qu’à être lacérés, triturés, jusqu’à être expurgés de leur sens. Comme une manducation des mots qui seraient mis en demeure de livrer jusqu’à leurs sucs intimes, de livrer leurs secrets, leurs vérités cachées.
Seulement la peau est rétive, cherchant à protéger l’intérieur des assauts de l’extérieur, du vide. On ne franchit pas impunément sa vêture existentielle. On s’expose à la brûlure du monde, on cille sous l’aveuglante clarté. Alors la douleur s’installe dans les plis du corps, y fait sa demeure. Avec obstination. A l’extérieur elle n’est qu’impudeur, exhibition de plaies et de pustules. Le refuge est au-dedans. Dans un affrontement. Artaud le sait de toute l’amplitude de sa lucidité. Révolte permanente en même temps que sourde acceptation. Il a conscience que le monde ne s’ouvrira qu’à l’aune de la démesure, de la déflagration. Il en vit le séisme quotidien à défaut de pouvoir le maîtriser. Du fond de sa condition poético-philosophique il sait que jamais, à lui seul, le "bonheur", ou à tout le moins une existence pacifiée, ne pourront le conduire aux prémisses du sens. La douleur, la souffrance, coalescentes à notre humanité, sont les conditions mêmes de possibilité de l’ouverture des signifiants, du déploiement des signifiés. La douleur est l’avers dont le revers est la beauté. Seule une mince carnèle symbolique les sépare, une limite toujours poreuse, infiniment franchissable, ouverte à la contingence, au surgissement de l’événement. Nul dolorisme en cette constatation, nul attrait pour une quelconque martyromanie. Rien ne sert d’entretenir sa cécité. Rien ne légitime le voilement des vérités qui habitent les fondements de l’humain. Le monde ne fait phénomène qu’à se dialectiser, à se situer dans le pli exact du clair et de l’obscur, du visible et de l’invisible, du silence et de la parole. Silence de la douleur, voix du "bonheur" ou bien le contraire ? Sans doute faut-il inverser l’ordre des évidences. Le "bonheur" n’est qu’une des modalités du désir en acte, il s’assume à seulement exister, comme cela, sans autre forme de procès. Ceux qui en sont atteints, en tout cas, ne se soucient d’en connaître les fondements. Pour cette seule raison, le "bonheur" peut assumer un langage silencieux, une sorte de murmure, un genre de filigrane existentiel. La douleur, elle, ne saurait se satisfaire de cette clandestinité. Il lui faut éclater au grand jour puisque, aussi bien, elle ne nous apparaît que sous le signe de l’insupportable, de l’insoutenable, du non-sens. Artaud en est l’emblème, la preuve vivante, la figure de proue. Alors il lui faut la voix, la parole, le langage. Il lui faut le cri. Inconcevable comme le "Cri" d’Edward Munch. Obscène. Le cri ouvre l’espace de l’angoisse nue, originelle. Le cri projette ses pulsations jusqu’à l’absurde, là où plus rien ne devient visible, plus rien ne s’ordonne. C’est à ce néant-là qu’Artaud doit faire face pour essayer d’exister ; c’est à ce rien que son esprit s’affronte afin que puisse s’informer un tremplin ontologique qui tente de le ramener aux confins du réel, lui et son corps éclaté. Par la création, le langage. Langage du tragique transmué en poésie - cette forme tangible de l’absolu- ; en philosophie - cet étonnement transcendé - ; en littérature - cette parole quintessenciée.
Dès lors, chaque acte de création sera un cri : cri de la poésie, du théâtre, du cinéma, de la radio, du dessin ; cris de l’acteur qui fait offrande de son corps, lequel devient parchemin, palimpseste où s’imprime le langage du monde ; cris des glossolalies comme d’étranges échos de l’enfermement d’une expression schizoïde, émergence de la folie en puissance, de la création démiurgique abouchée à l’illimité. Rarement écriture aura atteint une telle amplitude, une telle démesure. C’est donc avec ce corps mutilé, avec ce cri aliéné qu’Artaud devra inscrire ses pas dans la difficile conquête de l’exister. Sa souffrance intérieure, paroxystique, ruinante, ne pourra continuer à se transformer en œuvres qui, les unes après les autres, revêtiront la figure de l’incomplétude.
Alors commencera le long voyage initiatique, tantôt imaginaire, tantôt réel, qui le projettera à l’extérieur de lui-même, sorte de giration, d’orbite mentale sans fin dont son corps de supplicié sera l’épicentre. D’une certaine façon, reniant ce corps comme il le ferait d’un objet "in-signifiant", il cherche à le projeter vers un signifié invisible, transcendant la matérialité, l’ordre des choses, leurs menus arrangements au sein d’une quotidienneté qui l’atteint si peu. Long cheminement existentiel, parcours sémantique en acte. La lucidité, l’intelligence ne lui laissent aucun répit, aucun repos. Plus l’esprit se dévoile, plus les orbes d’un sens perceptible se font jour, plus le corps régresse. Tragique dialectique du maître et de l’esclave. Combat de la lumière contre l’ombre. Combat de la fluidité de l’intellect contre un corps opaque, rebelle, insoumis mais dont les forces s’épuisent.
