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Le procès Verbal - JMG Le Clézio
mercredi 5 septembre 2012 par Jean-Paul Vialard

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Extrait du Procès-verbal de J

Adam Pollo : folie, mode d'emploi.

 A propos  de "Le Procès-verbal"

  JMG Le Clézio.

(Gallimard - 1963)

 Note de l'Editeur.

 

  "Ce n'est certes pas un hasard si le héros de ce livre porte le nom insolite d'Adam Polo. Adam, c'est ici à la fois le premier et le dernier homme, celui que la folie ou l'oubli, ou encore la volonté obscure de tenter une expérience extrême, isole du reste des vivants, change en vivant survolté devant qui le monde cède à la féerie et au cauchemar.

  Adam Pollo fait retraite dans une maison abandonnée, sur la colline, loin de la ville et de l'ordre incompréhensible qui s'y trame. Est-il déserteur ? Évadé d'un asile psychiatrique ? D'étranges rapports, brutaux et complices, le lient à une jeune fille, Michèle, qui semble lui servir d'indicatrice et de réplique involontaire. Mais surtout, après avoir franchi un certain état d'attention obsédée, Adam descend dans le monde, comme un prophète. Dès lors, sa vie se trouve mise en rapport avec la Vie même, animale, matérielle, inaperçue. Il devient la plage où il passe, le chien qu'il suit, le rat qu'il tue, les fauves qu'il observe dans un parc zoologique, le grand mouvement inlassable des apparences. Fabuleux itinéraire dans l'espace et la simultanéité de l'imagination qui l'amène fatalement à être arrêté et jugé par les hommes dont il a voulu, nouvel Adam infernal, transgresser les interdits : il sera donc fou, c'est-à-dire enfermé dans la région infinie des mirages rigoureux.

  Par ce premier roman explosif, d'un lyrisme retenu ouvrant sur une sorte d'épopée qui évoque à la fois William Blake et les Chants de Maldoror, J. M. G. Le Clézio se révèle d'emblée un écrivain, un voyant extraordinaire.

  J. M. G. Le Clézio a été reconnu d 'emblée comme un grand écrivain.  « Le Procès-verbal » est son premier roman.  Il a reçu le Prix Nobel de littérature en 2008."

 

Quatrième de couverture.

 

  "On me reprochera certainement des quantités de choses.
D'avoir dormi là, par terre, pendant des jours ; d'avoir sali la maison, dessiné des calmars sur les murs, d'avoir joué au billard. On m'accusera d'avoir coupé des roses dans le jardin, d'avoir bu de la bière en cassant le goulot des bouteilles contre l'appui de la fenêtre : il ne reste presque plus de peinture jaune sur le rebord en bois. J'imagine qu'il va falloir passer sous peu devant un tribunal d'hommes ; je leur laisse ces ordures en guise de testament ; sans orgueil, j'espère qu'on me condamnera à quelque chose, afin que je paye de tout mon corps la faute de vivre..."

 

Extrait.

 

Adam Pollo, marginal aux contours flous, après n'avoir erré qu'à l'intérieur de lui-même, gagne un jour la ville, mué en une manière de prophète venu annoncer aux hommes la survenue prochaine d'un nouveau monde. Il est arrêté et conduit à l'asile. Logé dans une pièce étroite munie de barreaux, il poursuit sa folie d'huître perlière occluse entre les quatre murs de calcaire à la vue étroite. Rien, il n'attend rien que de demeurer là où il est, dans une sorte d'hébétude matérielle :

 

"Mais avec de la chance, c'est pour longtemps, à présent, qu'il est fixé à ce lit, à ces murs, à ce parc, à cette harmonie de métal clair et de peinture fraîche."

 

  (..) "La fenêtre était ouverte exactement au milieu du mur externe. Elle était garnie de barreaux qui projetaient des interférences d'ombres verticales et horizontales sur les couvertures du lit et sur le pyjama à raies. Les barreaux, au nombre de trois verticaux et de deux horizontaux, compartimentaient un ciel pareil aux murs. C'était une division arbitraire, mais cependant harmonieuse, et dont le chiffre, douze, faisait bizarrement songer aux Maisons du Ciel selon Manilius

(...) C'était clos, il était seul, unique en son genre, bien au centre. Adam écoutait lentement, sans bouger les yeux d’un centimètre ; il n’avait besoin de rien.Tous les bruits (le gargouillis d’eau dans les conduites, les coups sourds, les craquements des cossidés, les cris d’ailleurs entrant dans la chambre, coupés un à un, le murmure d’une chute de poussières voisine, quelque part sous un meuble, les légères vibrations des phagocytes, le réveil grelottant d’une paire de phalènes, à cause d’un coup plus fort porté de l’autre côté de la cloison)semblaient venir de lui-même. Au-delà des murs, il y avait d’autres pièces, toutes rectangulaires, tracées architecturalement.

