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Une voix vient de l’autre rive, Alain Finkelkraut
par Alice Granger

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Editions Gallimard.


Ce livre s'organise à partir principalement des témoignages et oeuvres de Primo Levi, Levinas, Jankélévitch, et sur la façon dont la mémoire de la Shoah dans notre société affecte le don de la langue, le rend très difficile au profit de la parole donnée. Le don de la langue, ce n'est pas la même chose que la parole donnée.
Livre qui cherche à donner à autrui , ce mortel dont parle Levinas et qui de l'autre rive se présente à moi, m'interpelle, cet autre dont le visage me vise et dont je réponds, dont je suis responsable, le don de la langue, c'est-à-dire une existence parlant à partir d'une séparation, d'une intériorité, d'une inscription en négatif de quelque chose de perdu mais qui reste comme unique référence, à partir de quoi autrui dira ses propres nuances qui ne sont pas les mêmes que tout le monde ni du divers parmi du divers perdu dans l'équivalence de la parole donnée.
Le don de parole reconnu à autrui, cet autrui mortel, marqué par une séparation originaire irrémédiable a été dénié par la Shoah. Celle-ci a accaparé par le génocide cette inscription originaire de la séparation, donc de la mort à une vie matricielle. Avec Hitler les Juifs ne sont plus que les enfants de l'horreur et pour notre société les témoins des camps restés en vie ne sont plus rien d'autre que des survivants condamnés à ne parler que de cela et donc condamnés à ne plus pouvoir parler à partir d'ailleurs, de la trace à l'intérieur de soi qui fait que les nuances dans les paroles sont toujours singulières. Primo Levi était effrayé de son triomphe comme survivant, et lorsqu'il se demandait, avec culpabilité, s'il n'était pas le Caïn de son frère disparu dans les camps d'extermination, il pensait à ce précieux et vital don de la langue, ce don qui ne peut jaillir et s'organiser qu'à partir de la perte originaire et toute la vie se rythmer à partir des séparations qui font repartir de la source c'est-à-dire de cette séparation, ce don de la langue que Hitler a monstrueusement enlevé aux morts des chambres à gaz, et qui est aussi enlevé aux survivants lorsque la société ne les entend plus que comme témoins du génocide. Réduit à n'être plus qu'un survivant, triomphant même comme écrivain des camps, Primo Levi, privé du don de la langue par lequel il aurait pu parler de l'autre rive c'est-à-dire de sa vie avant le camp par exemple, privé de ce don originaire par le fait qu'on lui a donné la parole comme survivant, comme s'il avait été engendré par l'horreur, déprimé par cette perte inacceptable qui est sans doute la victoire de Hitler qui perdure dans la façon dont la Shoah continue de fonctionner, s'est suicidé en se jetant dans le vide de sa cage d'escalier. Une mort par chute qui n'est pas sans rappeler la naissance, cette séparation originaire que même la Shoah, cette horreur à laquelle nulle autre ne peut être comparée, ne peut dénier. Primo Levi, par la façon dont il s'est suicidé, n'a-t-il pas voulu, pour toujours, crier qu'on ne peut parler vraiment qu'à partir de l'autre rive, qu'à partir de la séparation et de la chute qu'est la naissance, et les re-naissances de la vie? Entendre la voix qui vient de l'autre rive, plutôt que de donner la parole aux survivants, que ce soit dans les pays en guerre, ou pour aborder la question de l'éducation.
La Shoah, ce génocide qui doit selon certain rester une horreur incomparable, n'est-elle pas la tentative, conçue par Hitler, d'effacer la trace de cette mort originaire qui nous constitue tous comme mortels à notre naissance, qui rythme ensuite notre vie comme suite de séparations et de retrouvailles, en parlant toujours de l'autre rive. Le livre de Finkielkraut, à lire en dehors de toute polémique, nous semble mettre en relief cela. L'auteur, en cherchant à se mettre lui-même en relief, peut-être dans un clin d'oeil nostalgique à Renan, ne veut-il pas être reconnu comme une voix venant de l'autre rive, comme l'autrui incitant, de sa hauteur, d'autres autruis à dire leurs nuances, leurs singularités, à partir de la trace originaire en eux, et à ne pas se contenter d'une société qui donne la parole à tout le monde mais néglige la plupart du temps le don de la langue?

Alice Granger 

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