Daniel Sibony, Christian Bourgois, 2005
jeudi 19 mai 2005 par Alice GrangerPour imprimer
En quelque sorte, dans ce livre si vivant, si rigoureux, si juste, et si théorique en même temps que si humain, Daniel Sibony écrit ce que Viviane Forrester passe sous silence dans son livre accusatoire « Le crime occidental ». Il analyse tout ce qu’elle n’analyse pas. Et c’est très convaincant. Le conflit au Proche-Orient, en particulier l’Intifada, y est analysé depuis ses origines, bibliques et coraniques, et la reconnaissance de l’Etat d’Israël y est présentée comme la reconnaissance de la dette arabo-musulmane aux Juifs, qui serait aussi une reconnaissance du fait que le Coran est un Texte qui vient d’un premier Texte, la Bible. Reconnaissance du fait que le deuxième ne peut pas s’installer à la place du premier comme s’il y était depuis toujours et le premier éliminé pour toujours.
Mais, écrit Daniel Sibony, aucun humain ne peut accepter de perdre la face, d’être humilié. Alors, il ne s’agit pas de faire perdre la face, dans la résolution de ce conflit. Personne ne doit perdre la face. Personne ne doit subir l’humiliation. Ni les Juifs comme ils le furent pendant trente siècles et notamment lorsqu’en pays musulmans ils étaient sous leur protectorat maintenus en position inférieure. Ni les Palestiniens par cette force israélienne et cette réussite technique et pragmatique qui met tellement le doigt dans leur plaie qui vient du fait que l’islam depuis tant de siècles, en n’accordant aucune valeur à l’individu, a fait prendre aux Musulmans un retard énorme quant à leur insertion au sein d’une planète moderne. Ne jamais perdre la face, ne plus jamais subir l’humiliation, exige que chacune des deux parties fasse le deuil en même temps (et non pas dans un décalage qui fait croire que c’est l’autre qui est responsable de la perte d’un état de plénitude et d’identité fermée) d’un fantasme de plénitude. Le conflit pourrait être la remise en chantier de l’histoire afin que, d’une part le deuxième se reconnaisse deuxième face à un premier déjà là avec son histoire et non éliminable, comme le deuxième fils d’un même père ne peut espérer nier le premier et croire que c’est lui le premier de toute éternité, ce deuxième fils reconnaissant à son frère aîné qu’il lui doit quelque chose comme paradigme par sa vie sur terre, par son être, par la vie qu’il a déjà vécue avant, et afin que, d’autre part, chacun de ces frères fasse en même temps le deuil d’un état de plénitude fermé sur lui-même sur cette terre, puisque chaque être humain est d’emblée séparé, a perdu quelque chose, est confronté en naissant à la chute, au trou, au manque, ceci étant précisément ce qui fait vivre.
Ce livre de Daniel Sibony est le point de vue symbolique sur ce conflit. Qui tranche bien évidemment avec le consensus impressionnant sur le Proche-Orient. Dans ce pays de liberté, par exemple au niveau des médias, on exalte la liberté en même temps qu’on censure tout ce qui dérange.
D’abord le point de vue symbolique ! C’est ce qui va permettre d’entendre la logique de ce que l’histoire, au Proche-Orient, remet en chantier, peut-être pour proposer une nouvelle fois une possibilité que deux peuples puissent, comme deux frères de même père, exister en même temps et avoir chacun un Etat souverain. Daniel Sibony, dans son analyse, est juste à l’égard de chacune des parties, tout en n’admettant de la part d’aucune des deux qu’elle puisse avoir le fantasme d’éliminer l’autre partie en la rendant responsable de la faille de l’être, de l’absence de plénitude de l’origine.
