par Alice Granger
L'un est un philosophe, un littéraire, osant faire d'une notion empruntée aux mathématiques (le théorème de Gödel) un usage métaphorique pour parler de quelque chose d'inconnu en l'éclairant avec du connu, l'autre est un scientifique, un physicien, qui répète à plusieurs reprises dans ce livre-débat entre les deux qu'il ne veut pas se battre avec les mots. Ronsard ne fait-il pas aussi un usage abusif du mot "rose" dans le but d'éclairer les femmes sur le fait que, allant comme la rose se faner très vite, il faut qu'elles se dépêchent de profiter de leur beauté en répondant aux propositions des hommes qui les vénèrent, la rose étant aussi un moyen, poétique, d'exercer, de la part des hommes et du poète un rapport de domination sur les femmes qui sont des roses? Le scientifique répondra qu'une femme n'est pas une rose.
Ce livre-débat est donc né à partir d'une sorte de polémique amorcée dans le livre de Bricmont et Sokal ( "Impostures intellectuelles") sur l'usage abusif de notions empruntées aux sciences exactes par les philosophes et les représentants des sciences humaines. A Régis Debray, il était reproché de faire un usage abusif du théorème de Gödel, un usage métaphorique, éclairant sa notion inconnue d'incomplétude poussant les humains à se constituer en groupes stables, en structures collectives en assurant la cohésion interne par quelque chose de transcendant, de sacré, d'inviolable, d'intouchable par quelque chose de connu, le théorème de Gödel emprunté aux mathématiques. Pour Bricmont (et Sokal), utiliser une notion obscure sert au terrorisme intellectuel, sert à intimider, à dominer.
Comme le note en conclusion Régis Debray, l'un et l'autre appartiennent à des familles très différentes, ayant une généalogie et une histoire très différentes, alors ils ne peuvent pas être d'accord, ils ne peuvent que se donner réciproquement un peu d'air.
L'un joue avec les mots, éclaire quelque chose d'inconnu par quelque chose de connu, utilise une chose pour une autre, d'une manière abusive, sans-gêne, l'autre ne veut pas se battre avec les mots. Si vous dites rose pour femme, je ne veux pas me battre avec ces mots, car je connais la cause de cet abus linguistique, qui est de vouloir me posséder, et moi, plutôt que batailler c'est-à-dire ne pas me décider par rapport au pouvoir séducteur du mot rose, je préfère m'écarter, devenir scientifique, en partant d'une attitude sceptique radicale, et rechercher les causes, tester à partir d'une théorie les effets en faisant varier les causes, en utilisant la déduction.
C'est en se présentant comme anarchiste que Bricmont affirme qu'il ne veut pas se battre avec les mots, et notamment le mot "anarchisme". Il évoque entre autre Chomsky, qui définit cet anarchisme comme le fait de vouloir identifier les structures coercitives, autoritaires, hiérarchiques de toutes sortes, les examiner, mettre à l'épreuve leur légitimité, et au besoin les éliminer. Tandis qu'au contraire Régis Debray s'intéresse au politico-religieux, aux structures collectives et à la consécration qui les fait durer dans le temps, au vivre-ensemble, Jean Bricmont met en question Dieu pour mieux mettre en question le pouvoir basé sur cette croyance.
Il semble que toute la démarche de Jean Bricmont vise à s'écarter définitivement, en partant d'une attitude sceptique, en affirmant l'erreur intellectuelle dans toute croyance où il entre quelque chose d'affectif, de structures coercitives de toutes sortes, et des rapports de forces qu'elles impliquent entre forts et faibles, nantis et pauvres. Là où Régis Debray, en médiologue, s'exerce, en allant sur le terrain et en étudiant les documents accumulés, à faire apparaître l'interaction entre les innovations techniques et la culture, ceci ayant débuté avec Platon s'interrogeant dans Phèdre sur les conséquences subversives de l'écriture sur le groupe social, Jean Bricmont rétorque qu'en ce qui concerne l'évolution historique des groupes humains, il ne faut pas seulement prendre en compte comme le fait la médiologie les changements techniques, mais aussi les rapports de forces. Bricmont est frappé par l'existence de ces rapports de force, sa famille est de celles qui doit faire avec, de telle sorte que chacun des membres du groupe soumis (comme dans l'environnementalisme actuel le devenir de l'être humain serait presque totalement formaté par le milieu culturel dans lequel il aurait grandi, l'idée que l'environnement, qui est en puissance un environnement idéologique, est autoritaire, coercitif) sente grandir en lui un irrépressible désir de liberté, d'autonomie, et trouvant dans la rationnalité de la science une preuve de possibilité de non-dépendance par rapport aux systèmes coercitifs.
