par Alice Granger
Editions Odile Jacob.
Ce livre est extrêmement intéressant d'une part parce qu'il analyse la dépression en restituant à la capacité dépressive son rôle d'individuation intervenant depuis un âge précoce dans la vie de chacun de nous, et d'autre part parce qu'il ouvre une autre perspective au traitement par les psychotropes (notamment les antidépresseurs sérotoninergiques) en démontrant que la qualification de ces molécules chimiques en médicaments est dépendante d'une parole transférentielle. En d'autres termes, le psychotrope a vraiment une action psychotropique si en même temps une psychothérapie analytique a réussi à restituer au déprimé sa capacité dépressive (qui était mise en échec par la dépression) de telle façon que le pharmakon, d'origine extérieure comme la molécule chimique et comme la personne du thérapeute, peut être intériorisé et métaphorisé en pharmakon intérieur. Si la prescription d'un psychotrope ne coïncide pas avec ce processus d'individuation qui s'engage avec le transfert à travers un processus régressif reprenant une activité psychique propre au stade précoce de la vie, processus d'individuation utilisant la capacité dépressive pour intérioriser une absence par les fantasmes et les rêves qui sont les débuts de toute activité créatrice, elle ne sera que la mise en acte d'une fiction neuroscientiste faisant l'économie totale d'une écoute du psychique parce qu'il ne s'agirait plus que d'adapter et de rendre performant quelqu'un qui ne l'est pas par une sorte de pilule du bonheur.
Ce livre met en relief la relation intersubjective qui existe entre les humains dès la naissance, qui est source d'excitations diverses de la part d'un être étranger sur un autre être étranger, cette intrusion extérieure remédiant à l'état de dépendance inhérent à l'immaturité du début de la vie pouvant en même temps être violemment envahissante, empoisonnante (déjà l'ambiguïté du pharmakon pouvant être aussi bien remède que poison). Elle entraîne un processus intérieur de défense, par une capacité dépressive (qui a été étudiée par Mélanie Klein à travers la position dépressive), qui est selon Pierre Fédida de nature allergique, je dirais de nature immunitaire, une question de vie et de mort, pour vivre il faut être capable d'absentéiser ce pharmakon extérieur qui prend soin de soi mais est aussi empoisonnant par l'excès de sa présence. Le petit enfant, pour se défendre, sur un registre allergique et immunitaire, du corps étranger à la fois envahissant et risquant de manquer qu'est sa mère qu'il vit comme toute-puissante et fascinante, joue au jeu de la bobine, le fameux for-da de Freud, c'est-à-dire qu'il joue à faire disparaître-réapparaître sa mère substituée par la bobine, dans une sorte d'hallucination négative, une activité psychique, intérieure, qui l'absentéise au profit d'une activité créatrice débutante à travers laquelle s'amorce l'auto-érotisme et donc la sexualité. Le petit enfant joue à perdre sa mère et à la retrouver dans quelque chose d'autre, cette bobine, qui n'est pas l'objet perdu, qui est autre chose.
Cette capacité dépressive, ce jeu du for-da par lequel le petit enfant perd sa mère, premier objet d'amour, à travers cet objet transitionnel qu'est la bobine qu'il peut à sa guise faire disparaître et réapparaître, est à l'origine de toute activité créatrice, qui s'inaugure comme auto-érotisme, par le fantasme et le transfert, ainsi que par les rêves.