Le peuple juif est un peuple anormal, peuple de la Bible, cette Bible qui a inspiré deux autres Textes, le Texte chrétien et le Texte coranique, qui ont donc une dette à son égard, une sorte de reconnaissance de droits d’auteur, est sous l’emprise invisible de mots (Jérusalem, retour, Sion) qui ont voyagé dans le temps, qui ont traversé le temps et le cœur des hommes. La Bible a défié les Juifs de conquérir cette terre jamais donnée clef en mains, cette fameuse « Terre promise » accessible seulement s’ils en finissaient avec les idolâtres qui l’habitaient au début. Les Juifs ne pouvaient avoir cette Terre que s’ils bannissaient l’idolâtrie de leur vie, et bien sûr ils n’y sont jamais arrivés. Mais il y a cette indication : la terre promise n’est pas donnée « naturellement », cela exige de faire le deuil de l’idolâtrie, de perdre quelque chose, de se couper de quelque chose. Le premier, le Juif, adresse ce message au deuxième : mon état n’est pas celui de la plénitude. Mais celui d’une coupure, d’une faille de l’être. Ce qui est donné, et qui se transmet, surtout, c’est le symbole, en lui-même séparation. Ce que les Juifs se transmettent, c’est le symbole, c’est cette faille de l’être, c’est ce renoncement à l’idolâtrie.
Par conséquent, cette terre d’Israël est possédée par cette question : comment vivre le défi de l’idolâtrie ? Maintenant encore, les Israéliens ont encore à faire ce deuil, et à faire passer ce message, et à transmettre le symbole.
Là où il y a le Dôme de Jérusalem, il y avait le Temple de Salomon, là où Abraham faillit sacrifier son fils Isaac. Le Temple commémore le non au sacrifice humain, ce sacrifice étant symbolisé plutôt qu’effectué selon la coutume idolâtre. En somme, Abraham transmet à son fils Isaac, et aussi à son fils Ismaël, le symbole de l’origine non pleine, de l’origine séparée, trouée. Le sacrifice vire à la transmission du symbole, et la faille de l’être ne peut être déniée par aucun des deux fils, Isaac et Ismaël. Le retour des Juifs en Israël fait revenir de plein fouet cette faille de l’être face aux Palestiniens que l’islam a depuis des siècles maintenus dans la croyance en une origine pleine. De même, les Israéliens qui croyaient trouver la plénitude d’une vie tranquille en Israël se trouvent en fait nez à nez avec cette faille de l’être et cette trouée de l’origine que leur renvoient les Palestiniens. C’est vrai, comme le souligne Daniel Sibony, que dans la guerre médiatique des images, les Israéliens sont forcément maladroits parce qu’ils apparaissent d’un seul bloc, ils ont un mauvais rapport à l’autre et à leur altérité, leur regard ne passe pas par le regard de l’autre, c’est un gentil autisme. L’existence d’Israël n’est pas menacée, mais son moral et son image oui, parce que cette image est clivée entre le technique et le religieux, ce qui est pauvre et très risqué. Il faut que cette image change, ne serait-ce que dans une lecture du Texte biblique...Le problème est que leur symptôme consiste à confondre existence et sécurité, et qu’ils se stigmatisent trop sur la seule logique technique. L’identité israélienne aussi a ce problème de sa certitude d’elle-même, elle qui a longtemps affiché du mépris pour les Juifs des ghettos se laissant insulter a voulu inventer un homme nouveau, et ainsi elle a perdu la question juive, qu’elle ne peut retrouver que si elle retrouve sa faille des origines.
L’Etat d’Israël est fondé sur une transmission symbolique. Pour les responsables hébreux, il s’agit de poursuivre une transmission qui a distingué cette terre comme Israël. Ce peuple est le seul qui a droit à sa terre parce qu’il s’appelle comme elle, parce qu’il est appelé à y être avant même d’y avoir été, promis à y vivre, alors que pour les autres peuples le droit sur leur terre tient au fait qu’ils y sont nés. Eux, c’est parce qu’ils ont renoncé à l’idolâtrie, c’est parce qu’ils se sont séparés de quelque chose, parce qu’ils ont accepté la faille de l’être et de l’origine, ou bien doivent tendre à cela.
L’effet « terre d’Israël » précède largement l’existence de l’islam et encore plus ce petit Etat palestinien qui n’a jamais existé. Cet Etat palestinien ne s’impose que comme effet de cet événement qu’est le « retour du refoulé juif ».
