par Alice Granger
Editions Gallimard, collection L'Infini.
?Qui veut échapper au processus planétaire de décérébration méthodique qui advient désormais par le règne du divertissement, de la marchandise, du profit et de son calcul, des réseaux, doit lire absolument ce livre de François Meyronnis.
Qui veut inventer sa propre tête, penser vraiment, et ainsi devenir un scissionniste doit lire ce livre.
Qui veut faire partie des Fidèles d'Amour et retrouver le goût de l'aube doit lire ce livre.
Qui refuse de se faire dérober sa naissance par la présence spectrale, la présence fantôme qui, désormais de partout et de nulle part ne veut plus lâcher les baskets de personne, doit lire ce livre.
Quant à moi, je dis merci à François Meyronnis pour un tel livre.
Tout était symbole, et puis cette cohérence s'écroule. Tous étaient reliés, enchaînés par les réseaux planétaires à la présence spectrale s'occupant d'eux et surtout faisant un calcul sur eux, un profit calculable, les deux bords du symbole étaient recollés, à force de rituels, de fêtes, de spectacles et de divertissements, déniant la naissance par une bulle matricielle revenant reprendre à jamais, et puis, par ce livre de Meyronnis, cette belle cohérence s'écroule.
Elle s'écroule parce que Meyronnis développe sa pensée en repartant des débuts de la métaphysique occidentale, il repart de ce début de partie qu'est Platon. Il poursuit jusqu'au bout, jusqu'à la possibilité d'inventer sa propre tête, de sauver son cerveau, jusqu'à qualifier le cerveau supérieur par un acte de scission, en rejoignant le travail amorcé par Heidegger de destruction de l'ordre métaphysique. Il retrouve les Fidèles d'Amour, Parménide et sa Déesse bienveillante, Sollers bien sûr, les poètes, Rimbaud, Lautréamont, Artaud, Nietzsche, tous ceux qui s'échappent. Nous sommes, dit-il, à l'ère du nihilisme achevé, ère où Dieu a été remplacé par ses ombres l'homme et la science, mais cette catastrophe n'est que la conséquence arrivée à son terme d'une erreur qui est au fondement de la métaphysique occidentale et de sa version chrétienne depuis le début.
Le moteur secret du nihilisme achevé est le refus, depuis le début, depuis Platon, du nihil par la métaphysique occidentale. Il y a donc eu une pierre rejetée, le Néant, dont François Meyronnis, avec infiniment de génie, fait la pierre d'angle d'une "vita nova" dont la condition est un cerveau qui peut à chaque instant se désamarrer de tout ce qui l'enchaîne par envoûtement, par addiction toxique à la chimie des divertissements parfaitement programmés, calculés et changeants dans l'immense laboratoire planétaire faisant désormais l'élevage expérimental des humains.
Naissance. perte définitive des enveloppes matricielles, de cette présence-bulle, vertige, abîmes tourbillonnants, sensation de naissance. Nihil. Néant. Rien. Nihil, pour dire qu'on disparaît de cet état d'"embullé". C'est irréversible. Ensuite, toujours cette sensation de vertige, c'est-à-dire du primat de la naissance. Sensation qu'il n'y a plus de présence limitante-enveloppante dont être dépendant sinon c'est la mort, et l'Etre, ce qu'il constate de plus ouvert, de plus élargissant, c'est que c'est avec son cerveau, avec le langage, qu'il va être lui-même, être unique et singulier, aux commandes de sa vie, incroyablement libre, quitte d'avoir à compter sur la présence et d'être en dette avec elle.
Quel que soit le degré de vulnérabilité de "l'étant", et donc sa dépendance, les commandes, ce qui est en absolu premier, c'est toujours les capacités cérébrales, seul à seul. Le cerveau "parallèle", comme l'appelle Meyronnis, s'y exerce et s'y entraîne dès la naissance, et toujours dans une sensation de naissance. Il est indispensable d'avoir foi en cette capacité cérébrale dès la naissance, et ne pas laisser les calculs se faire comme si les humains n'étaient que des êtres vulnérables virtuellement morts si la présence à travers toutes ses manifestations ne s'en occupait pas. Sensation joyeuse de penser-être, dans une dimension intransitive de la vie, sans avoir besoin de se laisser littéralement plagier par cette présence, sous ses diverses formes, qui, dans une entreprise de falsification généralisée se fondant sur le postulant du manque, du risque certain de mort sans elle, lui dicte comment vivre, consommer, se laisser élever en pur être de besoin.