C'est de s'écarter qu'il s'agit, pour Jean Bricmont, avec son anarchisme, non pas de fonder un mouvement politique, mais faire progresser les idées de liberté et d'autonomie, en sortant d'entre les mains de structures coercitives, idéologiques ou religieuses ou affectives, et en ne prétendant certes pas pouvoir tout connaître du réel, mais en en connaissant rationnellement une bonne partie, grâce à quoi on peut se sentir libre. Jean Bricmont en revient toujours aux rapports de forces, y compris actuels, avec l'idéologisme historique perpétuant autrement l'interventionnisme de l'Occident sur les pays du tiers-monde après la fin du colonialisme, en exploitant l'idéologie humanitaire par exemple, en faisant ressortir le rôle des appuis financiers des Etats-Unis aux fondamentalistes musulmans et aux sectes protestantes d'Amérique du sud. Bricmont sent très fort ces rapports de force, est sceptique, sent notamment le pouvoir dominateur des mots, et oppose à cela le fait qu'on ignore trop souvent la capacité biologique du cerveau humain, de la nature humaine en son fonctionnement rationnel, à être en quelque sorte aux commandes. On ne connaît certes pas assez bien le fonctionnement biologique du cerveau, ça viendra peut-être, en tout cas c'est là que cela décide, il y a là une ressource de liberté et d'autonomie, de progrès donc, même si tous les pays ne sont pas encore comme l'Europe entraînés par une critique antireligieuse débutée au XVIIIe siècle en France à voir la religion comme une erreur intellectuelle. Le positivisme logique de Jean Bricmont, dans le sillage anglo-saxon de Russell et du cercle de Vienne, vise à défendre l'observation contre la spéculation, l'analyse contre l'amalgame, les expériences reproductibles contre l'intuition.
Bricmont s'intéresse à l'élucidation des sciences humaines, et estime urgent d'en finir avec le mythe intellectuel de l'environnementalisme en sachant comment fonctionne un être humain, à partir de son cerveau et de son génome, pour savoir ensuite comment fonctionne un groupe humain. L'idéalisme actuel est pour lui une régression, alors qu'on pourrait se demander comment le cerveau humain fait pour absorber certaines choses de l'environnement et pas d'autres, en d'autres termes comment il fait pour dire non, pour avoir une attitude sceptique? L'idéologie est une mystification de la part de groupes d'hommes pour en dominer d'autres, où il s'agit toujours des intérêts des groupes dominants. La religion a certes encore de beaux jours dans de nombreux pays, en ces temps où la laïcité régresse, mais c'est justement à cause des rapports de forces et des niveaux de vie.
Régis Debray est d'une famille dans laquelle les rapports de force ne sont pas prépondérants. On dirait qu'il n'a jamais eu affaire à ça, à un rapport justement dominant-dominé, ne serait-ce que par le pouvoir des mots, mais à l'incomplétude. A la fin du livre, Jean Bricmont fait une remarque peut-être pas si anodine que cela: il dit à Régis Debray que, à son cur défendant certes, il fait partie du chur des nantis. Jean Bricmont, on dirait qu'il fait partie des ces soumis qui ont trouvé en eux, par le fonctionnement de leur cerveau, et par la démarche scientifique, les ressources de la liberté et de l'autonomie. Régis Debray est plutôt un insoumis, qui a un certain goût, justement, de déplaire, qui part sur le terrain révolutionnaire plutôt que faire mai 68 à Paris, qui préfère le pragmatisme, orienter sa recherche sur les choses matérielles et les innovations techniques au cours de l'histoire et leurs effets sur la culture ainsi que les effets culturels sur les innovations techniques aux linguisteries à la mode dans les sciences humaines. Régis Debray non plus n'est pas un environnementaliste. Lui qui est un littéraire, qui a un certain style, qui a zigzagué à travers l'idéologie marxiste, les idées révolutionnaires, l'étatisme, ne semble pourtant pas tenir le domaine des mots, des idées, comme quelque chose qui implique un rapport de forces. Lui qui semble très doué pour les mots, s'intéresse aux choses, au médium et au milieu, aux matières, au terrain, aux techniques.
