par Alice Granger
Editions Gallimard, Collection L'Infini.
Il y a une femme, Lucia, qui met dehors le narrateur, afin que ça se voie, qu'il est en train de mettre sa vie en jeu à travers des phrases. Cette mise dehors est très importante pour lire ce roman. Le narrateur peut de manière visible mettre sa vie en jeu à travers des phrases, par exemple cette pensée de Pascal "Qu'y a-t-il dans le vide qui puisse nous faire peur?", parce que deux femmes, comme deux pôles dans ce livre, ne sont pas ordinaires, elles ont pris pour elles-mêmes une décision, celle d'inscrire le commencement de la vie vraiment mise en jeu, au sens fort, dans une matrice qui met dehors, dans cette sensation que ça nous a mis dehors irrémédiablement, ce qui est, si on y pense, la moindre des choses. Habituellement, les femmes ne passent-elles par leur vie à la dénégation de cette jetée hors du lieu matriciel, avec pour bénéfices secondaires d'être idéalisées pour ce choix sacrificiel?
Lucia a mis dehors le narrateur, et son chez elle matriciel où il aura été reste comme cette chambre qu'elle lui propose pour trois mois au sommet de la tour Evasion. Ce "laisser tomber" s'effectue par une transformation de l'intérieur de Lucia où le narrateur aura séjourné, (cet appartement à l'entrée duquel il laisse tous ces livres qu'il peut aller chercher quand il veut ) en cette chambre au sommet d'une tour d'où, en ce lendemain du 11 septembre, le risque de tomber semble une certitude. Cette traversée entre deux intérieurs, entre l'appartement de Lucia et cette petite chambre d'étudiante au sommet de la tour, est comme la traversée du pont Bir-Hakeim sur lequel le métro s'immobilise, imprimant la sensation du vide sous les pieds du narrateur pris de vertige. Incroyable "laisser tomber"! Le narrateur se sent, par le vertige, par la certitude du vide sous lui, physiquement semblable à cet homme qui, à New York, le 11 septembre, a été photographié en train de tomber d'une des tours jumelles en flammes. Dans le métro immobilisé sur le pont Bir-Hakeim, presque tous les voyageurs sont en train de lire des journaux avec cette photographie en première page.
Le laisser tomber de Lucia donne au narrateur cette intense sensation de vide sous les pieds, et le vertige. Il n'y a rien dessous. L'intérieur de Lucia, c'est ce haut d'une tour d'où elle laisse tomber, non sans savoir cependant que le narrateur a des phrases efficaces pour mettre sa vie en jeu.
Dans le métro, immobilisé au-dessus du vide sur le pont Bir-Hakeim, il y a une deuxième femme, Mara, justement en train de lire un journal avec la photographie de l'homme qui chute de la tour le 11 septembre. Mara offre au narrateur ce journal, c'est-à-dire cette chute. Non seulement elle prend acte de l'événement en train d'arriver au narrateur, cette intense et vertigineuse sensation du laisser tomber, ce vide sous lui, mais elle lui signifie que pour elle aussi cela commence par ce laisser tomber. Mara est le contraire d'une femme installée. Elle a choisi la solitude, une certaine errance, non encombrée, libre.
Si Lucia a été cet intérieur d'où peut advenir dans toute sa violence le laisser tomber, si c'est une tour, une matrice, d'où tomber en se défenestrant parce que de toute façon elle est en train de se détruire de l'intérieur par le choc d'une décision irrémédiable, Mara est cette femme libre qui permet au narrateur de s'apercevoir que sa chute peut s'inverser, que le corps qui chute peut devenir comme un oiseau ouvrant ses ailes et remontant vers le ciel. Par ses phrases, le narrateur qui chute de la tour, avec l'inquiétante sensation de vide et de vertige, devient comme un oiseau capable de s'envoler. Découverte joyeuse que le fait que ça mette dehors, que ça laisse tomber, par l'intermédiaire d'une femme qui a l'intelligence de cela, cela permet à celui qui tombe de mettre en acte et de développer, seul, ses capacités psychiques, comme si cela avait enfin une foi absolue en lui. Tu vas te débrouiller! C'est sûr!
Alors, idylle avec Mara. Qui part. Qui revient. Qui vit dans l'appartement de ses parents dans lequel elle a inscrit un certain aspect dérangé, pas de bibelots, livres empilés, désordre. Tout ceci pour dire que Mara n'a pas besoin que le narrateur lui installe un intérieur. Elle en a déjà un, elle fait avec. En un sens, elle ne lui demande rien. Seulement la joie de se voir de temps en temps. Avec des écarts, des intervalles.
Et le narrateur vit à l'intérieur des phrases qui lui viennent, qu'il écrit dans le cahier qui l'accompagne partout. Ces phrases constituent ce roman. Il y a un abandon à partir duquel le narrateur est comme mis en demeure, d'une manière inquiétante et délicieuse, d'une manière vertigineuse, de trouver un autre intérieur, au cours d'un déménagement qui est comme "évoluer parmi les avalanches", les enveloppes matricielles glissent et s'abîment comme les avalanches froides. Et cet autre intérieur, ce sont les phrases, c'est l'écriture. Le narrateur va dans les librairies voir si son livre y est.
Tandis qu'il met vraiment en jeu sa vie, parce que deux femmes exceptionnelles l'ont un peu aidé par un "laisser tomber", en se faisant avalanches, celui qu'il nomme le Conseiller lui rend de temps en temps visite, comme une crise d'asthme, comme une sensation d'étouffement, de mort imminente, lui désignant la fenêtre, lui disant de sauter, pour qu'il sache ce qu'est le vide. Le narrateur, s'il peut de lui-même faire le saut, c'est aussi parce qu'il a la sensation d'étouffer. Etouffer dans notre temps nihiliste, étouffer dans l'intérieur matriciel confortable, sensation horrible d'être entouré, contenu, de ne pas pouvoir déployer par soi-même les poumons de sa capacité psychique de s'écarter, de se séparer.
Voilà. Un roman dans lequel le narrateur devient un poète. Chutant de la tour par la fenêtre et inversant sa chute en envolée vers une trouée dans le ciel. Rencontrant d'autres poètes. Joyeuse sensation des couleurs, par exemple. Le violet. Les surprises. La disponibilité. Déchirure et ouverture.
Alice Granger Guitard
4 juin 2003