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Ingrid Caven - Jean-Jacques Schuhl
par Alice Granger

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Editions Gallimard (L'Infini).


Dans ce livre magnifique, Jean-Jacques Schuhl réussit à écrire le destin exceptionnel d'Ingrid Caven, chanteuse et actrice allemande, parce qu'il a eu l'idée lumineuse de la mettre, à la conclusion du roman, en contraste absolu avec une jeune femme d'aujourd'hui, en rollers dans une rue de New York, accrochée à un camion, qui pousse un cri inhumain, un son, femme devenue machine, le son semblant avoir définitivement remplacé la voix, cette voix qu'est au contraire devenue Ingrid Caven.
Dans ce contraste absolu, qui permet à la biographie d'une artiste d'un autre temps de mettre aussi en lumière ce qui a changé dans le monde d'aujourd'hui, on pourrait voir deux interprétations absolument différentes, l'une allant à contre-courant de l'autre, d'un même scénario concernant un drame originaire.
Dans une version, celle d'Ingrid Caven, la voix merveilleuse permet de retrouver autrement, dans l'instant, l'état de béatitude d'avant l'écorchement originaire que racontait la terrible maladie de peau et l'allergie dont elle souffrait. Dans la deuxième version, celle du monde d'aujourd'hui, celle que joue la fille en rollers accrochée au camion, le son inhumain qu'elle produit témoigne de ce qu'elle se trouve dans un bain de sons comme dans la vie fœtale, c'est le cri d'une naissance inversée, c'est l'effacement et la dénégation de l'écorchement originaire.
L'une, Ingrid Caven, frôle le risque de mort et lui échappe par la voix, le chant, le cinéma, sa maladie de peau et son allergie lorsqu'elle était enfant et adolescente faisant penser à un processus de rejet immunitaire d'un certain état étouffant de symbiose originaire. La peau à vif, écorchée, d'Ingrid Caven, les bandages qui lui couvrent le visage et le corps dans son enfance et son adolescence, disent l'événement toujours aussi douloureux de la séparation matricielle sanguinolente, événement qui reste vif, qui insiste des années durant comme pour signifier que cette séparation est une question de vie et de mort, qu'elle, Ingrid Caven, veut vraiment se séparer, elle le dit par les plaies sanguinolentes de sa peau, elle rejette ce qui l'englobe matriciellement, elle prend ce risque du rejet immunitaire, pour vivre. Elle naît à la vie par la voix, dans un corps musical.
L'autre, la fille en rollers accrochée au camion, n'est pas du tout dans un processus de rejet immunitaire, elle est à l'aise dans cet univers de sons et emportée passivement par tout ce qui décide pour elle et que représente le camion, elle baigne, si vivante, dans ce qui l'entraîne, elle s'est reconnectée par le cordon ombilical-camion.
Contraste aussi entre ce temps de guerre, ce paysage de ruines, lorsque la petite Ingrid Caven chante avec sa voix merveilleuse Douce nuit pour des soldats allemands commandés par son père, dans une petite et froide garnison près de la Baltique, sous le portrait géant d'Hitler, donc contraste entre ce temps de ruines, comme s'il fallait absolument partir de ruines originaires pour s'incarner dans la voix, et le monde chaotique d'aujourd'hui, où il s'agit d'une autre guerre, celle qui entre comme les sons et le discours de la fête par les oreilles, celle qui propose la régression euphorique du tout baigne. Pas par hasard, Ingrid Caven petite fille prend avec sa grand-mère le train du retour qui, à l'aller, servait à emmener à la mort les Juifs. Train vers la vie, compte tenu qu'en sens inverse c'est la mort. Au contraire, la fille en rollers accrochée au camion ne prend-elle pas, comme beaucoup de gens de notre temps tentés par l'euphorie perpétuelle, le wagon de l'aller?
Ce qui compte, dans la vie d'Ingrid Caven adulte, voix extraordinaire, actrice pour laquelle le masque, le maquillage, c'est important comme une autre peau que la peau matricielle, ce sont ces hommes amoureux d'elle, Fassbinder qui fut son mari, Yves Saint Laurent, Charles qui est l'auteur lui-même. On a vraiment l'impression qu'elle leur est vitale, à chacun de ces hommes. Que souvent, pour eux, il y a un jeu avec la mort, quelque chose de sombre, qui se dit par l'usage des drogues (Fassbinder finit comme ça) et que d'un autre côté il y a Ingrid Caven, que cela balance d'un côté et de l'autre. Des hommes timides, qui parlent peu, et qui, avec Ingrid, sa voix, sa présence, Ingrid qui n'a plus ses problèmes de peau et d'allergie, se mettent à parler comme si par elle ils s'arrachaient un peu à l'ombre. Des hommes célèbres, mais pour lesquels la part d'ombre est importante, qu'elle se dise par la drogue, l'homosexualité, le goût pour les mannequins, etc… Fassbinder meurt, quelques jours avant il lui avait demandé de rester, elle n'était pas restée, la part d'ombre et de drogues emporta le metteur en scène.
Des hommes accrochés à elle, à sa voix, à son corps musical, et elle qui ne reste pas, Fassbinder est mort, Yves Saint Laurent semble avoir perdu quelque chose d'essentiel, Charles, lui, écrit la biographie d'Ingrid pour la retrouver dans l'écriture en tenant compte de la perte. Pour chacun de ces hommes, et justement parce qu'elle est devenue par sa voix et son chant une artiste dont la présence est forte, irrésistible, vitale, elle représente l'écorchure originaire, parce qu'elle ne reste pas. Le roman raconte qu'en agonisant, Fassbinder écrivit, au verso d'une feuille de papier comportant sur son recto une partie de scénario d'un film, un synopsis de la vie d'Ingrid Caven, les treize premiers points concernant des événements réels de sa vie, mais tous les points suivants étant imaginaires et confondant sa fin tragique à lui avec celle qu'il lui prédit, une fin sombre aussi, drogue, crime, suicide, tout cela finissant sur un sourire. Et Charles, lui, toujours en train de couper la parole à Ingrid. Comme s'il s'agissait, en effet, de coupure, de destruction, de disparition, de séparation originaire d'avec elle.

Alice Granger 

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