Le même dessin était répété dans toutes les sections de l’immeuble, pièce, couloir, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce,W.C., pièce, couloir, etc. Adam était content de se désolidariser comme cela, avec 4 murs, 1 verrou, et 1 lit. Dans le froid et l’illumination.C’était aisé, sinon durable. On finissait tôt ou tard par s’en douter et par l’appeler.

Dehors, dehors il faisait peut-être encore soleil ; il y avait peut-être des nuages en petits morceaux, ou bien seulement la moitié du ciel était couverte. Tout ça était le reste de la ville ; on sentait que les gens habitaient autour, en cercles concentriques, grâce aux murs ; on avait, n’est-ce pas, beaucoup de rues, en tous sens : elles découpaient les pâtés de maisons, en triangles ou en quadrilatères ; ces rues étaient pleines de voitures, de bicyclettes. Au fond, tout se répétait. On était à peu près sûr de retrouver les mêmes plans cent mètres plus loin, avec exactement le même angle de base de 35° et les magasins, les garages, les bureaux de tabac, les maroquineries. Adam élaborait mentalement son schéma : il y ajoutait bien d’autres choses. Si on prenait un angle de 48°3’, par exemple, eh bien on était certain de pouvoir le noter quelque part dans le Plan. C’était bien le diable si à Chicago il n’y avait pas une place pour cet angle ; alors, quand on le retrouverait, il suffirait de regarder le dessin pour savoir tout de suite ce qu’on avait à faire. A ce compte-là, Adam ne pouvait jamais se perdre. Le plus dur, c’était les courbes ;il ne comprenait pas comment il fallait réagir. Le mieux était d’établir un graphique ; le cercle, c’était moins compliqué : il suffisait d’en faire la quadrature (dans la mesure du possible, bien entendu) et de le décomposer en polygone : à ce moment là, il y avait des angles et on était sauvé.

( c'est moi qui souligne)

Il prolongerait, par exemple, le côté GH du polygone et il obtiendrait une droite. Ou même, en prolongeant deux côtés, GH et KL, il tomberait sur le triangle équilatéral GHz & il saurait quoi faire. Le monde, comme le pyjama d’Adam, était strié de droites, tangentes, vecteurs, polygones, rectangles, trapèzes, de toutes sortes, et le réseau était parfait ; il n’y avait pas une parcelle de terre ou de mer qui ne fût divisée très exactement, et qui ne pût être réduite à une projection, ou à un schéma.

Somme toute, il aurait suffi de partir, avec, dessiné sur une feuille de papier, un polygone d’environ 100 côtés, pour être sur n’importe quel point du globe. Si on marchait dans les rues, si on suivait sa propre inspiration vectorielle, on aurait peut-être même pu, qui le dira ? aller jusqu’en Amérique, ou en Australie. A Tchou-Tcheng, sur le Tchang, une petite maison creuse aux murs de papyrus patiente au soleil et à l’ombre, dans le bruit doux des feuilles qui se balancent, en attendant le messie-géomètre arpenteur qui viendra révéler un jour, son compas à la main, l’angle obtus qui l’écartèle. Et bien d’autres encore, au Nyassaland, en Uruguay, en plein Vercors, partout dans le monde, sur les étendues de terres sèches qui se craquellent, entre les buissons de genêts, couvertes de millions de carrés fatals comme des signes de mort, de droites crevant le ciel au bout de l’horizon avec des gestes d’éclair. Il aurait fallu aller partout. Il aurait fallu un bon plan, plus la foi ; une confiance totale dans la Géométrie Plane, et la Haine de tout ce qui est courbe, de tout ce qui ondule, pèche dans l’orgueil, le rond ou le terminal.

Dans la chambre, à ce moment-là, avec la lumière du jour qui pénétrait par la fenêtre, qui bondissait d’avant en arrière, dans tous les sens et le ceignait comme une nappe d’étincelles, avec le bruit frais et monotone des eaux, Adam se crispait davantage ; il regardait et écoutait intensément, il se sentait grandir, devenir géant ; il percevait les murs se prolongeant en droites, à l'infini, les carrés s'ajoutant les uns par-dessus les autres, toujours plus grands, toujours un petit peu plus grands ; et peu à peu la terre entière était recouverte de ce gribouillis, les lignes et les plans se croisaient en claquant comme des coups de feu, marqués à leurs intersections par de grosses étincelles qui retombaient en boules, et lui, Adam Pollo, Adam P..., Adam, point séparé du clan des Pollo, était au centre, absolument au cœur, avec le dessin tout tracé, tout prêt pour qu’il puisse prendre la route, et marcher, aller d’angle en angle, de segment en vecteur, et dénominer les droites en gravant de l’index leurs lettres dans le sol : xx’, yy’, zz’, aa’, etc."

