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Le ventre de l’Atlantique - Fatou Diome
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

 

Editions Anne Carrière.

Bien sûr, ce beau premier roman de Fatou Diome raconte de manière brillante, à travers l'histoire d'une sœur venue vivre et étudier les Lettres Modernes en France, mariée puis divorcée d'un Blanc dont la famille ne souhaitait en aucun cas de descendance au sang mêlé, et d'un jeune demi-frère resté au Sénégal, rêvant de devenir un riche footballeur sélectionné par une équipe française si sa sœur l'aide à venir en France, comment des Africains occultent leur vie misérable d'émigrés en la transformant en un beau rêve au pays de l'Eldorado, tout cela pour revenir au pays avec un petit pécule leur permettant de gagner au regard de tout le village une notabilité vitale, surtout s'ils ramènent une télévision dans leur bagage, car la seule chose importante dans leur vie c'est que " Chaque miette de vie doit servir à conquérir la dignité!". Fatou Diome dévoile la face cachée de la vie des émigrés africains en France ou en Europe, ce nouvel esclavage à la botte du calcul et des profits, une poignée d'élus footballeurs couverts d'or mais n'étant que des sortes de pur-sang entraînés à des courses très rentables, et d'autres broyés impitoyablement. Mais en même temps, elle écrit avec force la raison pour laquelle ces Africains, dans leurs foyers Sonacotra et leur vie d'esclaves, tolèrent pourtant une telle vie au point de ne jamais la dire en rentrant au pays. C'est que, déjà lorsqu'ils ne sont que de pauvres émigrés, ils rêvent de leur retour au pays comme des notables, l'ayant conquise, cette dignité. Leur rêve, ce n'est pas la France, ce n'est pas cet Eldorado qui n'est que la forme moderne de l'esclavage à la botte des profits, non, leur rêve est celui de la dignité conquise sur leur sol natal. C'est cet espoir-là, c'est ce but-là, qui embellit envers et contre tout leur vie misérable en France. Alors, lorsque Madické, qui rêve que sa sœur Salie va le faire venir en France où il deviendra un riche et célèbre footballeur, se fait rappeler par celle-ci à la cabine publique de son village situé dans une île du Sénégal isolée du pays et vivant dans une sorte d'autarcie, pour qu'elle lui raconte un match de football qu'il ne peut suivre lui-même car l'unique télé de ce village est défaillante, c'est déjà son rêve de retour au village avec sa dignité conquise qui le fait palpiter. Il est déjà dans ce rêve. Et que sa sœur, qui fait des ménages en France pour vivre et se payer ses études pour préparer son doctorat en Lettres Modernes, se ruine en factures téléphoniques, il ne l'imagine même pas, et lui donner des nouvelles de la famille il n'y songe pas non plus. Madické est déjà dans le rêve de retour au pays comme un notable, sa dignité conquise, et le devoir de sa sœur, devoir ancestral des enfants envers la famille, est d'aider à cette conquête de la dignité.

Tout le roman est traversé par le fait que Salie, alias Fatou Diome, non seulement ne rêve pas du tout d'échapper à la tradition africaine d'entraide entre générations et au sein de la famille, comme si son émigration en France et dans l'écriture aussi en français langue des Blancs était un reniement de l'Afrique et de son village natal, mais au contraire elle aussi ne rêve que d'une chose, pouvoir par un acte précis se relier à l'africanité. C'est pour cela que même si c'est ruineux pour elle, à aucun moment elle ne dit non à son frère, à aucun moment elle ne cherche vraiment à briser son rêve. Elle aussi participe à part entière à la conquête de la dignité, d'abord avec les miettes que lui procurent ses ménages, mais aussi par les Lettres Modernes, c'est-à-dire par l'écriture dans la langue des Blancs. C'est infiniment plus, et autre chose, que de rêver de devenir un riche footballeur, que de tout faire pour devenir écrivain dans la langue des Blancs. L'histoire entre cette sœur et son jeune frère laisse voir une sorte d'anomalie du côté du rêve du frère: ce n 'est pas une équipe française de football qu'il soutient, qui le fait rêver, mais une équipe italienne! Et c'est au score d'une équipe italienne qu'il suspend son souffle lorsqu'il se fait appeler par sa sœur depuis la France! Cette anomalie fait soupçonner déjà une sorte de distorsion dans le rêve apparent de venir en France réussir comme riche footballeur, comme s'il pressentait une autre solution, comme s'il savait déjà que dans sa famille, c'était une femme, au lieu des hommes, sa sœur, qui allait contribuer depuis la France à la conquête de sa dignité. Et que cette femme, son rêve secret, c'était de tout faire pour que cette conquête de la dignité, dans son village natal, s'écrive comme étant la sienne en l'offrant à son frère. Cette transformation au sein même de la tradition rimant avec la lutte d'une femme, avec, discrètement, une allusion à la surnatalité comme cause de la misère au pays. Lutte d'une femme qui n'oublie pas son Afrique, dans son choix même de vivre ailleurs pour mieux conquérir sa dignité africaine.