Pour que cette capacité dépressive puisse se mettre en place (et faire baisser la pression de l'excitation, les corps et les sens étant très impliqués à ce stade-là ainsi que dans la dépression), instaurant la vie psychique subjective, l'intériorité indispensable pour qu'un être humain se vive comme absolument différent d'un autre être humain, séparé, non envahi, il faut que la présence extérieure ne soit pas excessive, omniprésente, donc bombardant d'excitations violentes sans cesse. Dans ce cas, c'est comme un pharmakon qui ne peut pas être intériorisé par toute une vie psychique fantasmatique et transférentielle, qui est empoisonnant par le trop de vie, le trop d'excitations, le trop de sollicitations (de toutes sortes, cela peut être une mère trop parfaite, ou bien les disputes continuelles des parents, etc?) qu'il perfuse en continu dans le cerveau ( la banalisation de la prescription ne participe-t-elle pas de ce fantasme totalitaire selon lequel une substance extérieure peut procurer en continu en agissant telle quelle à l'intérieur du cerveau sur les récepteurs le bonheur à la mesure de l'adaptation normale et la performance ?). Impossible d'absentéiser par la capacité dépressive intérieure cet excès de présence extérieure. Le seul recours défensif : l'état dépressif, retrait dans l'inanimé, hors de portée ainsi, disparition du temps comme coupure, disparition aussi de la communication intersubjective par peur de se retrouver avec cette présence excessive. Manifestation d'une inquiétante étrangeté. Rejet immunitaire en se tenant dans l'inanimé, dans ce corps qui, par tous ses sens, n'est plus accessible à la capacité empoisonnante qu'a l'autre de produire de l'extérieur jusqu'à l'intérieur du cerveau ces excitations omniprésentes. Ainsi, l'état dépressif, écrit Pierre Fédida, s'entend plus comme un processus de défense que comme un processus résultant d'une perte, d'une séparation, d'un deuil. Se rendre inanimé, en présence de trop fortes excitations extérieures ou intérieures, pour rester en vie, pour préserver le caractère indestructible du psychique. Voilà l'état déprimé.
Comment réanimer le vivant : question que se pose Fédida en présence de déprimés, et à laquelle il répond par la psychothérapie psychanalytique. Question qui met en relief l'importance de la communication intersubjective, donc la façon dont le psychothérapeute doit être présent, compte tenu du fait que cette sorte de sommeil d'hibernation qu'est l'immobilité dépressive est consécutive à un excès de présence ou d'excitations. La psychothérapie est une psychanalyse compliquée, dit Fédida, du fait que le thérapeute, compte tenu de l'état pathique (et non pas ontique comme c'est le cas lorsque la capacité dépressive est intacte et que l'être dans sa subjectivité se protège immunitairement contre toute intrusion violente), doit faire appel à sa propre subjectivité, donc à sa propre capacité de se protéger immunitairement contre les corps étrangers ( quelque chose d'archaïque toujours présent en lui) pour entendre l'état déprimé de son patient, et sa présence en personne, neutre, laisse le temps au déprimé de se réanimer de l'intérieur, de retrouver par la présence extérieure du thérapeute une source d'excitation possible à absentéiser-intérioriser par le transfert, le fantasme, le rêve, bref une activité auto-érotique. Quelque chose de l'ordre de l'animisme (bien étudié par Ferenczi), et que Freud lui-même n'avait jamais abandonné, et qui tient compte de la psychopathologie, c'est-à-dire de ce pathos qui apparaît comme ultime résistance à l'envahissement mortel lorsque le processus normal lié à la capacité dépressive n'est plus possible à la sauvegarde subjective de l'être vivant.
Freud tenait pour important cette psychopathologie à laquelle la psychiatrie de l'époque s'intéressait (aujourd'hui, avec les progrès de la psychopharmacologie, des neurosciences, et l'idéologie de l'adaptation et de la performance, la psychiatrie s'intéresse de moins en moins à la psychopathologie, aux symptômes, et à la manière dont la vie psychique se structure, et c'est cela qui met en péril la psychanalyse). Le pathos est donc important comme manifestation d'une ultime défense, d'une étrangeté inquiétante, une façon qu'a l'être humain de ne pas se laisser faire, et donc de mettre en cause un corps étranger antigénique en quelque sorte. C'est toute la question de la personne qui se trouve ainsi interpellée. Fédida écrit, à propos de ces prescriptions de plus en plus intempestives de psychotropes (notamment par les médecins généralistes qui ne se posent pas la question de comment une substance chimique se qualifie toujours comme médicament par une parole transférentielle seule capable de faire entrer en résonance la substance extérieure avec un pharmakon intérieur, une sorte de capacité de vivre structurée de l'intérieur à partir de l'auto-érotisme et de la capacité créatrice s'inaugurant avec le rêve, les fantasmes) qu'ils viennent pallier à la hantise actuelle de la disparition de la personne.
