par Alice Granger
Editions Albin Michel.
?Dans ce roman dont le titre est "Mon père" jamais l'auteur n'écrit "ma mère". Jamais. Comme si "ma mère" était un autrefois à jamais séparé, et que "mon père" lui-même l'avait rendu impossible, accaparant pourtant depuis toujours sa fille pour une étrange raison.
En dehors de son père, un libraire qui gagne mal sa vie, qui a un regard toujours un peu triste, et qui donne à sa fille toute sa culture, qui coule de lui à elle, elle ne s'intéresse pas vraiment, et elle est toujours un peu dépressive.
Elle vit en entretenant, comme elle l'écrit, son père. Comme si elle était née pour cela: entretenir son père. Comme si elle n'avait pas d'autre raison de vivre, comme si elle était en état perpétuel d'addiction par rapport à cette mission dont elle ne finit pas de s'acquitter. Alors, c'est pour lui qu'elle travaille.
Certes, d'autres hommes entrent dans sa vie, mais cela ne dure pas. Toujours son père revient, lui dit qu'elle ne doit pas gâcher sa vie, et peut-être revient-il toujours monopoliser sa vie pour lui faire entendre quelque chose, pour que cela s'imprime pour toujours, tandis qu'elle, qui pense être pour lui tout à la fois sa fille, son fils et sa mère, n'en finit pas de ne pas entendre encore, ne pas lâcher prise?
Lorsqu'elle croit s'être enfin séparée de son père, partie avec un homme, c'est le bleu qu'elle rejoint, une sorte de bleu matriciel, océanique, une sorte d'autrefois intemporel bleu, flottant. Mais le père fait irruption. Elle revient de ce bleu régressif, voire dépressif. Ramenée toujours à l'ordre du père, perfusée par lui. Comme en attente d'apprendre le secret de sa naissance, le pourquoi elle est née, ce dont elle s'acquitte auprès du père tant qu'il est vivant et que se lit dans son regard la perte, tant qu'il semble regarder à n'en plus finir la perte en regardant sa fille, qui fait auprès de lui la fille, le fils, la mère.
C'est après la mort de son père, mort dont elle n'arrive pas à se remettre, c'est alors que plus rien ne l'intéresse, qu'arrive une lettre d'Italie, une lettre d'un frère dont elle ignorait l'existence, un frère qui désire auprès d'elle en savoir plus sur son père, sur la séparation entre son père et sa mère, sur le silence de sa mère à propos de ce père inconnu.
Ce frère arrive à Paris, fait irruption dans sa vie, ressemble tant au père, et dans l'investigation qu'ils sont à deux à mener, c'est le père qui commence à dire un secret de naissance, qui se lisait pourtant dans son regard triste, toujours comme ailleurs. Une vie de son père qu'elle ignorait, où elle n'était pas, où elle ne comptait pas, et que son frère italien matérialise, lui le fils.
Nous apprenons que le père, autrefois, pendant la deuxième guerre mondiale, eut en Italie une liaison à jamais inoubliable, que cette femme s'appelait Helena, et qu'il eut avec elle ce fils, le fameux frère qui débarque à Paris dans la vie de la narratrice. Helena, l'unique amour de son père, Helena auprès de laquelle il voulait rester à jamais, et auprès du fils qui scellait cet amour. Mais la guerre les sépara, et ce fut comme une coupure de cordon ombilical. Après, il ne fut plus possible au père de revenir à ce temps on pourrait dire matriciel de l'amour unique. Séparé pour toujours. Mais inoubliable. Le père, au regard si triste, resta à contempler cette perte toute sa vie, les yeux rivés sur une rive inaccessible, celle du pays de la mère encore plus que de cette femme perdue.
Dans une lettre écrite par son père à Helena, et que celle-ci n'ouvrit jamais, une lettre que la fille lut enfin comme si elle contenait le secret de sa naissance, le père dit qu'il désirait la retrouver, elle et leur fils, et que la fille qu'il avait eue à Paris, elle ne comptait pas pour lui, elle représentait la séparation. Le père nomma justement sa fille Helena, du prénom de la femme qu'il aimait et dont il était séparé à jamais. Sa fille Helena était à la fois ce qui séparait le père d'avec cette femme aimée unique et ce qui l'unissait encore à elle. C'est pourquoi la fille Helena en savait inconsciemment long sur son père, en disant qu'elle était pour lui à la fois la fille, le fils et la mère, en l'entretenant.
Car cette femme italienne, Helena, en se présentant comme unique et impossible, n'est-elle pas plus une mère qu'une maîtresse pour le père?
En même temps, tandis qu'avec son frère elle découvre que son père avait en réalité une autre vie, une autre vie psychique, que celle qu'il vivait presque en exclusivité avec elle, tandis qu'elle ne peut qu'admettre la vie privée de son père avec une femme, alors son père aussi inscrit une séparation pour elle, un impossible qui va pouvoir enfin substituer à son mode de vie jusque-là autre chose, la découverte du secret de sa naissance, c'est-à-dire une séparation, son père enfin entendu lui donne accès à une chose nouvelle pour une chose perdue avec lui. La métaphore paternelle. Et ce n'est plus un malheur pour une fille que d'avoir un père
Car cette fille est enfin quitte de ce pourquoi elle est née en comprenant qu'elle a été pour son père ce qui lui a permis de continuer à ne pas être totalement séparé de son amour, en la voyant il ne cessait de voir encore la première Helena comme s'éloignant mais encore visible, la fille, la deuxième Helena, représentant l'état d'addiction de son père, et aussi de dépression. C'est dire si la fille Helena fut aussi une fille désirée par son père. Elle n'entretenait pas seulement son père en lui donnant l'argent de son travail, travaillant pour son père, mais elle l'entretenait du point de vue de ce dont il était à jamais dépendant, elle entretenait son addiction, par elle il était toujours en train d'être séparé, donc la séparation n'était jamais encore accomplie, elle pouvait durer une éternité, cette fille était la drogue d'un père déprimé, d'un père s'emportant dans les flots bleus d'un amour ancien toujours entretenu.
Ce livre, "Mon père", raconte donc la passion d'une fille n'en finissant pas de s'acquitter de ce pourquoi un père l'a désirée. Il l'a désirée pour entretenir éternellement une vie dont elle était absente. La fille, découvrant qu'elle s'est effectivement bien acquittée de ça, peut se sentir quitte. C'est ainsi que j'ai lu ce roman. ??
Alice Granger Guitard
12 janvier 2003