Cet insoumis qu'est depuis toujours Régis Debray, ce n'est pas tout à fait exact qu'il semble avoir toujours ignoré, parce qu'étant né dans une famille où ce n'était pas prépondérant, les rapports de force, mais en s'orientant vers l'activité révolutionnaire, la guérilla, ne démontre-t-il pas que ces rapports de force peuvent en quelque sorte s'égaliser, les forces dominantes devant compter avec les forces de la guérilla? Il semblerait que ce que Jean Bricmont est en train de faire la preuve qu'il peut, comme tous ceux qui sont d'une manière ou d'une autre soumis à des systèmes autoritaires, se libérer, par son activité scientifique et rationnelle, Régis Debray l'a déjà, dans sa famille à lui, et cette liberté se manifeste par exemple par l'activité révolutionnaire, meilleure manière de dire que pour lui il n'y a aucun système coercitif qu'un engagement révolutionnaire de terrain ne peut mettre à mal. Donc, Régis Debray laisse son cerveau fonctionner sans avoir besoin de connaître comme cela se fait biologiquement, cette autonomie-là, cet écartement, il l'expérimente déjà de naissance.
Par contre, sur ce terrain de la guérilla révolutionnaire, qui tient tête aux rapports de force, l'urgence de s'interroger sur les conditions du vivre-ensemble, sur les conditions matérielles, techniques, pragmatiques pour que le collectif dure, ne tarde pas à s'imposer. Lorsqu'il y a guérilla comme réaction libertaire aux rapports de force, le collectif est mis à mal, c'est comme si la prématurité des êtres humains se posait à nouveau, donc toutes les innovations techniques, de l'écriture, en passant par la roue, le chemin de fer, Internet, etc qui, en dehors des possibilités venant de la biologie et du génome, permettent à ces humains de tirer de la force à partir de cette faiblesse. Donc, d'une part des innovations matérielles et techniques viennent en quelque sorte au secours du groupe humain prématuré, ici en état de prématuration par la guérilla on pourrait dire, et d'autre part il faut aussi une cohésion interne pour faire tenir ce groupe dans la durée, il faut un processus de sacralisation qui le ferme, il faut une transcendance, quelque chose d'intouchable, d'inviolable, de sacré, il faut du rituel, du symbolique pour réunir à nouveau les deux morceaux du symbole brisé (par exemple par la guérilla qui donne l'impression que le territoire est devenu invivable, a été brisé), et c'est à propos de cela que Debray affirme qu'il y a des invariants, que cette nécessité de sacralisation pour fermer un territoire pour que la vie collective soit viable, a toujours existé et existera toujours. Il semble que pour que s'établisse ce vivre-ensemble dans la durée, dont les conditions se sont construites par une démarche très matérielle et pragmatique, médiologique, l'attitude littéraire revient comme indispensable. La parole, le style, le pouvoir des mots, se faire entendre. C'est vraiment incroyable que quelqu'un comme Régis Debray, dont les recherches sont aussi matérielles, pragmatiques, médiologiques, toujours sur le terrain, soit en même temps une sorte de virtuose des mots. Il écrit bien. Il a du style. Comme Jean Bricmont met en valeur l'intérêt, vital pour lui et ceux de sa famille de soumis, de la démarche scientifique et rationnelle, Régis Debray met en valeur, sur une base très axée sur le terrain, pragmatique, la démarche littéraire comme, on dirait, rendant compte de la nécessité vitale d'une cohésion interne du collectif ne pouvant se construire que, finalement, par la parole, par les mots, redécouvrant sur ce terrain le pouvoir des mots.
Donc, chacun des deux protagonistes de ce livre-débat est passionnant.
Alice Granger Guitard
22 octobre 2003