par Alice Granger
Editions Gallimard.
A l'évidence, Milan Kundera est très bien placé pour savoir que, comme pour Ulysse en Ithaque (même si Pénélope fut forcée d'y être fidèle), le retour au pays natal n'est pas possible, même quand la chute du communisme semble le permettre à nouveau.
Ce beau roman exploite les thèmes du communisme, de l'émigration et de l'émigré d'une manière très nouvelle, à savoir comme la question d'une séparation définitive d'avec le pays de l'enfance, le retour ne se faisant en quelque sorte que pour constater que le cercle ne se referme pas, que le point de départ ne se rejoint pas par le point de retour.
Il semble que ce soit après-coup, c'est-à-dire lorsqu'il n'y a plus de communisme et donc plus d'émigré de ces pays-là, que Milan Kundera peut vraiment dire et écrire son expérience, la vraie, celle de la séparation et celle de la solitude comme condition d'accès au registre du désir. Jusque-là, cette expérience de l'émigration, depuis les conditions qui l'ont provoquée jusqu'aux années d'exil en France, n'intéresse personne, comme si elle n'arrivait pas encore à se dire dans sa vérité, face à ces Français qui n'ont pas besoin d'expérience parce qu'ils savent déjà tout, ils savent les souffrances des émigrés avant que ceux-ci la disent et ils les choient dans une étiquette dont profitent ces émigrés comme des bénéfices secondaires rendant plus vivable l'éloignement, et face à ces Tchèques restés au pays qui n'ont aucune curiosité à propos de la vie en exil de ceux d'entre eux qui sont revenus. C'est ça qui est vraiment très intéressant dans ce roman: quelque chose n'arrive pas à se dire, et ce qui finalement arrive à se dire c'est la séparation, c'est l'éloignement des souvenirs, c'est la diminution d'intensité de la nostalgie, c'est que plus rien n'est pareil même là où c'était, que la place n'a pas été gardée, ni les objets, ni même le patriotisme, plus aucun jeune par exemple ne serait prêt à mourir pour sa patrie. Quelque chose n'arrive pas à se dire, car personne n'en est curieux, n'écoute, et ce qui se perd entre ce qui ne se dit pas et ce qui arrive à se dire et à s'écrire, c'est ça qui est intéressant dans le roman. Il y a de la perte. Irrémédiable. Ce qui manque pour toujours, cette béance, plus rien ne la comble, surtout pas un statut d'émigré dans un pays d'accueil qui saurait sa souffrance sans avoir besoin qu'elle se dise parce que ce pays est celui de la Révolution française et des Droits de l'homme, l'émigré en perte de pays natal ne trouve plus d'autre pays qui fonctionnerait pour retarder le face à face avec le manque, la séparation. D'où par exemple cette sorte d'amertume qui se dit à l'égard du pays d'accueil qui, à partir de la chute du mur de Berlin et du communisme, ne vit plus l'émigré comme un émigré puisqu'il pouvait librement retourner dans son pays, et que ce qui était attendu c'était même la joie de son retour qui aurait confirmé la souffrance de l'exil. L'émigré qui ne fut soudain plus vu, plus étiqueté comme tel à partir de la fin du communisme, est abasourdi de ne plus voir d'identité, d'image, comme avant, dans le miroir du pays d'accueil. Or, c'est à cause de 1789, c'est à cause de la Révolution française, et des Droits de l'homme, que la souffrance dans un pays non libéré, qui n'a pas connu cette Révolution, pays en puissance envahi par les chars du communisme qui maintiennent en quelque sorte à terre l'enfant impuissant à se relever qui va fuir aussitôt que la poigne se relâchera, a été reconnue et donc que le personnage de l'émigré a été créé. Mais, exactement deux cents ans plus tard, en 1989, avec la chute du mur de Berlin, il n'y a plus de pays, anciennement communistes, qui puissent passer pour ceux de la souffrance et de l'absence de liberté aux yeux du pays de la Révolution française, alors l'émigré européen disparaît. L'émigré est stupéfait de ne plus être reconnu comme tel par les habitants du pays des Droits de l'homme, il a du mal à admettre que cette sorte d'identité en plus qui le distinguait, paradoxalement, parmi les autres, n'ait plus cours. Cette amertume s'entend distinctement dans le roman.
Milan Kundera l'émigré ne s'attendait pas du tout à un avenir pareil. Les êtres humains ignorent leur avenir. L'ignorance. Il écrit que c'est du présent dont les gens sont conscients. Et encore Car comment les gens peuvent-ils être vraiment vivants dans le présent, dans ce nouvel espace et ce nouveau temps, s'ils ignorent leur avenir, cet avenir que l'émigré ignora longtemps, à savoir cette séparation qui tomba comme le mur de Berlin? Ce roman "L'ignorance" raconte en priorité que l'ignorance de la chute du mur de Berlin, l'ignorance de la séparation, de la perte originaire, de la coupure du cordon ombilical, n'a pu durer que l'intervalle entre deux dates, 1789 et 1989. Il souligne aussi que les souvenirs, et la nostalgie lorsqu'il n'y a pas de conditions présentes pour les évoquer et les entretenir, n'existent en tant que tels que lorsque des paroles, des amis de toujours, les entretiennent. Sinon, même de l'enfance, finalement très peu de chose reste en mémoire. Très peu de chose retient en arrière. C'est l'évocation actuelle, par exemple stigmatisée par l'étiquetage de la souffrance de l'émigré, qui donne l'illusion qu'il est possible de s'attarder en arrière.
Le communisme, dans un contexte qui s'initia avec la Révolution française, offrit la possibilité que se déploient à ciel ouvert beaucoup de choses plus personnelles, par exemple dans le cas d'Irena son émigration a été l'occasion d'échapper à sa mère plus qu'une question politique, Josef voulut fuir l'humiliation d'être immobilisé à terre trop de secondes tandis que tout le monde admirait son père, Gustaf le Suédois vint en France pour s'éloigner de sa famille, et Milada restée à Prague s'engagea dans le communisme pour que, le temps que ça dura, le réseau de relations nouvelles que cela lui offrait lui fasse croire qu'elle avait échappé à l'image de jeune fille pauvre qu'hélas elle redevient ensuite.
La notation sur la façon dont en France on voyait le communisme est très fine. Le communisme, en France, était considéré comme un mal mineur, n'ayant rien à voir avec ces maux terribles, le nazisme et le fascisme. On sent Kundera encore abasourdi, et peut-être en colère, de ce que le communisme n'ait pas été considéré comme un mal pareil à celui du nazisme et du fascisme. Car, écrit-il, le malheur de ces pays européens d'où eux, les émigrés européens, sont venus, c'est l'absence totale d'espoir, que le communisme a stigmatisé comme un tunnel qui n'a pas de bout.
On pourrait rétorquer à Milan Kundera, en lisant simplement ce qu'il dit et écrit dans son intelligent et lucide roman, que l'absence de bout à ce tunnel c'était l'ignorance de ce qui advint pourtant dans leur avenir d'émigrés, à savoir cette séparation qui ne put plus être ignorée. Et ceci est le roman d'un écrivain qui n'est plus un émigré en France, mais d'un habitant au sens fort du terme. En matière de séparation originaire, ne sommes-nous pas tous des émigrés aussi longtemps que nous croyons qu'il existe un endroit sur la planète qui puisse nous faire croire qu'il n'est pas indispensable, vital, de se séparer, de couper le cordon ombilical, pour aller vivre dans le registre du désir?
Alice Granger Guitard
28 avril 2003