La bonne soupe, Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos

 

Un de mes péchés mignons hebdomadaires, c’est de déguster chaque samedi l’article de Libération co-signé par Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos et consacré au monstre sacré des temps modernes: la TV. D'une plume aigre-douce, ces trublions du PAF dénoncent avec humour l’inanité de la plupart des programmes de la petite lucarne. Dans leur premier ouvrage intitulé La Bonne soupe, ils prennent pour cible un Goliath télévisuel: le JT de 13 heures de TF1. Leur enquête décrypte les raisons du succès de cet OMNI (objet médiatique non identifié) et le danger qu’il représente si on l'ingurgite sans recul. Ou comment l’information de qualité s'est transformée en divertissement futile!

 

Chaque jour à 13 heures, plus de sept millions de Français – 55% de parts de marché – lapent la soupe servie par l’inamovible Jean-Pierre Pernaut. Fruit d’études marketing pointues, ce raout cathodique fidélise en majorité des personnes âgées vivant en Province et se trouvant à leur domicile à l’heure du déjeuner. Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce journal, celui-ci glorifie quotidiennement, depuis dix-huit ans, les «temps anciens», les savoir-faire menacés de nos grands-pères ou les traditions culinaires de nos grands-mères. A contrario, il s’acharne, à coup notamment de micros-trottoirs, sur tout ce qui pourrait amoindrir le porte-monnaie de l’honnête citoyen, sur l’insécurité qui menacerait veaux, vaches et cochons ou sur la paperasse administrative élaborée par d’obscurs ronds-de-cuir. Le tout dans une joyeuse non-hiérarchisation de l’information, un sujet sur la fermeture d’un commerce de clés à molette ou d'une maison de retraite du fin fond de la vallée du Groland ayant la garantie d'être traité avec plus de bienveillance que l’ennuyeuse et compliquée géopolitique mondiale… La rubrique internationale dépasse d'ailleurs rarement la minute…

 

Dans La bonne soupe, Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos vont plus loin que de bêtement se moquer des sujets hautement franchouillards du journal de la mi-journée. Ils démontrent comment, à coup de reportages a priori futiles (sur le dernier savetier de Trifouillis-les-Oies, sur un collectionneur de boîte de camemberts de Branle-Cul-les-Mottes, sur la Fête des géraniums de Perpette-les-Olivettes, etc.), le JT de 13 heures de TF1 impose une idéologie conservatrice, sécuritaire et anxiogène. Jour après jour, avec une régularité et authenticité jamais démenties, le brave Pernaut fait l'apologie d'une France traditionnelle, blanche, propre en ordre, mais menacée par tout ce qui est différent, moderne ou administratif. Du pain béni pour la droite – traditionnelle ou extrême – qui n’a plus qu’à se baisser pour cueillir les fruits de ce lavage de cerveau télévisuel.

 

Les deux journalistes montrent aussi comment JPP, l’idole de la ménagère de plus de 50 ans, prend le téléspectateur captif par la main et lui dicte ce qu'il doit penser et ce à quoi il doit s'intéresser. En matière de politique («vous le savez, on paye trop d'impôts!» ou «vous le savez, l'insécurité augmente!»), de goûts culinaires («vous le savez, la tarte Tatin de ma tata, c'est ce qu'il y a de meilleur!»), de loisirs («vous le savez, la circulation est ralentie en ce jour de départs en vacances!»), de sport («vous le savez, notre compatriote David Douillet est devenu champion olympique! Cocorico!», etc. Les petits commentaires «pernaugraphiques» ont d’ailleurs le don d’irriter les deux journalistes de Libé: «Avec ses commentaires d'avant et d'après sujet, Pernaut se met dans la peau du téléspectateur, se fait le miroir des indignations et des réflexions qu'on entend de l'autre côté de l'écran sur le canapé ou au zinc (…) Il est avec nous, assis à la table de la salle à manger ou sur le canapé du salon.»

 

Les chroniqueurs de Libé constatent également que le «13 heures» développe sa propre actualité, «qu'on ne voit ni ne lit, ni n'entend nulle part ailleurs», en écumant inlassablement les cafés et les marchés de la France «d'en bas» pour y recueillir l'avis d'experts populaires, genre Madeleine (experte en augmentation du prix des tomates) ou Georges (expert en hivers d'antan). Les sujets franco-français, qui bannissent tout intervenant institutionnel, font le plus souvent appel aux bas instincts du citoyen lambda et le confortent dans ses idées reçues. Les reportages offrent ainsi une tribune de choix aux buralistes trouvant «que l’augmentation des taxes sur le tabac, ça commence à bien faire!», aux automobilistes allergiques aux alcootest qui «tuent nos petits troquets» et aux chasseurs qui exècrent «ces salauds d’écolos qui nous empêchent de rouler en 4x4 et veulent réintroduire l’ours dans nos vallées». Ce journal n’est cependant pas exempt de contradiction: Pernaut pourra un jour s'insurger contre la pose de radars entravant la liberté des honnêtes conducteurs et, le lendemain, dénoncer le fait qu'aucun radar n'ait été installé sur un tronçon dangereux…

 

Tant que ses courbes d’audience feront saliver les annonceurs et rougir de jalousie et de rage l’ensemble de ses concurrents, le «13 heures» de la Une continuera d'exploiter à fond le filon de la bonne vielle France provinciale et de prendre les téléspectateurs pour des enfants qu'il y a lieu de caresser dans le sens du poil. Loin de nous l’idée de nous moquer des personnages «typiques» qui «peuplent» les reportages de la «bande à Pernaut». Après tout, construire une Tour Eiffel en allumettes ou cuisiner des cassoulets à la mode d’antan sont des activités aussi dignes de respect que celle consistant à publier des notes de lecture sur le web. Mais ne nous y trompons pas: TF1 ne fait rien pour venir en aide concrètement aux gens qu'elle porte au pinacle dans son journal. Pour s'en convaincre, il suffit de constater que la publicité qui encadre le JT de 13 heures n'est pas celle de petits artisans ou commerçants de la France profonde mais bien celle de géants industriels mondialisés, qui se moquent éperdument du «local».

 

Plus grave, ce journal est devenu un tel succès en termes d'audience qu'il déteint chaque jour plus sur le reste de l’information télévisuelle, à toutes les heures et sur toutes les chaînes, privées comme publiques. La «treizeheurisation» de l’information gagne du terrain et accentue la tendance cynique consistant à développer des programmes TV vides de sens, destinés uniquement à offrir aux annonceurs des parcelles de cerveau de «téléspectateurs-consommateurs». En dénonçant l'«hydre de la mi-journée», Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos accomplissent un acte de civisme majeur. Pour ne rien gâcher, leur style vif et enjoué nous pousse à dévorer leur ouvrage à la vitesse grand V. Quelle joie de constater qu'il existe encore de vrais journalistes, animés par une vraie quête de sens!

                                                       

Florent Cosandey, 18 avril 2006