Cette terre est possédée par le fait qu’un certain peuple n’a cessé de parler d’elle pendant des siècles et surtout de transmettre cette parole. Sans la force symbolique ancrée dans le Texte biblique, Israël n’aurait jamais existé. Et le symbolique avait déjà émergé de son cadre religieux. Bien sûr, il y a des Israéliens qui détestent leur histoire biblique...Mais ne peuvent s’en défaire...La Torah annonce et invente cet Etat, cette terre n’a pas été absorbée comme elle aurait due l’être par le Coran, alors ce bout de terre a pu revenir aux affiliés de cette Torah. L’histoire a réservé cette surprise : le retour du refoulé juif. Après des siècles, la vieille Bible mangée par le Coran s’est pourtant maintenue dans les mémoires, et dans le fil de cette transmission elle a conservé sa force effective. Israël a pris territoire dans un Etat qui n’existait pas, qui n’avait jamais existé, et cette prise trouve ses racines nouvelles dans ce rapport entre deux textes, la Bible et le Coran, dans un contexte qui met en quelque sorte en demeure le Coran de reconnaître ce qu’il doit à la Bible, des droits d’auteur, le paiement d’une dette symbolique, paiement qui est la reconnaissance de l’Etat d’Israël. Avant d’être coranique, le message est biblique, même si, écrit Daniel Sibony, il excède ces deux textes pour concerner le message que chaque humain doit entendre, cette faille de l’être et de l’origine, cette non plénitude d’où l’on vient et que l’autre me signifie.
Voici que, par ce retour du refoulé juif, les Juifs qui d’ordinaire ont vocation d’être victimes, imposent là-bas leur Etat et y incarnent le refus d’être victimes. Faille de l’être, oui, mais pas victime ! Sans que jamais le « ne plus être victime » ne puisse s’écrire comme « plénitude de l’être et de l’origine »...
Mohamad le prophète est passé à Jérusalem cette nuit-là où il est arrivé par les airs d’Arabie et aussi son âme avant de monter au ciel parce que Jérusalem est la ville des Juifs !
Israël, aujourd’hui, défend sa terre, et aucune armée ne fait cela avec douceur. Elle est habitée d’une anormale volonté de vivre, une volonté de vivre radicalement différente.
Les Palestiniens. Cette population vit là depuis longtemps. Alors, qui va l’emporter ? L’appel du symbole ou la présence des corps ?
C’est infiniment plus complexe que cette simple présence des corps. Ne serait-ce que parce que ce peuple palestinien, bizarrement, n’a jamais eu les moyens matériels pour conquérir son Etat.
C’est complexe parce que ces Palestiniens sont sous la coupe d’un Texte, le Coran. Ils ont vu arriver le retour du refoulé juif en tant qu’Arabo-Musulmans qui croyaient en avoir fini avec les Juifs, et que, dans le meilleur des cas, ces Juifs ne pouvaient vivre en bonne entente avec eux que comme des inférieurs sous leur protection comme c’était le cas au Maghreb.
Dans la tradition musulmane, Mohamad est donc passé par Jérusalem, à la suite de quoi elle a été réorientée vers la Mecque, qui était la « vraie direction ». Le Coran appelle les Juifs et les Chrétiens à se soumettre, c’est-à-dire à être musulmans ( musulman veut dire soumis ). Le Dôme, à Jérusalem, symbolise le triomphe de l’islam. Le retour du refoulé juif met en demeure le Coran d’affronter l’idée que dans l’origine pleine qu’il a fondée, il reste les Juifs qu’il avait cru chassés à jamais. Ce retour des Juifs, qui ne sont toujours pas des soumis, fait que l’identité arabe, dans cette région de faille, est coupée, partagée, la souveraineté juive l’entérine, celle-ci étant aussi entamée dans son fantasme de plénitude par l’Intifada.
Les Palestiniens ont une sorte de désespoir mortifère qui jouit de nuire à l’autre plutôt que d’admettre ce qu’il lui doit et qu’il était là avant.
Le problème des Palestiniens et d’Arafat, ce sont ces subsides qu’ils reçoivent des pétroliers arabes qui les font fonctionner comme le dard coranique dans le corps de l’Etat hébreu. Plutôt que de se battre pour fonder réellement leur Etat, en prenant de la graine du frère aîné ennemi, ils s’éternisent à être portés par la logique djiadique qui leur fait tellement de tort.
Comme par hasard, tournant le dos au message d’Abraham ne sacrifiant pas Isaac, ni Ismaël, Arafat et les Palestiniens utilisent de manière perverse le sacrifice d’enfants, utilisés comme boucliers humains, et exploitent ainsi la fascination européenne et médiatique pour les victimes et les martyrs. Mais le martyr a toujours existé en islam ! Cela tient au fait que l’islam est la parole politique du peuple. Se faire tuer a pour but de pourrir l’image d’Israël.
