par Alice Granger
Editions Fayard.
?Dans cette lettre adressée à tous les citoyens à travers le président de la République, Julia Kristeva nous incite d'urgence à une véritable refondation du pacte démocratique et à un nouvel humanisme, insistant sur le fait que c'est la connaissance et la reconnaissance de la fragilité d'autrui plutôt que son excellence qui conditionne le lien démocratique. Il s'agit encore, dans cette histoire du handicap qui a commencé avec la philosophie des Lumières (par exemple avec Diderot et sa "Lettre sur les aveugles", qui réhabilite la personne déficiente comme sujet politique et comme capable), qui s'est continuée dans sa deuxième phase depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à la loi de 1975 par une affirmation de la responsabilité nationale, et dans sa troisième phase actuelle qui s'est inaugurée en 1982 par l'édiction par les Nations Unies des "Règles pour l'égalisation des chances des personnes handicapées", de changer en profondeur les mentalités.
Avec force et détermination, Julia Kristeva défend la cause du handicapé en poussant chacun de nous lecteur à nous reconnaître nous-mêmes dans notre vulnérabilité, notre handicap singulier, notre déficience, bref elle interpelle avec violence notre propre ressemblance avec ce handicapé, afin que, dans notre société si technicienne, si follement engagée dans la course à la performance et à la facile jouissance, si attachée aux plus forts, nous osions au contraire nous montrer dans notre faiblesse, notre sensibilité. Pour que chacun d'entre nous reconnaisse à la personne déficiente, différente, étrange, son droit non seulement à l'égalité des chances mais aussi son besoin thérapeutique, il est urgent que nous nous reconnaissions à nous-mêmes notre dépendance vis-à-vis d'autrui, notre besoin qu'alentour ça prenne soin de nous, un parmi les handicapés humains.
La personne déficiente, comme chaque être humain sans exception, est en interaction permanente avec le milieu environnant, d'où la très grande responsabilité de cet environnement, que la responsabilité nationale, à partir de la philosophie des Lumières, de l'essor industriel et technique du XIXe siècle prenant en charge les victimes de guerre, des accidents du travail, les handicapés de toutes sortes, a pris en compte. Pourtant, domine encore dans les mentalités la logique médicale binaire, mécaniste, qui met d'un côté les déficients, comme personnes à réparer, auxquelles donner des soins, tout en faisant bien la différence, et de l'autre les normaux, exempts de vulnérabilité, en bonne santé.
Julia Kristeva nous fait frémir en nous rappelant Hannah Arendt qui a si bien mis en évidence à quel point un tas de gens, déficients pour telle et telle raison, étaient considérés comme vraiment superflus sous Hitler et Staline. Et notre mentalité, où en est-elle à ce propos?
Ce nouvel humanisme, à inventer par un changement de philosophie et de mentalité, par la sensibilisation, l'information et la formation, en particulier auprès des jeunes auxquels pour une fois on ne proposerait pas une mission dont le critère principal devrait être de les distraire, a pour précurseurs par exemple le théologien et logicien du XIIIe siècle Duns Scot, et le philosophe Emmanuel Lévinas, pour lesquels chaque humain sans exception est un membre indispensable ainsi qu'une chance pour l'humanité. Duns Scot affirme que la vérité réside dans la singularité (ecceitas) de chacun, irréductible et digne, quelle qu'elle soit, unique. A entendre l'incroyable amour dans cette reconnaissance de la singularité. Lévinas parle du visage qui vise, visage énigmatique qui nous oblige, de l'essence de l'homme en suspens dans sa vulnérabilité.
Et si le handicap nous aidait à réinventer le lien social? propose Julia Kristeva.
En 1980, le Britannique Philip Wood proposa une classification internationale des handicaps, singularisa en quelque sorte chaque handicap tout en le considérant comme émergeant comme sujet dans un environnement social. La France ratifia cette classification en 1988. Mais la France, par rapport par exemple à un pays comme le Canada, est très en retard. Dysfonctionnements, négligences, retards, scandales. Il reste du travail à faire. Que de carences dans les mentalités, que de blocages dans l'accueil des handicapés!
Julia Kristeva propose au président de la République ce thème pour les "Premières Assises nationales des citoyens handicapés": "Sensibiliser, informer, former". Sensibiliser implique d'aller au-delà de l'indifférence confortable, d'admettre d'autres modes d'être et de communication, ancrés dans le monde sensible, et non réductibles à la raison pensable dans laquelle, écrit-elle, se perfectionne l'ère technique. Ces autres modes d'être et de communiquer spécifient la diversité humaine, réhabilitant notamment la communication sensible. Informer implique de déranger les gens dans leur bulle, de les interpeller dans leur vulnérabilité, dans leur singularité, dans leur handicap. Former implique que chacun par solidarité estime indispensable de prendre soin d'autrui qui est, comme soi-même, plus ou moins déficient.
Nous avons envie de dire à Julia Kristeva à quel point nous nous sentons ressembler à son handicapé.
Alice Granger Guitard
14 avril 2003