Au contraire, une erreur, une perversion, au fondement de la métaphysique occidentale et jusqu'au nihilisme achevé de maintenant, fait que l'être, au lieu de se fermer dans la joyeuse sensation de pouvoir par les capacités de son cerveau qui se désamarre de ce qui l'enchaînait être aux commandes de sa vie en liberté infinie parce que le nihil, le Néant, l'a conduit à ce point infini, à ce punto où sont virtuellement toutes les possibilités, serait en proie au manque. Il virerait au non-être, et cette présence, présence matricielle qui devrait être morte avec la naissance, enveloppes placentaires mortes, cette morte revient vivre sur le postulat que l'être sans elle est virtuellement mort, bref il lui doit tout, la vie ne pourrait se vivre que par le deux et une bicéphalité. L'être est un non-être qui ne survit que grâce à la présence revenue, cette présence étant du suprasensible, de la transcendance donnant du sens au sensible dans le platonisme, ou bien étant un dieu créateur à partir du chaos dans la version chrétienne de la métaphysique, ou bien encore étant désormais une chose omniprésente et déterritorrialisée, par la technique, la science, les réseaux et les marchandises qui programment tout de la vie des humains.
En fin de compte, jamais comme dans le nihilisme planétaire la présence revenue, partout et nulle part, déterritorialisée par l'instantanéité, par la transmission des informations à la vitesse de la lumière, n'a autant réussi son plagiat. Alors, c'est la mort qui vit, la mort entendue comme ce qui enveloppe de partout et de nulle part toutes les activités des humains comme s'ils avaient été recapturés dans la matrice maternelle, et comme si leur cerveau était incapable de faire aussi bien que cette présence, comme si elle savait pour lui, comme si elle avait dû tout faire pour se mettre dans son cerveau à lui, via un rapport addictif toxique provoqué par la chimie des divertissements envoûtants. La mutation a eu lieue lorsque la capacité de destruction totale de la planète est devenue techniquement possible, la menace planant sur l'humanité faisant des humains des êtres virtuellement morts et en survie grâce à tout ce qui s'occupe d'eux qui n'ont plus qu'à parcourir un intervalle entre la maternité et le cimetière en en profitant au maximum de ce qui est préparé pour eux expérimentalement par la présence spectrale en réseaux.
C'est ainsi depuis les débuts de la philosophie occidentale, mais le développement technique et scientifique a en quelque sorte rendu la présence folle de son pouvoir, a provoqué sa mutation de telle sorte qu'enfin elle a été sûre qu'elle pouvait s'immortaliser, que la mort (mort des enveloppes placentaires avec impossibilité de revenir et ainsi de dénier l'événement de la naissance) serait enlevée de son programme comme dans un processus de cancérisation et ses folles possibilités de se métastaser partout, et alors elle a pu lâcher à la fois la transcendance et Dieu, elle avait les moyens de vraiment falsifier la réalité par ses productions aux profits parfaitement calculables si l'être est censé n'être que de besoins, donc si l'être est un non-être.
Jusqu'à l'emballement technologique et scientifique, la présence, cette mort qui se met à vivre partout et nulle part, avait besoin de l'aide d'une sorte de père complice avec elle, que ce soit dans le platonisme ou avec Dieu. Jusqu'à l'emballement biotechnologique et scientifique, la présence, c'est-à-dire en quelque sorte le retour fou des enveloppes matricielles comme si la naissance n'avait pas eu lieue ( elle n'aurait eu lieue que comme produisant un être totalement vulnérable entre les mains de la présence et lui perpétuant tout son pouvoir totalitaire de vie et de mort, tout en signifiant la mort pour les capacités cérébrales d'être seul aux commandes de sa vie pour l'être humain, cette mort persistant à vouloir vivre dès le début de la métaphysique occidentale comme si la matrice ne voulait jamais perdre son ftus mais se le remballer à jamais), était, heureusement, impuissante à revenir capturer l'être naissant en faisant un calcul sur sa vulnérabilité, sur sa mortalité. Alors, pour dénier le nihil, le Néant, le fait que soudain avec la naissance il y a un changement absolu pour l'Etre, il n'y a plus rien tout autour qui était jusque-là une sorte d'entrave tout en étant vitale pour lui, soudain la révolution a eu lieu, le Néant s'impose à la place de la présence dont la mort était programmée pour qu'advienne la naissance, alors pour dénier ce nihil, pour que la présence-mort s'éternise en rejetant le Néant tout en tirant son pouvoir total de lui, il y a la complicité d'une transcendance, qu'elle soit platonicienne ou qu'elle vienne d'un Dieu créateur qui vient, par la création, reproduire ce qui était tombé dans le chaos. Pour que la présence, dont la caractéristique est qu'elle est d'inspiration matricielle, est qu'elle prétend perpétuer