Toujours, et dans la fidélité au Coran, il s’agit pour les dirigeants arabes et pour les Palestiniens instrumentalisés par eux de défendre l’identité pleine, la plénitude de l’origine, fondée par l’islam. Pour le monde arabo-musulman, Israël est donc toujours sous le coup de l’éternelle colère de Dieu car ce peuple est insoumis, donc maudit s’il ne se contente pas d’une position de protégé inférieur.
Ces Palestiniens vivaient donc sur cette terre semi-déserte, qu’ils croyaient être « naturellement » à eux, et voici qu’elle se révèle « possédée » par le peuple de la Bible auquel le Texte arabe était censé avoir réglé son compte. Pourtant, cette terre, les Palestiniens ont tardé à se donner les moyens d’en faire leur Etat, par une sorte de laisser-aller tout oriental mêlé d’impuissance, attendant que les Turcs s’en aillent, puis l’Angleterre, et voici alors ces Juifs qui reviennent pour toujours. La plénitude de l’origine, comme croyance, en prend en coup. Et les Palestiniens, qui ne veulent pas se couper du monde arabe, de son fantasme originaire de plénitude, ne sont pas préparés à l’idée d’un partage.
Pourtant, l’Etat palestinien ne peut faire sens que grâce à Israël, ou plus exactement à cause de lui, qui suscite la force de se battre pour conquérir sa terre de manière non victimiste. Daniel Sibony propose : et si les Juifs n’étaient pas là en étrangers mais là sur cette terre aux frontières encore à préciser pour faire droit au peuple adverse ?
Mais l’Intifada, d’inspiration intégriste, fait irruption comme un fléau qui gâche tout.
Là où la question est celle d’un mode d’être partagé, comme entre deux frères de même père, il y a l’islam qui, bien que prenant sa source dans la Bible, prétend la remplacer purement et simplement.
Quel est le but de cette guerre, se demande Daniel Sibony ? Effacer l’humiliation ? Celle du colonialisme ? Ou bien une humiliation bien plus profonde ? Celle de gens sûrs d’eux, c’est-à-dire sûrs de cette identité pleine donnée par l’islam, et sûrs que l’autre, le Juif, est maudit car insoumis, qui reçoivent en pleine figure, à en perdre la face, ce que l’histoire leur envoie, ces autres qui se débrouillent si bien, qui ont une force de vie incroyable, alors que eux sont dans l’impasse, ont pris du retard au niveau planétaire à cause de l’islam. Les gens qui ont dans l’inconscient cet idéal de plénitude, écrit Daniel Sibony, sont vite mortifiés par la défaite. Alors, ne pourraient-ils pas commencer par reconnaître leur rage contre leur croyance qui leur dit qu’ils sont les meilleurs alors qu’en vérité elle les maintient dans une certaine médiocrité depuis des siècles ? Alors, les hommes-bombes, comme soldats d’Allah, sont les armes de cette haine qui veut réparer le narcissisme atteint par cette très profonde humiliation qui fait perdre la face sans que l’autre plus débrouillard y soit pour quelque chose mais qui est désigné comme bouc-émissaire.
Lorsque, en France, de jeunes Beurs agressent des Juifs, s’en prennent à des synagogues, c’est que ce qui dormait dans la tête de leurs parents ressort dans la tête de leurs enfants. En visant une synagogue, il s’agit toujours de viser le lieu où le Livre est déposé, cet original biblique que le Coran a remplacé. La Bible est de trop si le Coran la corrige et dit la « vraie religion » des « soumis à Dieu ».
Ce n’est pas simple, ce qu’ils ont à vivre, ce partage de l’origine et de l’identité, écrit Daniel Sibony.
Et le problème se complique peut-être parce que ce défi surhumain pour aboutir à ce que deux peuples, comme deux frères ennemis, partagent, se joue devant une Europe chrétienne qui montre par ses médias sa soif de sacrifice humain. Dans les médias, s’exprime une curieuse passion pro-palestinienne, comme dans la jouissance d’avoir trouvé la victime pure et absolue, cette faiblesse victime de la force. Arafat ayant exploité ça. Pour prouver qu’Israël est mauvais, la meilleure alliée était cette Europe chrétienne.