Car en effet, l'intérêt véritable de ce roman tourne autour de la différence qui fait toute la singularité de cette femme, Salie, alias Fatou Diome. Dans cette île du Sénégal qui vit en autarcie, où les gens se marient entre eux, où les jeunes filles sont mariées par leurs familles pour nouer des alliances, où donc les patronymes sont en nombre limité et toujours les mêmes, Salie est une enfant illégitime, née hors mariage, et portant le nom de son père, c'est-à-dire un nom qui la désigne comme étrangère, comme pas d'ici. Cette différence, par le nom et par la bâtardise, la singularise, elle est ailleurs déjà dans ce village où, pourtant, sa grand-mère l'élève avec beaucoup d'amour et de vigilance, où elle goûte pleinement les sensations de l'Afrique. Cet ailleurs, cette sensation de ne pas faire vraiment partie de cette communauté, comme si elle n'en était pas digne justement, la pousse vers les études, vers l'école où, non inscrite, elle s'impose avec une admirable ténacité, apprenant très vite à lire, à écrire, et ne cessant plus, ensuite, de partir dans cet ailleurs de la langue des Blancs qui va la conduire jusqu'en France. Cette différence, qui s'écrit déjà par le nom de son père qui n'est pas un nom appartenant au village, a aussi pour conséquence qu'elle n'est pas comme les autres filles du village, dont le mariage sera arrangé par leurs familles, et qui auront beaucoup d'enfants dont le devoir sera d'assurer la vieillesse de leurs parents. Il faut lire ce livre aussi du point de vue d'une révolution dans la vie d'une femme africaine, comment le nom du père l'a aussi séparée d'un destin ancestral des femmes africaines, et la conduite non pas au mariage forcé et aux maternités répétées ainsi qu'à l'acceptation docile de la polygamie, mais à participer activement à la conquête de la dignité aussi bien qu'un homme, un homme à travers son jeune frère acceptant ça d'une femme.

La différence de Salie, son illégitimité écrite par le nom d'un père qui n'est pas d'ici, fait que pour elle, la conquête de la dignité est aussi une affaire personnelle. Conquête de dignité et de légitimité qui doit être reconnue et acceptée fièrement par quelqu'un dont le nom est bien de ce village, son frère qui est, lui, un enfant légitime.

Alors, Salie a une idée de génie. C'est elle, qui gagne sa vie en France en faisant des ménages comme une esclave alors même qu'aussi bien qu'une Blanche douée elle prépare son doctorat en Lettres Modernes et écrit très bien, qui va offrir à son frère Madické le petit pécule, toutes ses économies, qui est une fortune pour le Sénégal, pour qu'il s'achète un magasin. Madické fait comme sa sœur le désire. Il a conquis, grâce à elle, sa notabilité et sa dignité, sa sœur lui a fait faire l'économie de venir en France où il aurait connu l'envers sordide de cet Eldorado.

Mais c'est surtout Salie, Fatou Diome, qui a conquis sa dignité de femme et d'Africaine. Qui a trouvé le moyen de s'insérer dans la tradition africaine en additionnant à l'Afrique, à son inoubliable souffle et rythme, à ses sensations, le statut différent des femmes en Occident, en Europe, en France, où lentement mais sûrement elles échappent au domestique, comme Fatou Diome va échapper aux ménages, pour acquérir une liberté qui passe par la langue, par la parole.

Alice Granger Guitard

26 août 2003

 

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