par Philippe Nadouce
En novembre 1989, la nouvelle tombe comme une bombe sur lopinion publique espagnole : Camilo José Cela est prix Nobel de littérature !
Une liesse nationale emporte le pays ! LEspagne enfin, se retrouve au premier plan ! Elle fait encore pâle figure au milieu des ténors de la C.E.E -elle vient dy être admise-, parent pauvre qui, plein dhumilité et dapplication, sest aligné tant bien que mal sur les économies puissantes du vieux continent au prix dun lourd tribut et dune reconversion industrielle qui a fortement fait pâlir lauréole dont le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol de M. Felipe González sétait vu gratifiée lors des premières élections démocratiques en 1982. Mais cest pour elle une première reconnaissance au sein dune Europe qui laccepte les bras ouverts et affirme ainsi une volonté de pardonner, de tirer un trait sur lisolationnisme culturel, politique et économique qui la caractérisée depuis le XVIIIe siècle.
Toutes les chaînes de télévision et lensemble des médias bricolent à la hâte des biographies et des panégyriques du nouveau héros national. On le voit partout avec sa jeune épouse, Marina Castaño, déguster, couvert de miel frais, la " tetilla ", le fromage typique de sa région (La Galice). On fête sa " rusticité ", son franc parlé et les blasphèmes qui le rendirent célèbre pendant le franquisme
Pourtant quelques réactions dissonantes se font entendre, loin, très loin, dans les rangs de lélite intellectuelle dAmérique Latine. Ernesto Sabato, pour ne citer que lui, va même jusquà dire que le jury de Stockholm décerne parfois son prix à " des enfants ". Mais ces voix qui sélèvent outre Atlantique ne trouvent aucun écho en Espagne ; la déification de Camilo José Cela a commencé et rien ni personne jusquà sa mort, survenue le 17 janvier 2002 à lâge de 85 ans, ne pourra inverser le processus.
Amnésie et dissimulation
Camilo José Cela a régné sans ombrage sur les Lettres espagnoles (en Amérique Latine sa renommée, nous lavons vu a toujours été plus mitigée) de 1989 à 2002 en ce sens quil na jamais été " violenté ", tancé ou sommé dexpliquer ses agissements lors de lépoque franquiste. Il recevait tout au plus de légères " admonestations " de la part des intellectuels quand transparaissait trop nettement dans les médias son mépris pour les " pédés " et les " gouines ", ses reproches aux " excès " de la jeunesse, ses amitiés pour certains ex dictateurs bananiers, etc., quand il giflait et poussait dans une piscine un journaliste qui lavait maltraité, " calomnié " dans une critique littéraire peu favorable.
Son passé de " censor de revistas ", son passé dintellectuel franquiste tout court, quant à lui, ne fut que très rarement mis sur la sellette durant cette période. Cest ce qui explique en partie pourquoi les jeunes générations ignorent totalement qui était cet homme ; le dernier prix Nobel espagnol en date; prix Nobel donné le paradoxe est de taille-, en reconnaissance à la modernité et au progressisme de lEspagne démocratique avait toutes les caractéristiques réactionnaires de lAncien Régime à qui il devait tout.
Cette ignorance de la jeunesse en matière dhistoire immédiate et, dans un sens plus général, lamnésie et la dissimulation du peuple espagnol, de ses élites politiques et intellectuelles en ce qui concerne la Guerre Civile, ses atrocités et ses implications au plus haut niveau dans le pouvoir de lEspagne daujourdhui, na pas manqué de surprendre des penseurs comme Jorge Semprún, Javier Cercas et toute une génération de jeunes intellectuels, historiens et sociologues espagnols désireux de voir se lever la chape de plomb scellée sur la pensée critique du pays depuis la mort de Franco.
Il y a de quoi sétonner, en effet, et lorsquon a la chance de vivre en Espagne, lorsque lon connaît bien le pays, létonnement fait même très souvent place à lincrédulité ! Les exemples sont innombrables mais on peut se limiter à ceux-ci : le cas Pinochet, par exemple. Outre limpact que provoqua la décision sur le plan international et la reconnaissance unanime du geste de Baltazar Garzón, le petit juge madrilène qui avait lancé le mandat international contre lex dictateur, laffaire fit couler des torrents
dencre en Amérique Latine et dans les secteurs de la pensée espagnole les moins enclin
à prêcher loubli historique.