Il y a un mythe qui se porte bien, celui selon lequel l’opinion occidentale n’aime les gens que s’ils sont victimes, donc elle aime les Palestiniens victimes des Juifs, les spectateurs sont des mangeurs d’images sacrificielles, et les restes de la vieille haine anti-juive y trouvent leur compte. Les journalistes sont fascinés par les martyrs de l’islam, qui sont des héros triomphants, dans des situations où ils meurent pour leurs idées.
Mais cette fascination, de la part de certains Européens, pour le martyr suicidaire, est en elle-même une question. Cette information martyrophage ne vient pas par hasard. Elle trouve sûrement ses racines dans le Texte chrétien. Daniel Sibony ne le dit pas explicitement dans ce livre-là, mais nous entendons entre les lignes que le Texte chrétien, qui lui aussi vient de la Bible et a une dette envers elle, une dette à payer, joue à coup sûr dans le parti pris pro-palestinien et la fascination pour les martyrs qui se superposent à la figure christique. L’enlisement au Proche-Orient pourrait aussi venir de l’impuissance du tiers chrétien qui a lui aussi quelque chose de non réglé avec le Texte originaire biblique, qui a lui aussi une dette, pas encore payée, et qu’il retarde de payer en prenant le parti des Palestiniens. La dette chrétienne envers le Texte biblique serait, dans ce contexte, aussi à analyser, et je ne doute pas que Daniel Sibony y pense.
L’opinion en faveur des Palestiniens ne les aide pas à vaincre. Car le problème de cette opinion, c’est sa jouissance. Nous, on est innocents, alors on s’indigne. Mais le monde chrétien est-il si quitte que ça envers les Juifs ? Le message christique lui-même est-il si victimiste ? Il se fait mettre sur la croix par les Juifs pour que tous le mangent, et ...s’aperçoivent ainsi que l’origine, comme le tombeau, est vide. Là encore, les Juifs étant ceux qui font faire une croix dessus. Le Christ s’y retrouvant en étant celui qui étend le message universellement, empruntant le sillage romain ?
Le peuple palestinien, se demande Daniel Sibony, mérite-t-il qu’on le gave d’illusions ?
D’autre part, ne faut-il pas qu’Israël sorte de sa « normalité », de son mode d’être rationnel, efficace. Ce désir de normalité ne serait-il pas le désir de se libérer de la transmission, d’en finir avec elle ? Il faut qu’Israël lui-même se sache constituer le retour d’un refoulé qui est une entorse à l’identité pleine et complète instituée par l’islam. Son retour, c’est ça ! C’est aussi le retour d’un Texte. Mais sur une terre qui est pour deux peuples. C’était déjà ainsi au début. Cette terre était déjà partagée, aux temps bibliques.
Les Palestiniens ont refusé le retour des Juifs pour ce qu’il signifiait car ils étaient poussés par les Etats arabes qui, eux, ne voulaient rien savoir d’un Israël qui était une aberration pour l’inconscient musulman. Mais leur stratégie de martyrs leur est néfaste car ils la déploient seulement pour le compte du monde arabe qui les prend comme feu de lance contre l’existence d’Israël. Ce monde arabe n’épouse leur cause que pour exalter leur plénitude identitaire.
Sur ces terres du Proche-Orient, il s’agit de deux frères dont chacun doit gérer le partage qui le porte, qui le définit, et il doit gérer son partage avec l’autre, ce qui le lie à lui et l’en sépare. Partage des Textes, partage des terres. Le problème pour ces deux frères, c’est qu’ils sont meurtris chacun à tour de rôle, alors cet écart fait qu’ils attribuent à l’autre cette meurtrissure, et se battent pour l’impossible place de premier. Or, il faudrait qu’ils arrivent en même temps à se tenir dans cette origine, à condition que celle-ci soit admise enfin non pas comme pleine, mais comme séparée, comme partagée par une faille. Là-bas, une humiliation se situe à l’origine, et presque une impossibilité, toute humaine, à penser cet entre-deux.