Voyager, c’est la certitude de gagner de nouvelles connaissances qu’il voudrait absolues, de nouvelles sensations pouvant féconder la création, de nouvelles perceptions de la grande et énigmatique scène du monde. Tous les lieux visités sont plus symboliques que réels.
Les Galapagos seront les assises immémoriales du roc biologique, la longue mémoire de la lave, les reptations primordiales qui l’agitent de l’intérieur à la façon de failles telluriques. Présence aussi des premiers soubresauts de l’animalité, linéaments ophidiens, trame reptilienne qui dessine déjà les balbutiements de l’humain. Là aussi, comment ne pas deviner la genèse de la création, les essais convulsifs qui sont les soubresauts de toute œuvre, de toute vie. Vie végétative, bégayante, semblable à de timides essais ontologiques qui s’actualisent en matière brute, grossière, indifférenciée. Manières de protubérances minérales qui dressent les figures de sujets racinaires, tuberculeux à la façon des personnages torturés et grotesques de la Renaissance, représentations arcimboldiennes perdues dans le tumulte et les convulsions d’une terre primitive.
Puis la Syrie d’Héliogabale, le pays des pierres, du bétyle noir du temple d’Ephèse. Ici la lave s’est solidifiée, s’est érigée en signes porteurs de sens. La géologie est encore palpable mais des lignes de force s’en dégagent, comme les premiers mots d’un poème débutent une aventure langagière, symbolique, transcendante.
"Car on sent que sous le désert le sol bouge, que les feuillets successifs de lave montrent en clair pour qui sait les voir le travail géologique et premier de la terre avec ses vagues refroidies, qui s’entassent l’une sur l’autre en lames, révélatrices comme les lames du Tarot." ("Héliogabale ou l’anarchiste couronné").
Si le Tarot est convoqué, ce n’est pas pour faire image, pour créer un paysage métaphorique. Seule une lecture superficielle du monde se satisferait d’une si facile évidence. "Pour qui sait les voir." Le travail de la lucidité est entièrement contenu dans cette "conversion du regard" qui fore les phénomènes en leur intimité la plus secrète. S’arrêter aux "vagues refroidies de la terre", c’est se contenter d’une lecture exotérique, c’est faire de la pellicule des choses leur sens ultime. Pourtant il y a mieux à voir. Il faut aiguiser ses pupilles, en faire des silex tranchants ; il faut déchirer la peau du monde comme Artaud entaillait les couvertures de ses carnets de notes. La vérité, le sens sont plus profonds. Ils résultent d’un patient travail ésotérique où tout ne signifie qu’à percer l’opercule, à travailler la chair, à extraire la moelle. L’allusion aux lames de Tarot n’est pas vaine. Bien évidemment il ne saurait s’agir d’un acte de divination mais de la mise en marche d’un processus herméneutique, du repérage des archétypes qui sont au fondement de l’humain. Là est le vrai labeur qui fonde tout cheminement anthropologique.
Le voyage au Mexique fait suite à l’incursion imaginaire en Syrie. Plus qu’une suite logique, il s’agit d’une nécessité existentielle, métaphysique. Si la Syrie pouvait encore porter les traces d’un remuement géologique et édifier les premiers signes, le Mexique les féconde, les multiplie, les porte à leur incandescence.
"Cette Sierra habitée et qui souffle une pensée métaphysique dans ses rochers, les Tarahumaras l’ont semée de signes, de signes parfaitement conscients, intelligents et concertés."
La terre n’est plus passive, seulement parcourue de forces internes, la terre s’ouvre en monde, en conscience, en intelligence. De l’ésotérisme du Tarot, l’on est passé à la spiritualité, à la riche cosmogonie Maya, donc à la mesure de la seule transcendance.
"Un pays où bouent à nu les forces vives du sous-sol, où l’air crevant d’oiseaux vibre sur un timbre plus haut qu’ailleurs." ("D’un voyage au pays des Tarahumaras").
