par Alice Granger
Editions Pierre Tisseyre (Québec).
En France on peut se procurer les romans de J-F Somain à la Librairie du Québec ou le réclamer vigoureusement à son libraire!!!
Ce roman québécois bien écrit montre de manière exemplaire comment la militance pour un monde meilleur, pour une société idéale et égalitaire, pour la justice, pour venir en aide aux gens exploités et démunis, s'enracine dans tout autre chose, qui n'a rien d'altruiste. Par exemple la passion amoureuse au sortir de l'adolescence. Par exemple le goût de dominer embusqué derrière la guérilla menée pour donner une vie meilleure aux paysans misérables.
Karine, une jeune Américaine en quête d'un sens à sa vie, tombe passionnément amoureuse d'Ernesto, un Sud-Américain engagé dans la lutte révolutionnaire clandestine afin de libérer les paysans des Landes du joug des cruels militaires. Karine se précipite à son tour aveuglément dans la militance, passeuse ignorant qu'elle se prête à des transports de drogues, d'argent, de faux papiers. La seule chose qui compte pour elle, bien plus que son altruisme pour les malheureux paysans des Andes, c'est la relation amoureuse avec Ernesto, qui est comme une injection d'héroïne, ce à quoi elle est totalement dépendante. De son côté, Ernesto voit dans l'amour que lui porte Karine un miroir qui lui confirme qu'il est le plus fort, le meilleur.
La passion de Karine se situe dans une logique qu'on pourrait dire adolescente de la drogue, elle se shoote à Ernesto, elle croit que cette aventure est un remède à son mal-être, elle veut perpétuer une notion totale de la jouissance, et les paysans exploités ne sont qu'une représentation de ce qui, dans sa vie et sur terre, bride cette jouissance totale. Elle mettra tout le temps de son aventure à comprendre que ce qu'il faut perdre, pour devenir adulte, c'est cette passion de la jouissance totale, mortelle. Comme lui dit Jean-Claude, l'ami qui constamment l'écoute et la confronte à la réalité, il ne faut jamais que ce qu'on perd soit plus fort que ce qu'on gagne. Cette phrase est la clef pour entendre ce roman.
La guérilla révolutionnaire que mènent dans les Landes Ernesto et son réseau se fait en réalité pour le trafic de drogue, et satisfait chez Ernesto son terrible goût du pouvoir. En fait, peu importe les paysans, dont on empoisonne les rivières par les produits chimiques nécessaires au traitement de la coca. Peu importe les vies, les massacres, les tortures, forfaits à propos desquels révolutionnaires et militaires sont à égalité.
Karine, revenue de ses illusions sur cette militance révolutionnaire qui a pour but secret la guerre pour le contrôle de l'économie de la drogue et des armes que se livrent les révolutionnaires et les militaires en réalité tout à fait d'accord sur l'argent que ce trafic procure, veut tuer le colonel Vargas qui, victorieux dans cette guérilla, a réussi à tuer Ernesto. Ce crime qu'elle veut accomplir, c'est comme si elle ne voulait pas encore perdre, comme si ce qu'elle allait gagner n'était pas encore plus fort que ce qu'elle a perdu. Finalement, elle y renonce. Elle laisse se perdre l'état de jouissance totale. C'est elle-même qu'elle a réussi à sevrer de la logique de la drogue inhérente aussi à son amour-passion, son amour-fusionnel.
On peut donc lire ce roman de différentes manières : soit roman de l'ambiguïté des bons sentiments et de l'altruisme, qui masquent une terrible passion du pouvoir et de l'argent ; soit roman sur le deuil de l'enfance accompli par une jeune femme, entendu qu'il y a peut-être aussi dans cette histoire un deuil de la mère à vivre, mère morte pendant son adolescence, mère peut-être pas tout à fait étrangère à l'amour fusionnel de Karine pour Ernesto, un amour où elle se confond avec lui corps et âme, où littéralement elle tombe en amour. Son voyage au pays des cadavres fréquents est peut-être aussi un voyage pour honorer une morte, pour s'acquitter d'une sorte paradoxale de devoir, dire à quel point total elle a aimé, comme une drogue, cet état total, qu'elle peut laisser maintenant qu'elle sait que c'est aussi la mort, que ça ne laisse de place pour rien d'autre, et que c'est la séparation que lui lègue sa mère qui tourne vers la vie.
Alice Granger-Guitard