par Alice Granger
Editions Fayard.
Dans son livre "Pourrons-nous vivre ensemble?", Alain Touraine analyse la mutation irréversible de la société partout sur notre planète. C'est ce qu'il appelle la démodernisation. Sur ce fond de changement inéluctable, il esquisse la possibilité d'une autre façon de vivre ensemble, et de réussir enfin la modernisation. Dans ce paysage négatif, chaotique, surgit quelque chose de positif et de constructif.
C'est l'autonomie croissante des faits économiques par rapport aux Etats, c'est la mondialisation des marchés, qui instaurent la crise et le chaos dans nos sociétés. Le monde est en train de vivre un choc libéral beaucoup plus vif que la révolution industrielle, et qui fait exploser tous les contrôles politiques.
Nous ne pouvons plus espérer de l'Etat, des politiques, qu'ils fassent respecter un ordre universel. Nous ne pouvons plus attendre d'en haut, du Prince, qu'il sauvegarde un Etat de Droit de plus en plus mis à mal. Nous ne pouvons plus nous déléguer vers le haut. Nous sommes seuls, tels l'orphelin ou tels l'immigré, en face du changement incessant. Peu à peu, nous comprenons que nous ne pouvons plus compter que sur nous-mêmes pour réussir un projet de vie, sur la voie de la maturité, de la responsabilité, de la solidarité et de la reconnaissance de l'Autre.
Qu'est-ce qui ne tient plus? C'est le modèle classique de la société. Un modèle inspiré de la philosophie des Lumières, et que même l'ère industrielle n'a pas transformé dans le fond. Quand vient le moment où il n'est plus possible de croire au rôle protecteur, presque paternel, d'un tel modèle, nous devenons aussi plus lucides et critiques, et nous apercevons tous les aspects négatifs de cette société qui se désagrège.
Le modèle classique affirmait la valeur universelle d'une conception rationaliste du monde, de la société, de l'individu. Il s'agissait de remplacer l'autorité religieuse, incarnée par le Roi, par l'autorité politique. Le pouvoir du peuple définit la démocratie. L'individu devait correspondre parfaitement au collectif, au nom d'une raison qui imposait de brimer les passions et les différences. L'égalité entre les citoyens passait par le renoncement par chacun d'eux à toutes sortes de choses considérées comme inférieures par rapport aux valeurs dominantes définies par la culture des Lumières. Une seule culture était la vraie, l'universelle, et toutes les autres devaient se sacrifier. C'était le triomphe de la raison sur les traditions, et la violence était donc institutionalisée. Nous avions une société organisée par la loi, par les institutions. Il y avait la croyance en l'Etat de Droit, et au triomphe du progrès. Cet univers des Lumières s'avère à nos yeux comme un héritage de l'univers religieux. Il s'agissait pour le bon citoyen de croire à une transcendance politique, où les conflits étaient limités par la religion du progrès. Chaque citoyen devait s'identifier à un ordre du monde, à un groupe social, à une tradition. A travers l'enseignement et les valeurs que devaient intérioriser tout bon citoyen, se forgeait un Moi ayant intégré les normes et les valeurs dominantes, au détrimant de valeurs considérées comme marginales.
En fin de compte, ce triomphe absolu d'un principe central d'ordre s'avère contraire à la modernité. Nous voyons que s'est imposée une classe dominante avec le développement du goût du pouvoir d'une élite. Alors, nous comprenons que cette idée de pouvoir populaire était encore très proche du pouvoir monarchique, et qu'il n'est pas étonnant qu'elle ait nourri la plupart des idéologies autoritaires.
Nous prenons conscience d'une colonisation culturelle, de l'imposition d'un mode de vie dominant au monde entier. La modernité rationaliste a éliminé comme contraire à la raison, à son universalisme et à son instrumentalisme technique, de nombreuses cultures. Et ne sommes-nous pas encore dominés par l'image arrogante des empires coloniaux et des bourgeoisies conquérantes? Nous Européens, ne considérons-nous pas encore de manière suspecte le multiculturalisme? Au nom de quoi posséderions-nous le monopole du sens et du pouvoir? Comment une majorité peut-elle attribuer à sa manière de vivre une valeur universelle, et, dans cette optique, ne parler qu'en terme d'intégration des immigrés, qui devraient donc gommer leur culture pour une autre supérieure?
Avant même de concevoir un projet de vie qui tienne compte du changement incessant de notre société, nous devons donc prendre acte que ce qui est en crise, c'est l'emprise d'un Etat identifié à des valeurs universelles sur la société. Est venue la fin de la domination des catégories politiques sur les catégories sociales. Il s'agit, pour chacun de nous, de reconnaître que l'idéologie du peuple éclate et est remplacée par la pluralité des intérêts, des opinions et des cultures. La définition de la démocratie comme pouvoir du peuple subordonne la diversité de la société à l'unité du pouvoir politique, et maintenant cela s'avère autant insupportable que dérisoire puisque ce pouvoir est impuissant face à la mondialisation de l'économie.
L'heure est venue de renoncer à tout principe à la fois politique et culturel, national et social, d'unité. S'amorce une désaffection vis à vis des politiques, qui est l'indice d'une maturité intérieure. Lorsque les dieux de la Cité ou de l'Histoire vieillissent et meurent, la liberté devient intérieure. L'idée démocratique ne peut plus en appeler, contre les pouvoirs mondiaux, à un principe supérieur à eux, mais à une résistance personnelle.