La quête du peyotl, le rituel de la danse qui s’ensuit est moins pour Artaud la recherche d’une immersion dans les racines de l’homme que le vecteur d’une illumination de l’esprit. La libre conscience excède toujours les possibilités du corps matériel, ce corps qui souffre de ne pouvoir se dire aussi totalement que l’esprit peut le faire. Là est le drame d’Artaud, son inclination naturelle au "sens tragique de la vie". Mais à vouloir percer les secrets qui dorment au plus profond des signes on court le risque d’être aveuglé par leur révélation. Evoquant les ombres -mais de quelles ombres s’agit-il ? -, des montagnes de la Sierra, Artaud met l’accent sur ce qui constituera son ultime essai de compréhension du monde, de lui-même aussi, dont il ne perçoit plus que les contours flous, les mouvements protoplasmiques.
"Et c’est souvent en additionnant des ombres que je suis remonté jusqu’à d’étranges foyers."
Foyer sous les cendres duquel couvent déjà les braises de la "folie". Braises sur lesquelles il n’aura de cesse de souffler jusqu’à l’épilogue du voyage en Irlande.
Le périple entrepris par Artaud dessine les contours d’une étrange genèse du sol qui joue en miroir avec sa propre genèse.
Les Galapagos signent la lourdeur géologique, la lenteur de la lave, la densité de l’attache terrestre. La Syrie rompt avec cette horizontalité pour dresser les mégalithes des temples où émergent les premiers signes. Le Mexique poursuit ce détachement terrestre. Le moi se cosmise, devient lumineux, sorte d’arche ne prenant sur la terre qu’un appui mental. L’Irlande parachèvera l’œuvre, le Poète lévitant dans l’éther à la façon des personnages flottants de Chagall qui se confondent avec les vibrations de l’espace, se fondent dans les limbes du temps. André Breton dira de lui, lors de cette période troublée qu’il est passé "de l’autre côté".
Si Artaud avait longtemps parlé d’un "corps sans organes", la "réalité" irlandaise le dépossède totalement de ses liens anatomiques. Il n’a plus de corps. Or l’esprit, jamais autarcique, ne peut être qu’un ballon captif. Privé de ses amarres, il se met à errer sans possibilité aucune de rejoindre sa terre originelle. Sa "folie" le conduira d’hôpital psychiatrique en asile, de Rodez à Sainte-Anne, de Sainte-Anne à Ivry. On remplacera le peyotl des Tarahumaras par l’héroïne, la cocaïne, le laudanum ; on substituera à la danse rituelle les convulsions de l’électrochoc. Rien n’y fera. L’intelligence, la lucidité, l’esprit ne peuvent être atteints par des moyens thérapeutiques, fussent-ils coercitifs. On portera des diagnostics sans appel : "délire de persécution" ; "hallucinations". Son intense activité d’écriture sera évaluée à l’aune d’une "graphorée", symptôme corporel s’il en est, agitation convulsive, désordre neuronal. L’acte de création littéraire comme un bubon qui émergerait à la face de l’épiderme et alors la création ne serait plus que la forme émergente d’un mal intérieur, son expression récurrente, itérative, obsessionnelle. Sans doute l’écriture a-t-elle à voir avec la douleur, la souffrance, la répétition d’une blessure existentielle. A preuve cette révélation de Le Clézio dans "Haï" :
"Au moment où s’achève ce livre, je m’aperçois qu’il a suivi, comme cela, par hasard, à mon insu, le déroulement du cérémonial magique...Ces trois étapes qui arrachent l’homme indien à la maladie et à la mort seraient-elles celles-là mêmes qui jalonnent le sentier de toute création : Initiation, Chant, Exorcisme ? Un jour, on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine."
Mais, pour autant, la médecine a-t-elle le droit de juger le fait littéraire, de dire s’il est création véritable, simple manie, délire, projection d’une paranoïa ? Si la médecine peut se prévaloir de soigner le corps, elle ne saurait s’ériger en pensée critique des œuvres. "Graphorée" : le terme sonne comme une sentence. Artaud réduit comme peau de chagrin à la percussion de trois syllabes. Approche exotérique s’il en est, qui se contente de quelques pas de deux autour de l’homme, autour de l’œuvre.
"Graphorée", et alors ? Quand bien même. D’autres hypergraphes célèbres hantent les Lettres de leurs hautes statures. C’est cette urgence à écrire, à passer des nuits blanches sur les manuscrits dont Pierre Assouline nous rappelle qu’elle se nomme "mal de minuit". Belle métaphore qu’il pense pouvoir appliquer à Dostoïevski, Byron, Dante, Molière, Pétrarque, Poe, Tennyson. Par bonheur les "graphorétiques" sont là pour nous sauver des aveuglements de ceux qui ne professent que visions pathologiques, perditions corporelles et mentales.