pour l'être humain un état littéralement ftal comme s'il n'était qu'un non-être en puissance devant être relié à des enveloppes pour survivre, puisse s'éterniser en emportant un non-né dans son giron, il fallait, avant la mutation techno-scientifique amorcée avec les Temps Modernes, une complicité extérieure. Comme il paraît qu'une cellule cancéreuse, pour se développer jusqu'aux métastases, a besoin de la complicité de tout l'environnement sain, car c'est une cellule très fragile, de même la présence, jusqu'à pouvoir devenir cette présence-fantôme, spectrale, et redoutablement efficace de maintenant, a eu besoin d'une complicité que l'on pourrait dire paternelle, une complicité responsable de la réduction de l'être naissant au non-être virtuellement mort, totalement vulnérable, responsable de la dénégation de ses capacités cérébrales se développant justement sur la base du Néant, sur l'Axe du Néant, à partir de cet événement, le processus de néantisation, le processus de naissance. Il a fallu une complicité paternelle, transcendantale, ou d'un Dieu, fasciné en quelque sorte de son pouvoir de donner du pouvoir à la présence matricielle revenue par-delà la naissance alors qu'elle aurait dû mourir, se décomposer, disparaître. Complicité fascinée par l'image idéale de cette présence enveloppante revenue recapturer en son giron son ftus, son Ouroboros, son reptile qui se mord la queue, et réduction au cerveau reptilien et des émotions. C'est vrai depuis le début de la métaphysique occidentale, sauf que depuis l'emballement bio-technico-scientifique cette présence qui s'est éternisée en ôtant de son programme la mort est devenue non plus invisible, comme une promesse, comme de l'espérance, mais s'est totalement matérialisée, jusqu'à pouvoir même s'infiltrer dans les cerveaux par toute une manipulation sophistiquée des neurotransmetteurs, manipulation qui commence par les divertissements envoûtants.
Il s'agissait, et il s'agit plus que jamais, de remballer l'être humain à sa naissance. Un esprit de vengeance s'exerce, depuis Platon, contre le Néant, contre le temps, dont l'erreur de la métaphysique est de le réduire à quelque chose qui passe, à un manque de présence. Se venger de la néantisation, de la disparition vertigineuse de la bulle matricielle. Vaste entreprise de dénégation de cette néantisation. Remplacer la néantisation par l'éternité. Par l'idée de cette présence qui, même invisible, enveloppe de promesse, d'espérance. Ensuite, l'homme sera même capable de penser cette présence, je pense donc je suis, et la science et la technique produiront de la présence matérielle, comme une multiplication folle et incessante de l'épaisseur placentaire vascularisée autour de son Ouroboros. Et toujours l'être sera pensé à partir du deux.
C'est Heidegger qui commence à comprendre que le temps ce n'est pas ce qui passe, ce qui manque. Qui commence donc l'entreprise de destruction de l'ordre métaphysique, et qui s'éloigne aussi de Descartes. Qui dérobe au diable son morceau, qui distingue absolument l'Etre et l'étant, et reconnaît au temps une quadridimentionnalité. Une quatrième dimension du temps met en tension, fait tenir ensemble les trois autres, le passé le présent et l'avenir, une simultanéité "empêche" le passé et "réserve" l'avenir, le présent pulse. Un temps intercalaire indisponible, un Rien, configure le "il y a".
Le grand secret, écrit Meyronnis, c'est qu'il y a identité du langage avec le lieu du Néant. Il y a une parole derrière la parole. Ce que les poètes, les mystiques, les écrivains savent bien. Une parole qui ne sert pas à communiquer. Une parole poétique. Dire cette part réservée de l'être, dire l'unique et le singulier, le génie. Et entrer en conflit, en guerre, contre cette malfaisance déterritorialisée et omniprésente, en refusant de n'être qu'un membre interchangeable de l'immense élevage d'êtres humains divertis à mort et téléguidés pour leurs désirs, leurs projets, leurs goûts, leurs performances, la forme de leur intelligence.
Meyronnis nous dit que, plus que jamais au moment où le mal s'est vraiment muté en malfaisance généralisée et fonctionnant comme en pilotage automatique, il faut cette grande Déesse du poème de Parménide, qui apprend au jeune homme à ne pas se laisser posséder, envoûter. Dans le verbe "envoûter", il y a "voûte", la bulle voûtée matricielle, il y a la recapture du né dans le non-né, il y a le remballage du né en ftus bien dans ses baskets.
Meyronnis nous parle aussi, entre autres, de Maldoror qui prie les lecteurs d'arracher les bras de leur mère ou de leur sur.
Il évoque cette jouissance et cet amour intransitif qui se désamarrent aussi du plaisir d'organe. Intellect d'amour.
Il écrit que notre état irréductible, impossible à réduire à un étant dépendant du deux, aucune fée ne nous l'offre au berceau. Bien au contraire.
Voilà. Un livre absolument à lire!
Alice Granger Guitard
16 août 2003