Lorsque des gens, écrit Daniel Sibony, ont dans l’inconscient un idéal de plénitude, qui vient du Coran, alors ils sont vite mortifiés par la défaite, cette défaite qui vient du constat que les frères ennemis ont une réussite dont ils sont jaloux, qu’ils n’arrivent pas à produire malgré leur argent, les pétrodollars ne produisant ni liberté ni créativité. Alors, leur arme, c’est le suicide qui tue, suicide qui est fait souvent pour empoisonner la vie des proches, et là il y a aussi de la perversion à pousser l’ennemi à faire n’importe quoi. Les massacres sont les armes des envieux, qui ne veulent que nuire, faute de ne pouvoir réussir aussi bien, à cause du retard que l’islam leur a fait prendre sur la scène planétaire. Les martyrs-tueurs arrachent aux frères ennemis toute possibilité de les juger, puisqu’ils ont disparus.
La question centrale est toujours évitée : pourquoi ces frères ennemis sont-ils vécus comme humiliants par les frères palestiniens et arabo-musulmans ? C’est qu’ils se croient les premiers, c’est la plénitude, mais hélas la réalité dément cette croyance. Et lorsqu’on se croit le premier, c’est impossible d’admettre que dans la vie on ne peut être toujours vainqueur. Leur déficit pour cause de siècles d’islam est attribué aux frères ennemis à qui on fait payer cela.
Pourtant, ces deux peuples qui héritent de ce que Daniel Sibony appelle le partage de l’origine, le partage du symbolique, une question qui concerne en fait tous les humains, n’est-ce pas très intéressant ? En somme, ce qui se passe au Proche-Orient comme travail, très difficile, sur le chemin du vivre ensemble, n’est-ce pas très intéressant ? Si les Palestiniens cessaient de dépendre d’une aide qui ne peut pas venir sous forme de pétrodollars qui ne résolvent rien, et s’ils cessaient d’incarner la croyance qu’Israël est une entame insupportable, à éliminer, dans la plénitude islamique, alors ce serait un grand pas. Là l’origine du conflit, et non pas cette thèse officielle selon laquelle ce serait la faute à la Shoah, qui aurait eu pour conséquence cette création de l’Etat d’Israël. L’origine du conflit se situe dans le fait qu’un Texte, le Coran, a avalé un premier Texte, la Bible, mais que ce premier Texte, dont la transmission n’a jamais cessée, a retrouvé sa force effective.
Face aux hommes-bombes, et aux répliques israéliennes, le tiers européen, écrit Daniel Sibony, est un spectateur pervers croyant détenir la vérité, qui est celle du corps sacré. Le corps palestinien est identifié au corps souffrant de l’humanité, c’est-à-dire au corps christique, et tuer des Palestiniens c’est répéter la crucifixion du Christ, et Arafat l’a bien compris avec la prise d’otages dans l’église de la Nativité. Dans cette église, si on le touchait, littéralement, on touchait en même temps le Corps divin, et certains auraient revécu la scène chrétienne originelle, Arafat excellant à se cacher derrière les symboles des autres. L’Europe ne peut être un tiers au sens fort du terme, car le culte de la victime y est trop fort, il y a cette question de la fusion avec cette victime, pour cause, il me semble, de non véritable analyse du Texte chrétien, en particulier cette histoire d’anthropophagie symbolique, et toute la question de l’envie, avec ce frère, Judas, qui met la main dans le plat en même temps que le Christ, le Christ ayant la passion de se faire manger symboliquement en faisant envie, et faisant envie parce mis en relief (autre signification de la croix) par les Juifs du Temple. Une non-analyse européenne de la question chrétienne, avec ce que ce Texte doit au premier Texte, biblique, fait qu’il manque un tiers qui, pourtant, pourrait, par une lecture adéquate, permettre de situer la bataille, bataille de filiation et de fraternité, sur le terrain adéquat de l’origine, de la faille de l’origine (ou péché originel ?). Le problème reste aussi celui d’un tiers impuissant, et de la méconnaissance de la puissance de la transmission de Textes pendant des siècles sur l’inconscient des peuples.
D’autre part, que Sara, mère d’Isaac, fut stérile, de sorte qu’Abraham conçut Ismaël avec sa servante égyptienne Agar, et ensuite seulement Sara ne fut plus stérile et conçut Isaac, n’est-ce pas très important, symboliquement parlant ? Comme s’il avait d’abord fallu assurer ce partage de l’origine ! Comme si Isaac ne pouvait être porteur de la promesse que si un frère, déjà là mais deuxième du point de vue de cette promesse, attestait de la faille de l’origine, donnait toute sa vérité au symbole, au partage, à ce que Isaac avait à transmettre.