La chose vraiment importante, c'est qu'est en train de naître un Sujet personnel, responsable et résistant, qui va de pair avec la chute de l'ordre politique et de ce qu'on a nommé société. Un Sujet qui se désidentifie du citoyen modèle.
Ce sujet se forme dans une souffrance spécifique au changement qui instaure une sorte de chaos. Chacun de nous vit une dissociation entre une uniformisation imposée par la mondialisation des marchés et une culture à laquelle on tient et qu'on serait tenté de faire protéger par une communauté refermée sur elle-même.
Face au changement, il y a trois attitudes possibles. Les deux premières sont encore comme un refus de se prendre en main, et une façon de s'en remettre, comme avant, entre les mains d'un ordre supérieur. La troisième attitude est celle du Sujet acteur de sa propre histoire, responsable, ayant atteint la maturité.
La première attitude consiste à se laisser manipuler par la société de masse et de consommation, en fuyant toute référence à soi-même, en n'étant plus qu'un être de désir en rupture avec tout principe de réalité, en croyant que la liberté c'est la libération pulsionnelle. La deuxième attitude consiste à s'en remettre à des communautés, sectes ou nationalismes de toutes sortes, qui, en échange d'une adhésion totale promettent de protéger l'individu contre les risques du changement. Dans ces deux attitudes, infantiles, il est évident qu'il n'y a aucun Sujet personnel qui décide de sa propre vie. C'est la société de consommation ou le chef de la communauté qui énoncent leurs diktats.
Nous voyons donc que le Sujet personnel, acteur de sa propre histoire, se forme par un double désengagement. Il se dégage d'une part de la société de masse, et d'autre part de l'univers protecteur de la communauté, pour se sentir en quelque sorte dans la position de l'immigré, qui a tout à faire en arrivant au pays du changement incessant. Le Sujet s'éveille par la conscience d'une dislocation, dans ce temps de mutation. Il est de partout et de nulle part, son Moi part en morceaux. Il sent grandir en lui une force d'opposition au pouvoir des stratèges économico-financiers et aux miroitements des chefs de communautés. Il aspire à ce qu'il y ait une réintégration de l'économie et de la culture. Son projet est celui d'une reconstruction. Sur la voie de l'effort pour résister au déchirement de la personnalité, il mobilise une expérience et une culture dans des activités techniques et économiques. Le Sujet, c'est l'effort de l'individu pour être acteur de sa propre histoire, ce qui le pousse aussi à avoir une part active dans l'organisation de la société. Un principe non social, le Sujet, est ainsi au coeur du social, en allant du Sujet personnel au Sujet politique. Sujet, qui est un principe non institutionnel de reconstruction de la modernité.
Ce Sujet se constitue sur le deuil d'une société ancienne. Comme par la disparition d'un Prince qui, d'en haut, décidait au mieux pour lui. Abandon d'un Moi qui, jadis, intégrait les normes morales universelles dictées par la société occidentale dominante. Le Sujet s'est désidentifié, il a laissé beauoup de choses, il va maintenant vers l'individuation. Il résiste au déchirement du monde moderne. Il est habité d'un courage solitaire, mais aussi d'une force d'action collective. Il sait que la bataille sera désormais incessante, jamais gagnée définitivement. La modernité qu'il se promet de réaliser, avec d'autres Sujets, se fera sur la ruine de tous les concepts d'ordre venus d'en haut.
La société politique nouvelle sera l'association volontaire d'acteurs sociaux résistant à toutes les logiques impersonnelles du pouvoir. La base est la reconnaissance de l'Autre comme Sujet et acteur, quelle que soit son origine. De toute façon, chacun est un immigré, dans la société en changement. Chaque Sujet aura à veiller à la construction d'institutions justes.
Le conflit central qui s'instaure dans notre société est celui que mène donc le Sujet, qui est en lutte à la fois contre le triomphe des marchés, et contre les pouvoirs communautaires autoritaires. C'est un conflit culturel se jouant contre l'uniformisation de la société de masse. Le droit pour chacun de vivre sa différence.
Belle définition du racisme par Alain Touraine! Le racisme contemporain fait de l'Autre un anti-sujet pour exprimer son malheur et sa honte de n'être pas un sujet lui-même.
L'acteur, capable de s'engager dans un conflit de société pour la construction d'institutions justes, n'est pas un révolutionnaire. Les actions révolutionnaires rêvaient de purification sociale, politique, ethnique, en éliminant tout ce qui était considéré comme contraire, et cela a permis l'apparition des pouvoirs totalitaires.
Dans la nouvelle société proposée par Alain Touraine, c'est le Sujet qui assure l'unité de la vie sociale. C'est autour de l'idée de Sujet que doivent se reconstruire la vie sociale, l'action politique et l'éducation. Dans une telle société, doit pouvoir s'affirmer le droit et la possibilité effective pour tous les êtres humains de donner sens à leur existence et d'échapper aux déterminismes sociaux. Bien sûr, le devoir de solidarité doit se développer. La vie sociale se construit d'en bas. La société devient multiculturelle, puisque tout ce qui fut considéré comme inférieur, marginal, par rapport aux normes universelles imposées depuis les Lumières par une culture dominante revit maintenant, n'est plus censuré.
Beau livre, finalement non pessimiste, ouvert sur autre chose.
Alice Granger