par Irma Krauss
« N'est-on pas amoureux de certaines photographies? », demandait Barthes dans son fameux essai La chambre claire. Parfois ... sûrement...
Il existe une troublante photographie de Colette, âgée de dix ans, tout au plus. Ce cliché, à bien y penser, est, somme toute, assez banal : il fut probablement pris par un photographe professionnel anonyme, dans le décor arrangé de son studio. Alors pourquoi, ce portrait sans grande originalité - il dut y avoir, dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle, une ribambelle de clichés de fillettes mignonnes et joliment endimanchées prenant une attitude vaguement rêveuse, qui furent pérennisées, sur pellicule, dans une atmosphère bucolique de carton-pâte - est-il si attachant? Le petit panier de fleurs déposé sur un pittoresque banc où la petite Colette, assise, vêtue d'une petite robe de jour de fête sur laquelle vagabonde une longue chevelure nous charme, certes. Cependant, en y songeant mieux, ne serait ce pas plutôt du côté de cette impassibilité candide et pourtant crépusculaire de la pose, laissant un je-ne-sais-quoi d'indéfinissable, que naît l'ébranlement.
L'exquis Balthus (décédé il y a quelques semaines) a peint de fort beaux tableaux représentant des petites filles en fleurs où un frémissement (indiciblement vénéneux) émerge de leur innocence nonchalante. Un vacillement savamment feint et équivoque effleurait ses toiles - ambiguïté qui laissera pantois plus d'un spectateur. Ainsi, en regardant attentivement cette petite Gabrielle Colette - fixée sur cette photographie faussement anodine - perchée du haut de ses dix ans ; on se dit que peut-être était-elle en train de condenser confusément, une surimpression ; qui plus tard, beaucoup plus tard - lorsqu'elle serait écrivain - se cristalliserait dans ces quelques mots taillés à même la chair : « Moi, c'est mon corps qui pense. »
Égocentrique, narcissique, cupide, exaspérante, capricieuse, vindicative, ambitieuse, exhibitionniste : oui, Colette fut tout cela, et pis encore. Cependant comme l'écrit avec une lucidité remarquable Castillo : « On a beau l'aimer et tenter de la défendre par tous les moyens, on ne réussira pas à enlever à Colette son égoïsme. Je le regrette tout en concédant que mon insatisfaction est étrangère au domaine de l'art, qui est le terrain où Colette se place. Au nom de quoi lui reprocherais-je de ne pas se montrer plus généreuse, plus compatissante? Je ne m'y sens autorisé qu'en restant dans les limites de la littérature. Elle ne possède ni la bonté souriante de Tchékhov, ni la compassion de Dostoïevski et de Tolstoï, ni l'ampleur visionnaire de Balzac. Serait-ce dire qu'elle leur est inférieure? Dans son domaine, limité, confiné, elle est leur égale. Simplement, elle ne quitte pas son enclos. [...] Elle écrit à même la peau, avec tout son corps, sur la chair de ceux qu'elle a aimés ou détestés, avec une rage animale.
L'ouvrage pourrait se résumer maladroitement et chichement dans ces quelques lignes : un écrivain espagnol admiratif consacre à un écrivain français aimé depuis plus de quarante ans, une méditation en forme de biographie où l'enjeu véritable est le style. Une traversée amoureuse non sans heurts, puisque Castillo nous avouera sans fausse pudeur, qu'il lui arrive parfois de vouloir jeter le livre de Colette qu'il a entre les mains, par exaspération. Cependant un petit quelque chose arrive toujours, nous dit-il, pour l'empêcher de commettre sa forfaiture, et à nouveau il se sent happé dans le vertige de cette phrase qui se gonfle et s'enfle dans la cadence de la langue - devenue chant. Des pages d'une grande beauté ornent cette méditation d'un écrivain pour un autre écrivain : rien ne surpasse à mes yeux, un écrivain qui se penche sur un autre écrivain : aucun théoricien, aucun critique, aucun amateur, aucun dilettante ne saurait y parvenir avec une telle puissance... Coïncidence parfaite du même avec le même : métaphore éblouissante du narcissisme fécond - le supplice et l'extase du mot, de la phrase.
Sidonie, le Capitaine, les frères, la soeur, Willy, les maris, les amants, les amantes, les amies, les amis, tous y sont ... Les intrigues se répètent mais elles ne changent guère de mise en scène. Colette prend, puis jette. Elle use avec volupté. Chez elle le fauve n'est jamais loin... On ne se refait pas semble dire Castillo. Constamment préoccupée à faire une oeuvre sans négliger pour autant d'engranger honneurs et gains qui viennent avec... Fatigante Colette!
Boudée par les intellectuels - qu'importe Colette a toujours détesté les idées ; magnifiée par les féministes - qu'importe qu'elles la prennent comme étendard, Colette ne sera jamais des leurs, Colette marche libre et solitaire : solidaire d'elle et d'elle seule. Mais où la mettre, cette femme écrivain ?
Dans une certaine France : celle de 1900. Cette France canaille, légère, frivole, bucolique, champêtre, goulue de bonheur, grivoise, frileusement laïque, hypocritement catholique, antisémite par ignorance, xénophobe par passe-temps... Puis dans cette France inquiète et soupçonneuse qui connaîtra deux boucheries en vingt ans. Mais avant la seconde boucherie, ce monde sera désenchanté, il s'en va On sent la fin d'un monde, on pressent sa dissolution. Colette, l'écrivain, sauf pour La fin de Chéri (seule entorse, à ses magnifiques flonflons sans dieu ni maître) continuera la quête inlassable du paradis perdu, l'enfance, mais pas n'importe laquelle celle magnifiée où l'objet est transfiguré par le mot. Ce paradis perdu si cher à Castillo, l'enfant franquiste - nostalgique et inconsolable.
Colette, le magnifique monstre veillera aux grains - lumineuse elle est et restera. Semble-t-il qu'en mourant elle agitait la main en montrant des volutes. Ainsi le veut la légende!
Irma Krauss