Or, par le Texte coranique, Ismaël se croit le premier, comme si Isaac avait été évincé pour toujours comme insoumis, ceci dans la droite ligne, finalement, du corps souffrant non seulement christique, mais celui de victimes qu’ont incarné si souvent dans l’histoire les Juifs.
Mais, dit Daniel Sibony, si l’OLP et Arafat n’ont pas d’autres moyens que celui de remonter très loin dans l’archaïque, c’est parce que leur Etat n’a pas de racines solides. Ceci peut-être justement d’avoir évincé le frère premier de qui prendre de la graine en ce domaine, pour exister à l’origine, comme être partageant cette origine, et pour que le message se transmette, message de non plénitude de l’être d’où cette indication d’avoir, par la force de vivre, à déployer des forces pour s’organiser sur terre. Le premier, s’il n’avait pas été évincé, aurait pu être un paradigme de débrouillardise pour le deuxième, ceci pouvant même passer par l’envie, si celle-ci se résout en incorporation symbolique comme meilleure reconnaissance des qualités du premier par une sorte d’imitation.
Même le martyr est dépendant de l’autre. Mais d’une manière immobile, victimiste, dans une haine de l’autre qui déchire la plénitude originaire ou bien qui la certifie ou la rappelle, et jamais cette sorte de dépendance à l’égard d’un autre paradigmatique dont l’existence ressentie comme violence s’attaquant à la croyance à la plénitude de l’être suscite en même temps une envie poussant à l’imitation, à l’incorporation symbolique, voire à l’anthropophagie symbolique. Faire peser le plateau de la balance côté victime est toujours aveu d’impuissance et d’inertie : je ne peux pas faire aussi bien que l’autre se changeant en c’est la faute de l’autre si je ne peux pas réussir si bien, cette désignation du bouc émissaire ayant pour but de sauvegarder un statut de l’être dans une plénitude indolente, une plénitude jamais aux prises avec la douleur de la faille originaire, voire de la coupure du cordon ombilical. Alors, si le martyr croit devoir tuer l’autre pour ne jamais rien savoir de sa propre impuissance et de sa croyance qui l’immobilise dans un statut infantile de l’être, c’est aussi un suicide, non seulement suicide de l’homme-bombe, mais aussi suicide du point de vie d’une capacité psychique à se débrouiller à partir de la réalité de la coupure originaire et avec l’autre qui, dans la violence de sa présence débrouillarde, la certifie.
Bien sûr, pour que le peuple palestinien, afin d’avoir un Etat souverain en s’inspirant symboliquement de la force du peuple israélien nourrie par la transmission d’un Texte biblique par-delà une réalité le victimisant, ait la chance (et ce sera long sans doute) de pouvoir voir dans ces autres formant le peuple de la Bible un véritable paradigme, il faut aussi qu’ Israël se transforme, dépasse sa force technique et performante, pour accéder à d’autres forces, plus marquées par le symbolique. Il faut qu’Israël, comme Isaac admettant Ismaël ( et viceversa, ceci en même temps), se mette dans la position symbolique du paradigme que le deuxième frère, peut-être parce que le premier frère a réussi à susciter une envie violente en lui tout en lui ayant fait sentir une faille irrémédiable dans son statut plein, voudra imiter, s’incorporer.
