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Porté disparu - Fernando Arrabal
par Alice Granger

Editions Stock.

Extrêmement intéressant, ce livre de Fernando Arrabal, sur son père disparu, sur sa mère et aussi, en fin de compte, sur lui-m&ecir../dossierpdf/arrabalportedisp.pdfe; Melilla en Afrique, sa condamnation à mort changée en réclusion à perpétuité en 1937, ont fermé les choses comme un théâtre, un théâtre de la cruauté, pour l'enfant Fernando Arrabal, sa mère, ses grands-parents, et aussi en fin de compte tous les Espagnols de cette époque totalitaire, ainsi que Franco, à qui Arrabal envoie une lettre .
Tous ces personnages réels, enfermés entre eux par le coup d'Etat organisé par Franco et ensuite par le régime totalitaire, sont des personnages de théâtre. C'est étrange comment, dans ce théâtre ( adolescent, Arrabal construit des théâtres en papier puis en bois ) dont l'espace a été délimité par la prise de pouvoir par Franco, théâtre qui s'est ouvert-fermé pour l'auteur par la disparition physique de son père arrêté pour sa fidélité envers le régime démocratique, l'amour mis en scène entre la mère et le fils, une sorte d'amour total de la mère sacrificielle pour son fils surdoué, se mélange presque avec la prétention du régime totalitaire de faire le bien de tous les Espagnols qui doivent dès l'école jurer leur amour à cette Espagne franquiste qui leur veut tant de bien. L'amour de la mère pour le fils seul avec elle, bénéfice secondaire de la disparition de son père, et aussi l'amour du fils pour la mère, encore glorifié dans la lettre qu'il lui envoie pour ses 90 ans, est aussi d'ordre totalitaire. Amour total. Tout l'amour de sa mère, qui n'arrête pas de dire qu'elle s'est sacrifiée pour lui. Tout au long du livre, Arrabal fait apparaître le rôle actif de la mère, sa coopération pour la condamnation de son mari, ses lettres horribles au prisonnier, le fait qu'elle ne lui envoie très vite plus de colis, puis préfère qu'il aille dans un asile d'aliénés lorsqu'il est libéré en 1941 plutôt que de l'accueillir chez elle. Dans ce théâtre de la cruauté, l'enfant et l'adolescent Arrabal vit sous le régime totalitaire de l'amour de sa mère comme si elle-même avait réalisé son désir incestueux de tuer le père pour que le fils ait tout l'amour pour lui. Par quel torero, en fin de compte, le taureau est-il mis à mort?
Ce qui est extrêmement intéressant dans ce théâtre de la cruauté, c'est que Arrabal dit qu'il n'y a pas à juger sa mère, que personne n'a le droit de la juger. A un certain point, on se demande s'il faut même juger Franco. En lisant cet extrêmement beau livre, on a l'impression que même le jugement de Franco ne peut se faire qu'à travers une pièce de théâtre. Une façon très personnelle et très intelligente, très fine, de porter un jugement sur le régime franquiste à travers sa propre histoire si intimement liée à lui. Fernando Arrabal ne peut pas juger sa mère, dont il donne pourtant tant de preuves de la culpabilité dans la disparition de son mari, parce que lui, il l'aime d'un amour total, aussi. Le fils embrasé d'amour dans l'amour total. Mettant en scène cet amour encore si fort lorsque la mère a 90 ans, le fils met en scène le bénéfice total qu'il a, en termes incestueux et donc forcément en termes de cruauté, à la disparition de son père. Même dans la pauvreté, il vit comme un fils de gens aisés. Comment le fils pourrait-il dénoncer la paille dans l'oeil de sa mère s'il a une poutre dans son oeil à lui? Comment le jugement pourrait-il advenir, dans ce théâtre de la cruauté? N'est-ce pas la disparition du père, en 1941, sans trace, sans cadavre, laissant entendre qu'il s'en est allé vers une autre vie en coupant tout lien avec l'ancienne, qui donne la réponse? N'est-ce pas là que se joue la transmission d'un message essentiel entre le père et le fils? Comment sortir de l'amour total, voire totalitaire fantasmé par le fils, et aussi par la mère, comment sortir de la culpabilité d'avoir voulu si fort, si cruellement, réaliser cet amour incestueux ? Simplement en disparaissant, sans cadavre, comme le père. En advenant à une autre vie, en coupant le cordon ombilical avec le régime totalitaire qui n'est pas seulement celui de Franco, mais aussi celui de la mère. C'est ainsi que Fernando Arrabal est parti de son pays. Et est devenu auteur de pièces de théâtre.
Le fils, celui mis en scène dans ce livre, est aussi l'auteur du théâtre de la cruauté. Un théâtre de la cruauté que des êtres ont vécu vraiment.
On pourrait raconter ainsi: le fils, incarné par Franco, désire plus que tout avoir pour lui seul tout l'amour de sa mère et être son unique amour, il désire que tout se referme sur le théâtre de leur intense amour. Alors, il fait arrêter le père, qui d'ailleurs est peut-être un mauvais mari car il sort, va ailleurs, boit, donc ne se soucie pas de la mère comme il devrait, ne se contente pas de son amour. Le fils incarné par le général Franco fait condamner le père à mort, puis c'est une réclusion à perpétuité, puis c'est une condamnation à être un malade mental, puis c'est une disparition ailleurs, sans cadavre. L'auteur, le fils, en écrivant-vivant la pièce de théâtre, peut mettre en scène en quoi il est comme Franco, jouissant de l'amour totalitaire de sa mère qui, telle l'Espagne franquiste est refermée sur elle-même, et en quoi il n'est pas comme Franco, en quoi l'amour total ne le satisfait pas totalement. Le jugement, c'est le désir d'autre chose, c'est le deuil de cet amour incestueux, c'est le point de fuite qu'incarne son père. Le coup de théâtre dans ce théâtre de la cruauté, c'est non seulement cette sorte d'identification entre le fils et Franco, fils animé d'un désir totalitaire réalisé dont il jouit jusqu'au bout des bénéfices secondaires, fils qui a accepté de tout son corps et de toute son âme l'amour total donc qui est à ce titre aussi coupable que sa mère, mais c'est aussi l'absolution par la sortie sans retour possible en suivant le point de fuite qu'est le père disparu. Le fils, ce n'est pas seulement le fils incestueux et totalitaire, c'est aussi ce point de fuite. La morale de ce théâtre de la cruauté, ( Arrabal écrit qu'il doit à son père sa formation morale ) c'est que personne ne peut juger vraiment du dehors un régime totalitaire qui s'est emparé de son propre pays sans se demander en quoi lui aussi y participe, et en quoi finalement il ne le soutient plus.
Fernando Arrabal, en fuyant son pays pour aller habiter ailleurs, a ainsi compris comment retrouver son père, un homme fidèle envers et contre tout au régime démocratique, à travers sa propre vie.

Alice Granger

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