 

En guise de commentaire.

 

    En 1963, lorsque fut publié "Le procès-verbal", le livre fit irruption dans le champ littéraire d'une façon toute singulière. L'étonnement suscité, s'il pouvait avoir pour fondement l'originalité de la fiction, n'en était pas moins lié à la qualité particulière du langage convoqué afin de servir le projet de l'œuvre. Le titre de "procès-verbal", s'il peut faire signe vers une manière de "compte-rendu" , de "rapport" sur une expérience de vie, à savoir une existence marginale, ne saurait se limiter à une simple collation d'événements, fussent-ils hors du commun. Dans le titre, ce qu'il est nécessaire d'entendre, c'est bien plutôt la dimension d'une volonté assignée à faire  "le procès du verbe" en l'extrayant de sa gangue signifiante habituelle.  Ce roman, comme un certain nombre d'entreprises ultérieures de Le Clézio, est une construction langagière intellectuelle. C'est du dedans du langage, de sa structure même, qu'il faut envisager l'univers qui est proposé au lecteur.

  Le sujet situé à l'épicentre du "Procès" est celui de la folie. Or la folie n'est jamais accessible de l'extérieur qu'à titre d'observation expérimentale, c'est à dire, comme objet. La comprendre, c'est en une certaine manière, se l'approprier, se glisser dans la peau du dément, vivre ses gestes, ses manies, sa solitude, se glisser dans sa conscience forclose. Devenir sujet.

  Le langage sera le véhicule qui assurera cette nécessaire conversion. On sera d'emblée plongé dans la constellation schizophrénique, entouré d'étincelles et de feux de Bengale, de phrases étranges comme des comètes, de brusques fulgurations, de suites de mots incohérents, de chutes, de soudaines résurgences, on sera cloué à un vocabulaire zoomorphe avec des  déplacements annelés, des trépidations de cloporte, tellement semblables aux convulsions des "Chants de Maldoror", à ses processus de dilution où le délire gire infiniment autour de sa propre frénésie.

  A cette fin d'insignifiance, d'incommunicabilité ou bien, parfois, leur contraire, le débondement verbal infini, seront convoqués aussi bien des créations poétiques baroques et surréalistes, des listes diverses, des coupures de journaux, des lambeaux d'affiche, des phrases biffées. Identiquement à  Lautréamont qui employait les ressources de son génie "à peindre les délices de la cruauté.",  l'écrivain a bien compris qu'on ne peut rester extérieur à la maladie mentale, à ses ravages, à ses excès comme à ses retraits, ses étonnants revirements. Il faut se métamorphoser en prédateur, il faut devenir hyène, marcher de guingois, l'arrière-train  émacié, les oreilles courtes, le museau hérissé de crocs mortifères et débusquer les cadavres qui parsèment la savane de leurs odeurs pestilentielles, sucer l'os jusqu'à la moelle, racler le moindre mot, en extraire la souffrance urticante, en presser le jus psychotique, la fibre aliénée. Dès lors se comprend mieux le saisissement du lecteur, son vertige, parfois sa difficulté à pénétrer l'œuvre. Ici, l'histoire n'est pas une fin en soi, elle n'est que le fil rouge qui court tout au long d'un périlleux voyage. On a quitté les rives rassurantes de la conscience ordinaire pour s'immerger dans l'invisible, l'indicible. On a à faire face à la "vérité" du fou, à son immersion racinaire, rhizomatique dans l'humus où plus rien ne fait sens, dans le sol primitif où grouillent des entités thériomorphes.

  1963 - Plusieurs critiques, alors soumis à l'urgence d'étiqueter la nouveauté, de lui attribuer un sceau rassurant, l'avaient situé dans la perspective du "Nouveau roman". Or, si les recherches formalistes pouvaient s'en rapprocher, interrogation sur l'acte d'écrire, personnages au second plan, intérêt pour les objets et leur description, il semblait qu'en même temps s'installait une sorte de nouveau paradigme permettant l'accès à une littérature différente. Au début de l'œuvre, la recherche d'un langage renouvelé, d'une écriture forant la peau du réel, traversant le miroir des apparences, s'instillant à même le corps des choses, pénétrant leur chair vive; tentative à proprement parler rimbaldienne, mallarméenne, projection spermatique, de lymphe, de sang, turgescence du dire, coruscation ultime des mots.

