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Bartabas, roman - Jérôme Garcin
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

 

Editions Gallimard. 2004.

 

Lorsque Jérôme Garcin écrit qu'il voudrait retirer le masque à cet artiste qui a réinventé le spectacle équestre, qu'il voudrait percer un secret, lorsqu'il parle du vivant modèle, de qui s'agit-il, pour lui? En lisant ce roman, nous avons à chaque page la sensation forte que c'est plus que de l'amitié fraternelle qui les lie. C'est littéralement un roman sur son jumeau, réincarné en Bartabas, qui n'est pas vraiment de ce monde par sa vie d'artiste unique en son genre, génial centaure. Comme s'il avait voulu écrire qu'il avait, grâce à cet artiste jamais complaisant, sauvage, repris contact avec son jumeau parti dans un autre monde, voilà, nous ne nous ressemblons pas hormis cette même passion du cheval, mais lui a un destin, et moi simplement une vie, lui ne s'est jamais installé, et moi j'ai ressenti très tôt le besoin de m'installer.

Ce jumeau, Jérôme Garcin l'évoque à peine, mais nul doute qu'il imprègne ces pages magnifiques rivées sur lui!

Qu'est-ce qu'un jumeau? Ce n'est pas vraiment un double! C'est autre chose. C'est quelqu'un d'inimitable! C'est Bartabas! Clément Marty est devenu pour toujours Bartabas! Passé de l'autre côté! Du côté du jumeau! Son art est un art de jumeau! C'est un artiste qui sait ça. Qui invente ça! Qui met en scène ça! Avec ces chevaux dont le mouvement libre et sauvage emmène ailleurs, retient ailleurs. En puissance, ces chevaux le retiennent ailleurs, et en même temps, il vient encore et encore, par ses spectacles, vivre de son public.

Impossible de trop s'approcher de lui, de Bartabas ou du jumeau, sinon il recule, sauvage, mais si on l'ignore, il cherche le contact.

C'est qu'il désire passionnément être reconnu…mais reconnu comme jumeau! Son énergie fabuleuse ne semble-t-elle pas vouée à accrocher, littéralement, le public à lui, comme pour renouer un contact ancien, ou bien pour opérer un changement dans l'ordre des valeurs, pour révolutionner les mentalités si figées?

Donc, un jumeau, cet artiste qui sait cet art-là, sera inquiet s'il ne réussit pas. Inlassablement, par de fabuleux spectacles avec les chevaux, il cherche à ramener à la mémoire quelque chose d'ancien transformé, à faire revenir un tissu ancien et éphémère comme ses spectacles, impalpables comme les images de ses spectacles qui ne ressemblent à nuls autres. Cela se tisse, s'invente, et cela s'en va, c'est impossible à retenir, le jumeau s'en va, il reviendra autrement, repartira.

Une énergie époustouflante. Une mélancolie indicible. Le silence. Mais avec sa troupe, il impose sa loi, il est possessif mais n'appartient à personne, il reste inaccessible, il a la grâce indompté d'un cheval en liberté. Apparaître dans l'instant, avec des spectacles équestres sans cesse imprégnés de cultures étrangères, de musiques d'ailleurs, de couleurs d'ailleurs, de philosophies d'ailleurs.

Un jumeau est si différent des autres! L'artiste Bartabas se jumelle littéralement avec son cheval, il se coule dans la lenteur de son âme, dans son galop, dans une relation sensuelle, troublante, il s'échappe, il bouscule, il dessine une harmonie édénique, il invente ce qui n'existe pas. Ce nomade étrange ne cesse pas de venir se faire reconnaître, mais reste lointain après avoir touché. Il reste une énigme. Lorsque le spectacle est fini, il ne reste plus rien, mais une impression forte reste, le jumeau est parti, silence, mais l'enchantement perdure.

Jérôme Garcin sait, évidemment, qu'un jumeau s'éclipse aussi vite qu'il est apparu! Qu'il rejoint le blanc. Alors, il veut en faire le portrait pour, cette fois, retenir un peu plus son jumeau.

Le jeune Clément Marty, futur Bartabas, était déjà intensément attiré par les civilisations autres, la peinture, Malraux le marqua pour toujours. C'est de son enfance que lui vint le goût de mêler les culture, de voyager de l'une à l'autre, de les tisser ensemble, d'oser les métissages. Dès l'enfance, il glisse. Fasciné par Malraux ayant la faculté de rassembler en une seule phrase les cultures du monde entier. Malraux lui ouvrit l'horizon par où glisser, filer, et où trouver matière pour ses futurs spectacles. Invitation magique pour l'ailleurs, l'autre monde, non je ne serai pas de ce monde.

A 9 ans, le futur Bartabas feuilleta un album de tableaux de Picasso et fut terrifié par les chevaux éventrés. C'est pour toujours qu'il a intégré la mort. Ses premiers spectacles en seront imprégnés. Un jumeau, c'est profondément convaincu de ça, de cette fin sanglante, que c'est éphémère, alors ça en joue, c'est le spectacle fabuleux, chimérique, incroyable, puis c'est fini, c'est le déchirement sanglant, ça part.

