par Alice Granger
Editions Stock, réédition au "Grand Livre du Mois".
En lisant le beau roman de Suzanne Bernard, nous sommes vraiment plongés dans le bain du Moyen-âge, grâce à un extraordinaire travail historique et linguistique. Ce roman que nous pouvons à juste titre qualifier d'historique est très drôle surtout grâce à la profusion de mots de l'époque que l'auteur a su utiliser comme si c'était sa langue. Richesse des histoires paillardes et violentes puisées dans une multitude de contes du Moyen-âge, qui s'enchaînent inéluctablement.
Après cette impression laissée par la langue et l'aspect historique de ce roman, après le bon moment offert par cette lecture facile , nous sommes questionnés par ce tableau érotique peint par Suzanne Bernard. Et nous nous apercevons que ce roman livre une certaine leçon, à travers des symboles limpides. Même si ce roman se situe au Moyen-âge, nous sentons qu'il traite d'une chose toujours actuelle et sans doute chère à Suzanne Bernard. A savoir que la sexualité y semble de nature moyenâgeuse, se vivant dans la profondeur de la Forêt, et que le plus important est, paradoxalement, sa fin, sa sortie, bref son idéalisation alors possible.
En effet, ce roman qui penche entièrement du côté de l'impur, du bordel dans la Forêt de Pierres, du côté de l'érotisme et de la paillardise richement racontée, semble profiter au pur, qui est son autre face. Et nous retrouvons dans cette pureté le thème cher à Suzanne Bernard. L'Apocalypse, cette préoccupation de l'époque, catastrophe qui était ressentie comme imminente et attendue, c'est aussi le bordel dans la forêt, et c'est peut-être la sexualité, au-delà de laquelle il n'y a rien...sauf si elle est arrêtée...sauf paradoxalement si arrive "le désert de l'amour", alors reste l'idéalisation, le ciel étoilé.
Est-ce par hasard que le livre commence avec Rémi le Borgne, ce guetteur qui y voit plus clair qu'un autre parce qu'il n'a qu'un seul oeil? Cet oeil unique ne serait-il pas le symbole de la voie unique du bordel, de l'Apocalypse de la chair et des plaisirs? Est-ce par hasard que le roman se conclut aussi avec Rémi le Borgne, qui sort d'un inquiétant souterrain comme s'il quittait une vie ancienne, voir le bordel, pour naître à après? Le livre ne s'achève-t-il pas par un rituel de naissance, où ce ne sont pas les pleurs d'un nourrisson mais le formidable rire de dérision qui prend conscience du détachement, de la légèreté, de la liberté, et de la première étoile qui brille dans le ciel? Après il n'y a pas rien, mais quelque chose, dit-il. "Pour la première fois de sa vie, Rémi rencontrait la face hilare, lunaire, tour à tour obscure et lumineuse, de la Dérision". Cette Dérision ne serait-elle pas femme? Ne serait-elle pas l'autre face de la maquerelle du bordel, Marion? Ne se serait-elle pas prêtée à la comédie de l'Apocalypse afin qu'à sa conclusion son autre visage, plus réel, soit enfin visible au Borgne libidineux? Alors, Apocalypse ou rituel de naissance?
En tout cas, c'est la femme qui est à la base de ce bordel apocalyptique, la femme comme la définit par exemple Jérémie Bardus, celui qui est resté moine et pur même au sein de la bande de brigands , à savoir selon Platon entre la bête et l'homme, oscillant entre l'arme du Diable et la Vierge Marie. Entre l'impur et le pur. C'est elle qui fait pivoter de l'un à l'autre.
L'Etang Sauvage, dans la Forêt de Pierres où se trouve le bordel dirigé par une femme, Marion, renforce le caractère central de la nature double de la femme. C'est près de cet Etang Sauvage, symbole amniotique peut-être, qu'apparaît le vieux comte de Malinvau, venant voir un (faux) dépucelage et surtout en mourir. C'est sur les rives de cet étang que nous voyons le chevalier Mauduit et ses amis, admirant les barques d'Amour avant d'arriver au bordel de Marion pour le banquet et la débauche, en marge desquels il y aura, comme autre face, naturellement, un massacre. C'est sur l'Etang Sauvage , dans la barque d'Amour pourrie, que Marion et son jeune amant Yvain sauront immédiatement, en faisant naufrage, que le brûlant de l'érotisme côtoie le glacé de la mort.
Dès le début, le tableau est peint, les symboles ne laissent pas d'espoir. Les Dents du Loup, de grands rochers, séparent la Forêt de Malinvau, où se trouve le bordel, du village. L'auberge-bordel se trouve dans une cavité du rocher appelé Saut de la Mort. Et la Forêt de Pierres doit son nom à 17 pierres dressées en phallus et plantées en spirale mystérieuse.
Encore une fois, avec son nouveau roman, Suzanne Bernard a oeuvré pour son thème favori, la pureté. En démontrant cette fois-ci très directement qu'elle naît de l'impur, comme une sorte de sevrage apocalyptique richement et drôlement joué. Et peut-être pureté joue-t-elle alors avec une légèreté éternelle dans le jardin de la mort?
Alice Granger