 

"Un jour le langage sortira de ses camps...Il sera libre...Des mots pareils aux crochets du naja, se dresseront et entreront dans la chair."

                                                                                                      (Les Géants - 308)

 

Autour de Le Clézio des noms s'écrivaient : Nathalie Sarraute; Michel Butor; Georges Pérec. On évoquait aussi, à juste titre, Camus en raison d'une résonance existentialiste et Henry Miller pour sa tentative de description de son propre univers chaotique, désespéré, surplombé par l'inévitable déréliction.

  Mais, pour pénétrer au plus près la nature du "Procès", pour en percevoir l'essence, il faudra s'installer  sur des rives escarpées à partir desquelles donner acte et espace à la folie, à sa confondante concrétion. Et d'abord regarder au plus près la nature du réel. En faire  une lecture "archaïque", parménidienne, c'est à dire porter sur les choses une vue pleine et circulaire dont l'être, à chacune de ses manifestations, nous assure, que nous destinions notre regard à la plénitude du paysage, la courbe de l'horizon, que nous nous appliquions à faire émerger l'épiphanie d'un visage, le contenu d'une œuvre d'art, l'espace domestique rassemblé autour du foyer, le dôme infini du ciel où courent les étoiles, les constellations et les planètes, tous corps dont les "Maisons du ciel selon Manilius" nous font également l'offrande.

  Or, il y a une harmonie, une manière de sérénité  découlant de notre observation du monde. Celui-ci en sa positivité, son évidence, sa pleine densité, reflète simplement  l'ordre cosmique, lequel s'oppose au chaos originel. Garder cette sphère intacte nous assure toujours de ne pas chuter hors d'elle dans le non-être, autrement dit, le non-sens.

Jamais la ligne, ouverte, illimitée, ne saurait accéder à l'être. Ceci, du moins, était-il impensable chez les disciples de Parménide.   

Or, Adam, dans son entreprise de nier cette réalité qui l'oppresse et le place hors de la société, fait le choix d'une éviction de cette sphère primitive chère à certains  présocratiques.  Plongeant délibérément dans la folie, en faisant son seul lexique existentiel, il se soustrait à tout ce qui, courbe, sphère, anneau, pourrait contribuer à l'installer dans la normalité, la raison :

 

"Le plus dur, c’était les courbes; il ne comprenait pas comment il fallait réagir. Le mieux était d’établir un graphique ; le cercle, c’était moins compliqué : il suffisait d’en faire la quadrature (dans la mesure du possible, bien entendu) et de le décomposer en polygone : à ce moment là, il y avait des angles et on était sauvé."

 

Les angles, les polygones, voilà ce qu'il faut  introduire dans la  parfaite figure circulaire afin "d'être sauvé" de l'effrayante normalité, afin que la différence s'installe, que le museau aigu de la schizophrénie puisse faire céder la bogue, la déchirer, l'écarteler sous les coups de boutoir de l'irraisonné, l'insensé, l'incompréhensible :

 

" (...) la Haine de tout ce qui est courbe, de tout ce qui ondule, pèche dans l’orgueil, le rond ou le terminal."

 

  La seule figure désormais possible n'est plus la forme rassurante et parfaite de la sphère, se suffisant à elle-même, impliquant une finitude dans l'espace, donc une clôture de tout ce qui est; indivisible, inatteignable, non accessible aux contorsions et mouvances de l'apparence sensible, réservoir d'illusions infinies. La seule figure est celle d'une géométrisation poussée à son acmé, d'une abstraction qui ne pourra rien dire d'elle-même, sinon sa vacuité, figure inexistentielle, sans aspérité où pourrait s'accrocher quelque langage ouvrant un monde.

Droites, droites, droites, lignes, lignes, lignes et ainsi jusqu'à l'extrême limite où les choses basculent :

 

"Le monde, comme le pyjama d’Adam, était strié de droites, il percevait les murs se prolongeant en droites (...) et peu à peu la terre entière était recouverte de ce gribouillis, les lignes  et les plans se croisaient en claquant comme des coups de feu (...)

 

  Les conditions de la folie sont désormais atteintes. Maintenant peut s'ouvrir la gueule béante par où s'extraire de la multitude, afin de fuir le plus loin possible de la civilisation, de l'homme, et abandonner ainsi toute prétention à la certitude de vivre.

