Comment je suis devenu stupide, Martin Page
La
Dilettante, 2001
«Il avait toujours semblé à Antoine avoir lâge des chiens. Quand il avait sept ans, il se sentait usé comme un homme de quarante-neuf ans; à onze, il avait les désillusions dun vieillard de soixante-dix-sept ans. Aujourdhui, à vingt-cinq ans, espérant une vie plus douce, Antoine prit la résolution de couvrir son cerveau du suaire de la stupidité.» Dès le début du premier roman de Martin Page, le décor est clairement planté. Antoine, un éternel étudiant ouvert à tellement de matières quil nobtient au final aucun diplôme, décide de changer radicalement de vie, de devenir stupide. Après mûre réflexion, il doit se résoudre à une évidence: lintelligence et lintérêt pour les grandes questions philosophiques et des loisirs exigeants (échecs, ethnologie, littérature, etc.), ça use, ça isole et ça rend finalement profondément malheureux. «Je connais des tas de gens idiots, inconscients, confis de certitudes et de préjugés, des imbéciles parfaits, et qui sont heureux, constate Antoine. Moi, je vais avoir un ulcère, jai déjà quelques cheveux blancs... Je ne veux plus vivre comme ça, je ne peux plus. Après une étude minutieuse de mon cas, jen ai déduit que mon inadaptation sociale vient de mon intelligence sulfurique. Elle ne me laisse jamais tranquille, je ne la dompte pas, elle me transforme en un manoir hanté, sombre, dangereux, inquiétant, possédé par mon esprit tourmenté. Je me hante moi-même.» Létudiant est la preuve vivante du célèbre passage de LEcclésiaste selon lequel «qui accroît sa science, accroît sa douleur.»
Incompris, Antoine sombre dans la solitude: «Il avait peu damis, car il souffrait de cette sorte dasociabilité qui vient de trop de tolérance et de compréhension. Ses goûts sans exclusive, disparates, le bannissaient des groupes qui se forment sur des dégoûts.» Une bonne dose de stupidité laiderait indéniablement à sintégrer davantage socialement. Pour atteindre son but, le jeune étudiant décide de noyer son âme dans les vapeurs de lalcool. «Il serait alcoolique, cest-à-dire quelquun qui a une maladie socialement reconnue. On plaint les alcooliques, on les soigne, ils ont une considération médicale, humaine. Alors que personne ne songe à plaindre les gens intelligents. [...] Il souffrirait de maux visibles, avec une cause connue et des traitements prévus; il nexiste pas de cure de désintoxication pour lintelligence.» Las pour lui, Antoine échoue lamentablement puisquil finit aux urgences après quelques gorgées de bière seulement
Toujours aussi résolu, il décide de tenter le suicide, mais là aussi, cest léchec total. Antoine opte alors pour un usage intensif danti-dépresseurs. Là, les premiers progrès se font sentir: avec deux pilules dHeurozac, lapprenti stupide est capable de sempiffrer au Mac Donalds, de jouer à la bourse sa maigre fortune et de soffrir une grosse cylindrée sans culpabiliser. Sa vie devient légère et agréable: «Sous le soleil chimique de lHeurozac, Antoine découvrit le monde. Il le vit comme il ne lavait jamais vu. Avant, les paysages, lair, les rues, les gens, toute la réalité était affectée par la violence des guerres, par le chômage, les maladies, le malheur quotidien de la plupart des êtres humains. Il ne pouvait admirer le soleil sans penser à ceux, en Afrique, pour qui cette majesté flamboyante était synonyme de récoltes brûlées, de famine. Il ne pouvait apprécier la pluie, car il savait les morts et les destructions quapportait la mousson en Asie. Le flot de voitures dessinait dans son esprit sensitif les images des milliers de morts et de blessés sur les routes. Les titres des journaux avec leurs litanies de catastrophes, de meurtres et dinjustices, cétait cela qui donnait la couleur de son ciel, la température de sa journée, la qualité de lair quil respirait. Depuis quil prenait ses petites pilules rouges, une salvatrice étanchéité était née entre le monde et ses conséquences profondes.»
Sous lemprise de la confortable chimie, Antoine devient capable de suivre la masse, de faire siens les lieux communs et la banalité. Pas besoin dailleurs daller bien loin pour trouver des modèles à suivre: «Après des visites intéressées chez quelques voisins dont il estimait les défenses immunitaires contre lintelligence excellentes, il nota ce qui constitua un décor parfait pour sa nouvelle vie. Un couple de voisins composé dun professeur, Alain, et dune journaliste, Isabelle, lui semblait le cas édifiant dune vie entière consacrée au renoncement à lintelligence. Il les observait depuis longtemps et, au fond de son cur, les admirait: ils étaient si pleinement dans la vie, possédaient si complètement toutes les nuances dune bêtise chatoyante, dune stupidité pure, pleine dinnocence, heureuse et accomplie, une stupidité agréable pour eux et leur entourage, pas le moins du monde méchante ou dangereuse. Alain et Isabelle, avec un sérieux concerné, dun ridicule absolument charmant, le conseillèrent pour remplir son studio. Il récupéra une vieille télévision quil plaça au centre de la pièce comme le symbole régnant de sa résolution. Il scotcha sur les murs des affiches du Roi Lion, de voitures de sport et des jeunes femmes pulpeuses, des photos dactrices et dacteurs qui prenaient lair concerné de génies universels, des photos de personnalités intellectuelles immortelles comme Alain Minc ou Alain Finkielkraut. Au début, cela le choqua, il se sentit mal dans cet environnement stérile. Il se rassura en se disant que grâce à la chimie de lHeurozac, bientôt tout lui semblerait formidable.»
Comment je suis
devenu stupide déborde dironie sur une société de consommation qui valorise les comportements stupides et suivistes, au détriment de la réflexion et du développement personnel. Le style de lauteur est fluide, léger et frais. Il ravira les lecteurs sensibles au sens de lexagération et à la mauvaise foi assumée. Témoin lhilarante description de deux sinistres membres de la famille dAntoine, son oncle Joseph et de sa tante Miranda: «Personne ne les supportait. Ce nest pas quils étaient dangereux, seulement ils narrêtaient pas de se plaindre, de crier et de faire des histoires pour la moindre chose. De charmants bouddhistes ont rejoint les rangs dune milice paramilitaire pour les avoir trop fréquentés. A chacun de leurs voyages à létranger, ils créaient des incidents diplomatiques. Ainsi, ils étaient interdits de séjour dans plusieurs pays: en Israël, en Suisse, aux Pays-Bas, au Japon, aux Etats-Unis. LI.R.A., lE.T.A., le Hezbollah avaient publié des communiqués affirmant quils exécuteraient le couple sil mettait les pieds sur leur territoire. Les autorités des pays concernés ne firent ni ne dirent rien qui pouvait laisser penser quelles y étaient opposées. Un jour, peut-être, larmée osera utiliser le potentiel destructeur de ce couple et lemploiera quand les bombes atomiques se seront révélées trop inefficaces.»
Rien à dire: cet hilarant brûlot contre labrutissement des masses savère foncièrement intelligent!
Florent Cosandey, 24 février 2008