Cette personne, que nous entendons comme quelqu'un qui, tel le psychothérapeute, a bien intériorisé le processus vital de protection immunitaire par la capacité dépressive d'absentéiser une présence, elle a bien compris, pour elle-même, ce que la vie doit à la mort, comment la vie psychique se constitue en processus d'individuation en commençant par donner aux morts (à ces présences absentéisées par exemple) un lieu de sépulture, ce lieu de sépulture étant pour Pierre Fédida les rêves (les déprimés ne rêvent plus). La capacité dépressive c'est comme faire un deuil, donner une sépulture aux morts pour qu'ils ne viennent plus envahir les vivants, mais pour que, comme par un jeu du for-da ils puissent revenir dans les rêves. Ceci est aussi indispensable que les fondations pour une maison. Sinon, il est présomptueux, comme essaie de le faire la dépression, de s'élever haut, de tenter de ressusciter alors que le sol est non structuré. Quelqu'un qui n'a pas réussi, par sa capacité dépressive permettant l'intériorisation de ce pharmakon extérieur qu'est la présence sollicitante et dévouée aussi, à absentéiser la présence comme si elle était morte (l'objet premier est perdu et jamais retrouvé, c'est un substitut ou un autre objet qui est retrouvé, la séparation originaire étant non guérissable comme il est impossible de guérir du psychique ; du reste analyse veut dire il n'y a pas de solution, vérité qui ne peut s'entendre qu'après un temps psychothérapeutique qui prend en compte le pathos qui n'apparaît que comme l'échec rencontré par le psychique pour se constituer tout en marquant en creux son indestructibilité) ne pourra pas non plus faire le deuil lors de la mort d'un proche. Dans l'histoire des déprimés, il y a presque toujours des morts non vraiment reconnues, c'est-à-dire que le changement consécutif à la disparition n'est pas reconnu, alors même que si c'était reconnu, tout un processus d'intériorisation (comme les rêves, les fantasmes, le transfert) donnerait lieu à quelque chose de créatif, il y aurait une mise en mouvement du monde, ce ne serait plus pareil. Si la mort reste inaperçue, tout semble rester pareil, et aucune activité psychique intérieure, comme le rêve ne donne de sépulture à ces morts.
Une personne capable de donner du temps. Une personne qui en sait long, pour elle-même, sur ce processus allergique, immunitaire, essentiel aux communications intersubjectives, celles-ci marquant aussi bien la dépendance des êtres humains aux autres que la nécessité du renouvellement, donc de l'échange s'enrichissant du renouvellement : pas toujours le même pharmakon extérieur, toujours ce processus d'intériorisation de chaque pharmakon (entendu comme personne dont se nourrir symboliquement, par exemple) par la capacité dépressive qui met en acte l'absentéisation/mort pour vivre, vrai processus d'incorporation de la personne par un jeu de for-da. Les psychotropes ne sont-ils pas une tentative pour faire l'économie de la personne comme pharmakon se laissant intérioriser lors des communications intersubjectives, tremblant à l'idée de cette disparition symbolique par l'incorporation-absentéisation par l'autre ? On pourrait prendre de la graine de ce que dit Fédida du thérapeute créant les conditions d'une réanimation du vivant dans la psychothérapie psychanalytique pour chacune de nos relations avec les autres, pour entendre comment entre personnes cela communique en transitant par la capacité dépressive.
Surtout, ne jamais guérir du psychique. Il n'y a pas de solution.
Alice Granger