Comment se faisait-il que lEspagne voulût faire le ménage au Chili alors quelle-même navait pas encore commencé à le faire chez elle ? La question était dure et ressemblait à une accusation. Après la mort de Franco, durant la " transition démocratique ", les deux parties, les vainqueurs de la Guerre Civile terminée 43 ans auparavant et les héritiers des vaincus, sûr du verdict à venir des urnes, se mirent daccord pour ne juger et emprisonner personne. Tous les crimes furent pardonnés ! LEglise, les assassins, les tortionnaires, les militaires coupables de massacres et dexécutions sommaires pendant la guerre et la dictature furent laissés en liberté et maintenus dans leur fonction pour ceux qui exerçaient encore. Les autres continuèrent à recevoir leur pension de blessé de guerre ou de fonctionnaire du parti !
Lautre exemple touche lidentité du dernier prix Nobel espagnol de littérature, M. Camilo José Cela. Quelle place lui réserver au panthéon des hommes de lettres espagnols ? La grande majorité de la presse espagnole et de très nombreux secteurs culturels ont hâtivement fait leur choix quand, à sa mort, ils qualifièrent son premier livre, " La famille de Pascual Duarte ", et a fortiori une bonne partie de sa production littéraire, duvre anti-franquiste ! Lincrédulité fait place à lindignation ! Rappelons que Cela résida pendant toute la dictature en Espagne, que son livre, publié en 1942, à lépoque où une terrible répression fauchait encore les rangs des vaincus (Los rojos) ne fut pas censuré, pas un seul instant inquiété. Camilo José Cela fut même pressentis, par le délégué national de la Presse Juan Aparicio, un falangista à lépoque tout puissant dans le monde des Lettres, comme un " auteur modèle et haut représentant de la narrative de la nouvelle Espagne de Franco". Ce premier livre anti-franquiste, connut un grand succès en Espagne dès sa sortie et fut très apprécié dans les nouveaux milieux politiques de lépoque qui ne virent à aucun moment une attaque contre leur mode de pensée. Bien au contraire, comme le rappelle Javier Cercas : " La famille de pascual Duarte ne put être lue que comme une constatation de la tragique nécessité de la guerre, considérée de cette façon, comme une espèce de catharsis durgence qui nettoya le pays des Pascual Duarte qui le pourrissaient ".
Ces deux brefs exemples illustrent le malaise de la société espagnole actuelle qui
refuse de regarder derrière elle. Il est vrai que dun point de vue purement historique, le temps passé depuis les épouvantables exactions de la guerre (rappelons que les horreurs de la répression firent plus ou moins le même nombre de victimes dans chaque camps), et surtout, voilà ce qui est réellement important, depuis la mort de Franco en 1975 ; ce laps de temps est bien court dans lhistoire dun peuple. Ne dit-on pas quil faut entre 70 et 100 ans pour que toutes les séquelles et les traces passionnelles dune guerre disparaissent totalement dune culture!
Une partie des employés de lAdministration daujourdhui, exerçait déjà au milieu des années 70. Il faut savoir que tous les fonctionnaires sans exception devaient jurer et signer leur loyauté à Franco et à ses idées. Il en est de même pour ceux, qui aujourdhui, dans les médias et la culture, défendent la démocratie à corps et à cris et qui jouissent, à peu de chose près, de la même liberté daction quà lépoque de la dictature. Camilo José Cela nest quun de ceux qui ont survécu aux remous de lhistoire. Il en existe beaucoup dautres ! La malaise de la société espagnole daujourdhui est provoqué par les questions que les jeunes générations font à ces hommes-là. Générations qui revendiquent lhonnêteté historique, qui cherchent la vérité pour pouvoir tout simplement exister dans le monde de demain. Cela suppose évidemment que les masques tombent ; que les structures de linformation, de la politique et de léconomie qui senracinent dans lépoque franquiste, terminent une bonne fois pour toute leur mue et décident daffronter avec courage le mensonge dans lequel ils ont vécu tant dannées.
Vingt-sept ans après la disparition de Francisco Franco une ironie toute espagnole précise toujours quil est mort dans son lit-, nous ne sommes encore quau début de ce processus de normalisation La mort de Camilo José Cela, loin dêtre la date qui représentera ce changement fondamental de la société, est néanmoins loccasion unique dans lhistoire de la modernité espagnole- de prendre conscience que le processus déclaircissement historique est irréversible et que ceux qui veulent la vérité finiront par lobtenir.
Madrid, le 23 mai 2002.
Philippe Nadouce est écrivain, dramaturge et journaliste.
Il réside en Espagne depuis 1988.