Le jeune Clément Marty rongeait son frein, était tellement plein d'énergie, trépignait d'impatience, comme un jeune cheval. C'est un accident qui va le libérer. Il s'en va ailleurs, devient Bartabas! Vivre ses rêves! Le pays de l'ailleurs, il l'invente! Préférant au confort une vie précaire, sur les routes, en roulotte. Il s'est définitivement éloigné sans regrets. Comme s'il était mort en tant que Clément Marty, nom auquel il ne répond plus. Un jumeau, c'est quelqu'un qui a choisi de faire mourir la part conformiste de lui-même, la part installée, la part parfaitement bien mise sur les rails, la part prévisible. D'emblée double, il a accompli une véritable opération chirurgicale pour se débarrasser de l'un des deux, afin d'être libre comme le cheval. Jérôme Garcin l'écrit: Bartabas n'a jamais été le double de Clément Marty, mais sa répudiation, son meurtre!

Devenu Bartabas, sa mère dit: "Je l'admire tellement qu'il m'arrive de ne pas le reconnaître". Voilà: le jumeau a échappé à ce que sa mère avait prévu pour lui, pour qu'il soit à l'abri, et alors elle ne le reconnaît plus, mais elle ne peut qu'admirer ce qu'il est devenu sans qu'elle y soit pour quelque chose.

Le début est rupture de cordon ombilical, rupture d'avec tous les conformismes, colère envers tout ce qui, en puissance, dans ce monde, aurait voulu l'emprisonner. Mettre en scène cela! Cela donne le Théâtre emporté! De village en village. Jusqu'au cirque d'Aligre! Esprit d'enfance et barbaries qui choquent! Border line.

Le public est saisi de curiosité, puis fasciné. Mais jamais Bartabas ne veut être victime de son succès! Ne veut pas être récupéré! Veut rester insaisissable! En plaçant son travail très haut! Lorsque la célébrité risque de rattraper ce nomade, ce jumeau, il crée à Aubervilliers le théâtre de Zingaro, qui donne toujours l'impression d'être à la veille d'un grand départ. Jusque-là, ce jumeau de Bartabas allait vers les autres, comme pour les attirer, les relier à autre chose, maintenant on vient à lui, qui reste éphémère, s'amaigrit, se refuse pour mieux se donner.

L'œuvre de transition est l'Opéra équestre, mêlant les cultures, les musiques, le chamanisme, et l'écriture d'une solitude qui s'écarte. Toujours cet écartement, ce refus de la familiarité, d'être un double ressemblant. Il n'est d'aucune manière un double ressemblant. C'est ça qu'il ne cesse de dire! N'espérez pas que je vous ressemble, que je sois votre familier! Je ne veux pas être vampirisé!

Pas question de se laisser déchiffrer! Vraiment à des années-lumière des habitudes tribales d'aujourd'hui! Lui, il invente des spectacles au sein desquels il s'échappe, après s'être montré libre comme ses chevaux en liberté sur scène! Barbare Bartabas.

Dans le film Mazeppa, Bartabas le jumeau monte son cheval sans visage, comme un centaure amoureux. Ne veut pas comprendre le progrès! Ne veut pas comprendre le monde d'aujourd'hui! Solitude de l'homme qui a quitté les hommes qui s'accommodent d'un monde bien figé, bien mort!

Bartabas, avec Chimère, bouleverse New York! Ce pays où les hommes ont toujours dominé le cheval, voici un artiste qui invente un spectacle où c'est le cheval qui jumelle l'homme qui ne ressemble à personne! Impossible de le cloner aux Etats-Unis, pourtant! Bartabas file toujours! Ne fait que passer! Non sans devoir faire le deuil de son cheval préféré, une sorte de fils pour lui, Zingaro, qui meurt à New York!

Il semble qu'une part de Bartabas est partie pour toujours avec son cheval, Zingaro. En quelque sorte, il est devenu encore plus jumeau, plus capable de filer. Dans le spectacle L'Eclipse, une chanteuse trouble l'harmonie et hurle comme la maman d'un enfant mort prend le ciel à témoin. C'est une notation très importante de la part de Jérôme Garcin: en somme, un jumeau l'est vraiment quand s'entend ce hurlement de la maman pleurant un enfant mort, un jumeau a définitivement laissé mourir l'enfant qu'il était, arraché à sa mère, c'est cet arrachement qui est essentiel, qui semble confirmé par la mort du cheval préféré, de son premier cheval, à la suite de quoi plus aucun type d'attachement ne semble plus subsister.

Le spectacle Triptyk met en scène des carcasses de chevaux. Bartabas a changé. Il est passé du baroque à quelque chose de plus intérieur, de plus invisible. Un cheval invisible, qui file. Qui a besoin de musiques très anciennes et très lointaines.

Un roman à lire, car Jérôme Garcin fait plus que le portrait d'un artiste qui ne ressemble à personne! Il nous fait entendre à quel point c'est vital et intense pour lui, cet enseignement artistique venant véritablement d'un jumeau, à savoir quelqu'un qui a, pour lui-même, fait mourir ce qu'il aurait été s'il avait choisi une vie conformiste. Bartabas invente une autre façon de vivre, dans l'éphémère, l'instant, oscillant entre les contacts et la solitude, faisant se rencontrer les cultures, les civilisations, les hommes, toujours ouvert et curieux, et il est très vivant. Le cheval est une métaphore de cette sauvagerie qui veille à ce que le corps ne soit jamais récupéré, par exemple par l'idéologie du progrès et tout autre récupération.

Alice Granger Guitard

19 septembre 2004

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