Daniel Sibony souligne que si les Juifs ont pu trouver la force de construire cet Etat souverain, loin de tout victimisme, c’est parce que l’émancipation des Juifs d’Europe l’avait rendu possible. Le retour du refoulé juif est un effet de l’émancipation des Juifs d’Europe. Jamais l’idéologie arabe ne les aurait émancipés, au contraire l’islam s’accommodait très bien d’un statut de protégés, de...deuxièmes. Peut-être pourrions-nous ajouter, dans le sillage de la pensée de Sibony, qu’en Europe le christianisme n’a pas seulement produit ce culte de la victime si adroitement exploité par Arafat et la tactique djiadique et entretenu par un consensus médiatique énorme, mais avant cela il a, aussi, rendu possible par le biais de la déclaration des droits de l’homme que l’on pourrait dire d’inspiration chrétienne, que personne ne soit exclu, tous « enfants de Dieu » en somme, alors les Juifs aussi. La question c’est que, face à cette Europe qui, au nom des Droits de l’Homme, ne tolère pas les victimes, veut les « émanciper », donc a tendance à les voir d’une manière compassionnelle, en jouissant d’être innocente, les Palestiniens dans un style pervers sont habiles à se présenter comme victimes de ces Israéliens qui, eux, ont été émancipés, reconnus. Mais cela ne viendrait-il pas d’une interprétation incomplète du Texte chrétien, qui a notamment mal interprété le paradigme christique, n’a jamais compris que Jésus était une « victime » très spéciale, un martyr non pas par l’autre, mais par la faille de l’origine, et désirant au contraire, mis en relief sur sa croix, se faire manger symboliquement, en tant que...Juif transmettant le message biblique, dans le sillage de Judas ayant osé mettre la main dans le même plat que lui il institue un repas réunissant les frères, par le nombre infini de frères il ne cesse d’être un paradigme vivant, un paradigme juif vivant.
C’est un message de paix à venir, longue sans doute à venir, que nous laisse Daniel Sibony par son livre recueil d’articles. Il nous assure que la haine finira par se briser car elle fait mal son travail de réparer l’impuissance. Il faut, dit-il que chacun se sente un peu fort, sûr de lui (et ceci est vrai non seulement pour les deux parties en conflit mais pour chaque être humain) pour que la paix soit possible. Une force qui n’exige pas la mort de l’autre, au contraire. Pour qu’Isaac naisse, pour que Sara cesse d’être stérile, il fallait, comme en attente, que naisse Ismaël, le frère qui pourrait reconnaître le premier, premier du point de vue du Texte (Bible avant Coran), comme un paradigme dont s’inspirer. Là, s’en inspirer pour fonder un Etat souverain, en sortant de l’inertie islamique. Le Proche Orient est le lieu d’un problème crucial qui concerne chaque humain, le problème de cet « entre-deux » à partager en cessant de croire que c’est l’autre qui empêche de vivre. Sibony écrit qu’il est important de ne pas dénier la faille de l’origine, le fait qu’en naissant ce n’est plus jamais un état de plénitude fœtale, de ne pas la refouler, mais de la réinterpréter, de la faire vivre car elle nous fait vivre.
A propos des Textes symboliques en jeu dans ce conflit, il propose une parabole. Quelqu’un a écrit un livre, dont le succès n’est pas très étendu. Arrive un autre auteur, qui prend des extraits de ce livre, et en fait un best-seller mondial. Mais cet auteur ne veut rien savoir du premier auteur, qui est refoulé, dénié, et surtout pas invité au cocktail de lancement du best-seller. Le premier auteur rappelle trop au deuxième auteur qu’avant lui il y avait quelqu’un, et qu’il y aura aussi quelqu’un après lui. Or, le deuxième auteur n’aurait jamais pu faire son best-seller sans le livre écrit par le premier auteur, à qui il doit donc des droits d’auteur. Tout se passe comme si, au Proche-Orient, les Palestiniens, peut-être au nom du peuple arabo-musulman, devait payer une dette symbolique à Israël, dette du deuxième auteur au premier dont il s’est inspiré, et que cette dette ce serait la reconnaissance de l’Etat d’Israël. Nous pourrions ajouter que le monde chrétien, peut-être par l’Europe, a aussi à payer une dette symbolique au Texte biblique, et ce serait en cessant ce culte du victimisme par lequel il n’est qu’un tiers impuissant et complice d’une perversion.
Voilà un livre extrêmement intéressant, qui nous ouvre une lumière dans l’impasse du Proche-Orient, ceci sans qu’aucune des deux parties ne perde la face, ne soit humiliée. Il parie sur le désir de vivre.
Alice Granger Guitard
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Messages
1. Fous de l’origine, 2 novembre 2008, 22:29, par gizella
le livre dont vous faites le compte-rendu est magnifique, et votre compte-rendu, aussi, est épatant, clair, intelligent et synthétique. Voici le troisième texte que je lis de vous, décidément je suis contente d’être venue sur ce site.
gizella