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Le génie féminin / Colette - Julia Kristeva
par Alice Granger

Alice GRANGER-GUITARD

Editions Fayard.

 

Avec ce troisième tome du "Génie féminin" dédié à Colette, c'est une sorte d'infinie voracité intellectuelle de Julia Kristeva qui semble s'écrire. Cette écriture volumineuse se tresse comme une greffe placentaire, comme un puissant battement sanguin ombilical. Maternité à l'œuvre par l'écriture qui s'épouse sanguinement avec une autre écriture: je suis une mère-fille? Extrême singularité de la fille, Colette, corps étranger, corps immunitaire allergène en puissance, dévoré-intériorisé par la mère Julia qui, par cette grossesse, semble désirer réussir à s'extraire elle-même comme corps étranger se détachant, enfin, finalement, du placenta-France. Colette si française, écrit-elle. Nous entendons tellement de choses de Julia Kristeva l'étrangère si parfaitement immergée dans la culture française, cette façon qu'elle a de s'en nourrir, de s'en incorporer, mieux que des Français on dirait, cette sorte de tolérance immunitaire appropriatrice jusqu'au moment où, corps étranger se sentant trop à l'étroit, il devient urgent de se détacher, de devenir intolérant comme la naissance d'un être singulier, étranger, est un processus intolérant, un processus de rejet de la greffe nourricière.

Il est tellement question, dans ce volume sur Colette, d'une part d'une sorte d'emprisonnement dans la volupté, rossignol pris au piège des vrilles de la vigne (Colette enivrée par le vin du père, par l'initiation conjugale avec le libertin Willy, par l'homosexualité féminine, par l'inceste avec le fils et l'inceste avec la mère, mais aussi Julia enivrée-immergée dans la France au sens large, mais aussi une métaphore fœtale dans ce rossignol emprisonné dans le tressage exubérant des vrilles de la vigne) d'autre part l'inexorable et puissant et vital processus d'arrachement à cette volupté qui piège le corps, processus de naissance pour donner à la lumière le corps étranger. "Ne touche pas, regarde!" dit Sido, la mère mythique de Colette, à sa fille. De tous les sens, la vision est le seul qui manque au fœtus. Il faut être né pour regarder.

Livre sur la tolérance totale ( qui se dit par toute la gamme do-ré-mi-fa-sol de la sexualité adulte et infantile qui est vrille de la vigne, jusqu'à la-si-do qui dit "regarde", c'est-à-dire arrache-toi, sépare-toi, renonce pour naître par un nouvel alphabet, par l'écriture qui lie sens et choses, qui immerge dans la chair du monde) et sur sa suite logique l'intolérance totale comme processus immunitaire de naissance, livre qui s'adresse au corps étranger, singulier, au corps de l'étrangère.

A travers Colette, cette écrivaine si française, Julia Kristeva ne dit-elle pas aussi comment elle a vécu la France, comment elle l'a vécue charnellement développée immergée en elle, comment cette expérience-là peut se condenser dans le mot "maternité"? L'énigme de l'intérêt de Julia Kristeva pour le génie féminin et la maternité ne s'entend-elle pas comme intense, puissant désir de se "refaire" depuis le commencement embryonnaire et fœtal de la vie à travers une œuvre, une écriture, lesquelles sont la même chose qu'un style de vie?

Comment fais-tu, Colette, ma fille, ma sœur, et pourquoi pas, ma mère, ma jumelle, ma semblable, génie féminin tout comme moi, génie féminin pour dire force incroyable de vie, de liberté, pour finalement t'arracher, te séparer, pour réaliser ta transsubstantiation dans la chair du monde, ta chair du monde n'étant bien sûr pas la même que la mienne? Moi, Julia Kristeva, je suis un corps étranger qui a été totalement tolérante à la vrille de la vigne nourricière française. Mais moi, Julia Kristeva, je suis étrangère. Donc, je suis intolérante à ce voluptueux enveloppement qui aura été cependant tout pour moi. Moi, le corps étranger, l'étrangère, je retourne à la-si-do, après l'emprisonnement voluptueux, enivrant, de do-ré-mi-fa-sol, à l'enfance refaite par l'alphabet nouveau, ce temps est retrouvé autrement, au terme d'une expérience à la fois intellectuelle et charnelle, expérience vorace, appétit d'intégration féroce, monstrueux. Du soleil noir à la lumière.

J'ai préféré, dans cet article, dire ce qu'il m'a semblé entendre de l'auteur, Julia Kristeva, plutôt que de faire une critique centrée sur Colette, la bisexualité infantile se fondant sur l'homosexualité féminine et l'inceste mère-fille, sur le temps retrouvé de l'enfance, sur l'immersion par les mots dans la chair du monde qui aurait été très réductrice par rapport à la richesse de ce livre. Car il me semble que le plus important, dans ce volume comme dans les deux précédents sur le "génie féminin", c'est le désir et la force incroyable de travail de son auteur, Julia Kristeva, tendus vers, sans doute, des retrouvailles comme jamais, comme cela ne fut pas ainsi que ce sera. Retrouver ce qui a manqué. Le goût des mots. De l'écriture. De l'alphabet nouveau en échange du déracinement. La force de vie qui est celle de l'étrangère, qui devrait être celle de chacun de nous, me semble un peu malmenée par des termes qui relient encore à la pathologie le fait de désirer envers et contre tout advenir à la lumière de l'enfance soi-disant retrouvée, mais qui est encore plus inventée, qui est le fruit d'une puissance de travail hors du commun, et qui me paraît être le contraire d'une régression, plutôt une très très étonnante maturité.

Alice Granger-Guitard

23 avril 2002

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