  De la sphère à la ligne, Adam Pollo procède à une annulation de sa propre identité. Il accomplit en sens inverse le parcours spéculaire lacanien par lequel le tout jeune enfant, voyant sa propre image reflétée dans le miroir globalisant et synthétisant, réalise "l'assomption jubilatoire" qui le pourvoit  d'un corps unitaire définitivement à l'abri du morcellement primitif dont, jusqu'alors, il était affecté.

  C'est de cette  fragmentation même , de cette dislocation dont Adam était porteur depuis l'origine et qu'il voulait, consciemment ou à son insu, mettre à jour. Son douloureux cheminement  regarde  étrangement en direction de l'expérience mescalinienne dont Henri Michaux a été l'un des plus lucides représentants. Nul doute que Le Clézio, critique de l'auteur (voir son essai "Vers les icebergs" - 1978) n'ait été, en une certaine manière, influencé par cette littérature au confluent de la création, de ses limites, là où pourrait se tutoyer la folie. Certains textes de Le Clézio et de Michaux pourraient presque se superposer dans une manière d'osmose, lucidités infiniment ouvertes à la compréhension du désarroi de l'homme, laquelle fait aussi toute la beauté de sa dimension tragique.

 

  Dans le chapitre intitulé "Expérience de la folie" ("Misérable miracle" - 1972), Michaux découvre avec une stupeur teintée de ravissement, le peuple des lignes mescaliniennes :

 

"Les vagues de l'océan mescalinien avaient fondu sur moi, me bousculant, me culbutant comme menu gravier. Les mouvements, jusque là dans ma vision, étaient maintenant SUR moi (c'est Michaux qui souligne) . (...) J'étais perdu. (...) Des lignes, de plus en plus de lignes (...) De grands Z passent en moi (zébrures-vibrations-zigzags ?) . Puis ce sont des S brisés (...) Anesthésié au monde jouisseur de mon corps (...) Devenu proue (...) Les lignes se suivent presque sans arrêt. (...) Et les lignes, les lignes d'écartèlement (...) Ce fut une plongée instantanée (...) et soudain les vagues de l'océan mescalinien qui débouchaient sur moi me renversaient. Me renversaient, me renversaient, me renversaient, me renversaient, me renversaient. (...) J'étais seul dans la vibration du ravage, sans périphérie, sans annexe, homme-cible qui n'arrive plus à rentrer dans ses bureaux."

   

   Etrange entrecroisement de destins qui, dans des expériences différentes, (l'isolement du monde pour Adam, la prise d'une drogue pour Michaux) se rejoignent, confluent, parviennent sur les mêmes rivages cernés de lignes convulsives, zébrées, destructrices de la raison. Soudain, la folie, pour Adam-Michaux, possède un visage, mais un visage abstrait, privé de paroles, sorte de mime grimaçant portant avec lui le souffle blême du néant, les nervures aigües du rien. La sphère archaïque irisée comme une bulle s'est  métamorphosée en un échinidé aux piquants venimeux.  Et l'homme de raison, de sentiment, de sensations s'est empalé sur ces pieux mortifères.

  Car si la philo-cosmologie parménidienne peut prêter à sourire aujourd'hui, eu égard à son innocence puérile, elle n'en demeure pas moins dans la conscience archétypale, une manière de sein nourricier, de conque primitive où s'assurer d'un futur essor. A trop vouloir rationnaliser, alors que la sphère présocratique reposait sur le pivot de la raison, les hommes se sont évincés eux-mêmes de l'abri qui les nourrissait. Or, jamais l'enfant, l'adulte, ne s'abstraient totalement de cette enveloppe symbolique qui constitue leur armature originelle. Toujours, au-dessus de leur fontanelle existentielle, elle prolonge la demeure amniotique. L'eau est un aliment nécessaire à l'existence fût-elle fantasmée. La laisser se tarir, c'est accepter d'entrer en rébellion contre soi-même au risque de la folie.

Le Clézio y échappe en convoquant Adam Pollo dans un procès du verbe, alors que Michaux s'en extrait à la mesure de ses dessins mescaliniens. Ainsi, la création, apparaît-elle cette écriture par laquelle exorciser bien des démons. Le lecteur, quant à lui, aura été schizophrène par défaut,  le temps d'un procès qu'on aura instruit pour lui, l'espace de vagues mescaliniennes entamant déjà leur reflux de papier.



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Messages

  • Quel poeme sur un homme solitaire et libre !
    Il sait se rejouir de la beaute du monde :prince admirant
    le ciel bleu comme la mer calme, promeneur sous la lumiere, passager dans une belle maison. Tous ces reves que les jeunes desirent au moment de l’adolescence se realisent comme aventure. Ce roman me console enormement de la vie
    monotone et modernisee dans mon pays que j’ai retrouve apres
    mes etudes en France...

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