"Fou", Artaud ? Soit. Mais alors d’une folie qui "donne à penser", d’une folie transcendée qui ne prend appui sur le réel que pour mieux le dépasser, le soumettre à l’amplitude de sa vision éclatée, multiple, cosmique. Nullement une "folie ordinaire" qui se satisferait d’une commode et simpliste nosographie telle que : hébéphrénie, catatonie, paranoïa, schizoïdie. Ce jargon appartient à la "littérature" médicale qui vise les symptômes à défaut d’entendre l’homme, d’en assumer l’essence. Le lexique asilaire est semblable à celui d’une double peine : une redondance de l’enfermement. Artaud dépossédé de son corps, mutilé dans son esprit. Artaud "graphoré", simple trace à la surface d’une page néantisante. Artaud objectalisé, drogué, annulé.
Certes Artaud présentait le profil de l’aliéné, son incohérence, sa déchéance physique, ses stigmates, son désarroi patent. Mais rien ne sert de se méprendre. Si, aux yeux du sens commun, Artaud est bien "fou", ses amis, Arthur Adamov ; Marthe Robert ; Jean Paulhan ne s’y trompent pas. Un an avant sa mort, sur la scène du Théâtre du Vieux Colombier, "Artaud le Momo", est bien là, physiquement et métaphysiquement présent. Sans doute sa "folie" l’inspire-t-elle qui fait écrire à Gide, dans Combat, après la mort du Poète :
"Jamais encore Antonin Artaud n’avait paru plus admirable. De son être matériel rien ne subsistait que d’expressif : sa silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie."
Or cette "flamme intérieure" est celle d’une intelligence à vif, sans doute alertée d’une fin imminente. Le spectre de la noyade ne saurait mieux dire. Mais le volcan n’est pas éteint, il projette encore des scories, il fuse, il éclaire, il fait ses gerbes "d’aérolithes mentaux". L’admirable portrait qu’Ernest Pignon-Ernest fait d’Artaud en 1998 est éclairant à plus d’un titre. Si la face n’offre, en apparence, que des convulsions similaires aux représentations de Bacon - le saisissement d’une perte irrémédiable -, le regard est encore porteur d’une flamme. Le fusain et la pierre noire dessinent sur la peau, les os, le spectre de la finitude, cependant qu’une lunule de blanc sur la sclérotique sombre s’imprime comme l’étroite métaphore de la lucidité, de l’intelligence qui brûle encore d’un dernier éclat. Regard autant fasciné que fascinant, regard qui fore au plus profond la cuirasse du spectateur en quête de sens. La force de ce portrait est de faire le vide autour de lui. Jamais, peut-être, œuvre n’aura cerné de si près, avec autant d’acuité ontologique, les racines mêmes de l’existence en son espace ultime. Artaud y rayonne d’une lumière intérieure, d’une étrange force, telle une monade visionnaire. Bien au-delà gravitent les constellations de l’affairement quotidien, la contingence, les destinées immanentes. Là est la force du dessin qui nous projette, à notre insu, dans une manière d’absolu. Flamme du regard que la conscience aiguisée et "sur-réelle" d’André Breton a identifiée, sans doute, comme le "double" de la folie d’Artaud : l’évidence de son GENIE. Génie solaire qui irradie, se consume et brûle tout ce qui l’approche. Génie solaire comme celui de Van Gogh, "le suicidé " que la société n’a pas su reconnaître en son temps ; génie solaire pareil à celui de Nietzsche ébloui par la Volonté de Puissance du Surhomme ; semblable aux hallucinations de Lautréamont-Maldoror envoûté par les Chants de l’imaginaire.
Lire Artaud, c’est essayer de se hisser à cette compréhension de l’incompréhensible, c’est dilater la pupille de la conscience, en faire le foyer d’où tout rayonne, à partir duquel tout signifie avec la force de l’apodicticité. Toute lecture qui n’engage pas le lecteur dans les fondements mêmes de sa lucidité ne peut que manquer sa cible. Il y a nécessaire participation, fusion à l’œuvre. Etre modestement, mais être tout de même un fragment du météore Artaud : condition essentielle à une herméneutique de sa parole cryptologique. Endosser la folie, se livrer à la magie et parler "cosmopoétiquement" (d’après la belle formule de Kenneth White), le langage des dieux :
"...ces dieux-liaisons de la terre, que l’eau et le ciel se sont conciliés, ces dieux-émanations des feux de la terre et de l’eau du ciel, de l’eau empennée de ciel, dont la pluie dévide le plumage, ces dieux-irisations de la vie, tremblement de l’eau de la vie recourbée par le vent du ciel, qui jouent aux quatre coins sonnants de l’atmosphère, aux quatre nœuds magnétiques du ciel, ces dieux sont la vibration non éteinte, et qui parle à l’oreille de l’âme, au cœur de l’esprit."
Rarement texte n’aura atteint une aussi tragique beauté. Avers et revers de la médaille existentielle. Avers du GENIE métamorphosé en FOLIE.
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