par Alice Granger
Editions Stock.
Sujet de ce roman: à trente-sept ans, un enfant adopté fait rechercher ses parents géniteurs, et plus précisément sa mère, par un cabinet de détectives. Le roman s'écrit pendant le temps de la recherche, dans l'attente du résultat.
Il sait déjà qu'elle s'appelle Jeanne. Jeanne Valade.
Cette recherche sur ses origines semble gommer l'histoire de son adoption, son histoire depuis l'âge de 12 jours. La métaphore incarnée qu'est sa mère adoptive ne réapparaîtra vraiment qu'à la fin du roman, enfin acceptable même si elle est ordinaire. En attendant, il a repris son premier nom, et les liens avec la famille adoptive se sont distendus.
Le roman est, à la lettre, une écriture de gestation. Un tissu placentaire, répétitif, avec très peu de points, dans lequel le tissu matriciel d'origine embryonnaire (ce que le romancier produit à partir de lui-même, de ce qu'il peut imaginer) vient à n'en plus finir s'imbriquer avec le tissu matriciel d'origine maternelle (ce que le romancier ignore, qui est hétérogène à lui mais follement imbriqué à lui depuis qu'il sait le nom). Ecriture placentaire. Avec les deux parties hétérogènes de cette matrice qui s'écrit par ce roman. Et tout l'aspect de rejet immunitaire qui est inhérent au processus de la naissance se dit par cette phrase du romancier à propos de cette mère inconnue: elle est pire qu'une bête car une bête n'abandonne pas ses petits. Rejet immunitaire de cette tumeur qu'est le f?tus grossissant dans le ventre, de ce poids. Rejet qui est une question de vie et de mort. L'hétérogénéité de l'enfant en gestation par rapport à la mère ne cesse aussi de se dire par le fait que le romancier imagine que l'enfant a été conçu par un viol. Ou par un inceste. Donc que cette tolérance de ce quelque chose d'étranger en gestation devient peu à peu intolérable. Pour aboutir au rejet, à l'abandon. De ce point de vue, la mère gestationnelle rejette, abandonne toujours. Ensuite, même si, à travers la métaphore incarnée qu'elle est après la naissance elle semble la même elle est toujours une autre, pas si différente que ça d'une mère adoptive.
Le temps de la recherche par un détective privé met l'enfant abandonné de trente-sept ans (dans ce roman il est plus l'enfant abandonné que l'enfant adopté c'est-à-dire l'enfant qui devient comme les autres enfants) dans une sorte d'état de flottaison et d'apesanteur. C'est pendant les vacances, il s'est quasiment enfermé chez lui, seul. Une solitude rythmée par les coups de fil au cabinet de détectives. Dont les réponses entretiennent l'incertitude. Cette incertitude qui rend fou, dit-il. Comme est en effet folle cette écriture placentaire qui n'en finit pas de tisser un tissu enfermant, répétitif.
Mais il y a un bénéfice secondaire certain à se présenter à ses amis comme un enfant abandonné en train de rechercher ses parents géniteurs, et surtout sa mère. Ses amis, Olivier, Anthony, Claude, Christine, Natcha, auxquels dans le roman il ne cesse de dire qu'il dit ceci et cela, sont en somme des enfants ordinaires, des enfants qui ont une mère et un père qui sont les mêmes que les parents géniteurs, et lui, face à eux, est différent, il est extraordinaire, il n'est pas comme eux. Il relie à lui, en faisceaux, ces amis qui suivent pas à pas sa recherche. Il est, par rapport à eux, et dans ce temps gestationnel où il est littéralement avec tout son corps foetal en état de flottaison, leur jumeau (le placenta est aussi appelé jumeau, et il y a tout un imaginaire du jumeau que chacun aurait eu et perdu en naissant, cet autre qu'on était avant, dans le tissu en réseau de l'univers matriciel). Il s'accroche à cette identité-là qui fait qu'il y a un intérêt étrange focalisé sur lui. À travers lui, ses amis se connectent au temps global d'avant naître, et d'avant la déception d'avoir une mère ordinaire.
Lorsque, à la fin du roman, une Jeanne Valade réelle est repérée comme étant probablement la vraie mère, l'enfant abandonné est déçu. Elle est si ordinaire. C'est là qu'il réalise que sa mère inconnue, qui est sa mère matricielle, reste par la force des choses introuvable, perdue comme l'est le placenta, et donc que la mère d'après la naissance soit apparemment la même ou qu'elle soit une mère adoptive, quelle importance, si aucune d'elles, même étant une métaphore incarnée de ce qui a été perdu, ne peut vraiment coïncider avec l'inconnue, l'incertaine. Cela est une certitude, une certitude qui rend fou aussi longtemps que la séparation irrémédiable et la perte ne sont pas admises. L'enfant abandonné renoue le contact avec sa mère adoptive. La métaphore incarnée qu'elle fut, pas si mal que cela, est admise, ainsi que toute la dimension métaphorique de la vie. La Jeanne Valade retrouvée n'est finalement pas la bonne, mais quelle importance, si la bonne elle-même aurait produit le même effet d'être une autre ordinaire par rapport à celle recherchée et imaginée.
Le roman se conclut par une chute, qui évoque aussi bien une naissance qu'un suicide. Mais alors le suicide du double foetal.
Alice Granger